Divorcés remariés : pourquoi la miséricorde ne peut contredire la loi

Ce 5 octobre s’ouvre à Rome le synode sur la famille, où sera notamment débattu, dans le cadre de la pastorale du mariage, l’éventualité d’un changement de la position de l’Église sur l’indissolubilité de leur union. Les divorcés-remariés peuvent-ils accéder à la communion sans remettre en cause le lien indissoluble du sacrement ? Dans son dernier essai, le philosophe Thibaud Collin explique « qu'on ne peut aborder l’Église comme une entreprise en mal de plan marketing ». Il pointe les contradictions des partisans d’une rupture entre la loi de Dieu, la conscience morale et la miséricorde. Au cœur de sa démonstration, la conception de la loi : la loi divine dit-elle un bien fondé sur une vérité que la raison humaine peut discerner, ou sur la volonté souveraine de Dieu ? Extraits du livre Divorcés remariés, l’Église va-t-elle enfin évoluer ? (DDB, 4 octobre 2014).

QUELLE EST LA NATURE DU LIEN CONJUGAL ? Si cette question n'est pas traitée à fond, l'indissolubilité du mariage sacramentel demeure une notion assez confuse permettant peut-être la juxtaposition d'un autre lien que l'on ne nommera pas sacramentel mais néanmoins légitime ou acceptable au nom de la miséricorde. De plus, il s'agit parallèlement de mieux discerner ce qu'implique la miséricorde puisqu'elle se trouve être au cœur de notre problème. Cela nous amènera à réfléchir sur la place centrale de la conscience morale dans l'agir de l'être humain et donc dans son salut.

La nature du lien conjugal et ses conséquences morales

Le cardinal Kasper, comme d'ailleurs bien d'autres tels que le père de Lachaux ou le théologien français Xavier Lacroix, maintient la thèse selon laquelle un mariage sacramentel valide est indissoluble. Comment, dès lors, accepter la possibilité d'une nouvelle union qui, même si elle n'est pas sacramentelle, apparaîtrait comme conforme au plan de Dieu puisqu'elle ne saurait pour eux interdire l'accès à la communion et donc à la réconciliation ? À quelles conditions cette nouvelle union peut-elle donc ne pas être considérée comme un adultère ? Telle est la problématique que ces auteurs cherchent à résoudre.

Leur résolution s'inspirant de la « solution orthodoxe » est dite pastorale et non doctrinale. On peut comprendre que la miséricorde va être le pivot de la solution. Ainsi Xavier Lacroix va même jusqu'à affirmer : 

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« Il est — ou devrait être — possible d'affirmer à la fois l'indissolubilité et le pardon de l'Église. L'un n'est pas exclusif de l'autre, bien au contraire, oserons-nous dire. Le contexte de cette double démarche de pénitence-réconciliation sera plus propice à la reconnaissance claire et explicite de l'indissolubilité, du mystère du lien sacramentel et permanent. Cette reconnaissance aura lieu dans le même mouvement et dans le même temps que celle de la faute, du péché, de la transgression [1] ».

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Cadre juridique ou cadre moral ? 

Il s'agit donc pour les divorcés remariés d'accéder à la réconciliation et à la communion eucharistique au terme d'un parcours pénitentiel, ce qui suppose bien sûr la conscience de la faute commise et de ce qu'elle implique, en l'occurrence l'indissolubilité du lien sacramentel. Mais comment une telle solution n'engendre-t-elle pas de facto une légitimation de la seconde union ? Et si tel est le cas, cette légitimation ne remet-elle pas en cause l'indissolubilité pourtant réaffirmée ? Xavier Lacroix répond en soulignant :

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« Il ne s'agit pas là d'une légitimation du second lien. La démarche ne se situe pas sur le plan juridique. Il ne s'agit pas de dissoudre ou d'autoriser ; il s'agit — ce qui est bien différent et a même une signification presque contraire — d'accorder un pardon. Pardonner n'est pas excuser encore moins justifier ou légitimer [2]. »

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Ce passage est capital car il nous éclaire sur le présupposé qui gouverne tout le raisonnement. La légitimation relèverait du seul cadre juridique, nous dit Xavier Lacroix. Cela indique premièrement que pour lui la loi canonique n'est pas dans un rapport essentiel à la vie chrétienne et ecclésiale, bref que les prescriptions de l'Église sont extrinsèques à la vie spirituelle, ce qui présuppose de graves choix ecclésiologiques ; mais cela indique deuxièmement que la question de la légitimité, selon lui, ne relève pas de la morale. J'entends par morale le domaine de l'usage que l'homme fait de sa liberté pour faire retour à Dieu en coopérant à la grâce offerte par le Christ. Xavier Lacroix reste donc dans une binarité droit/pardon sans prendre en considération la question morale qui est pourtant à l'évidence au cœur de notre problématique, puisqu'il s'agit d'orienter l'agir libre des fidèles vers leur vrai bien.

Cette occultation de la perspective morale se confirme dans la suite du texte :

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« Il s'agit d'une autre relation à la loi, dans laquelle la conformité ou non-conformité à celle-ci n'est pas le seul critère. La loi reste entière mais, devant l'incapacité présente à vivre conformément à celle-ci, une parole de pardon est demandée. L'Église n'est-elle pas une communauté de pécheurs pardonnés ? Il s'agit de trouver la juste relation à la loi : ni déni, ni absolutisation. La loi ne règle pas tout, elle ne détermine pas tout. Une fois reconnues la loi, la faute, la contradiction, l'essentiel reste à faire, spirituellement : cette démarche de réconcialition-conversion, qui est de l'ordre de la foi [3]. »

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L’incapacité d’être libre

Je reviendrai dans la suite de ce chapitre sur la conception de la loi sous-jacente à ce type de propos, mais je voudrais d'emblée souligner l'expression « l'incapacité présente à vivre conformément à la loi ». Qu'entendre par incapacité ? N'est-on pas ici dans le registre de la psychologie qui tend à constater un état de fait ? Autrement dit, les divorcés remariés sont considérés ici comme des êtres ne pouvant pas se séparer de leur partenaire ou ne pouvant pas vivre dans la chasteté. Mais le verbe pouvoir (qui est le verbe auquel renvoie le concept d'incapacité) est-il bien choisi ? Car il induit évidemment que les divorcés remariés ne sont pas libres de leurs actes, qu'ils ne sont pas cause de ce qu'ils vivent.

Mais comment penser une chose pareille ? Comment affirmer un tel fatalisme si ce n'est que l'on raisonne selon la méthode des sciences humaines qui, par définition, n'ont pas accès au mystère de la liberté humaine ? Considérer les divorcés remariés comme subissant leur état de vie à la manière d'une maladie rend effectivement possible la solution de Xavier Lacroix puisque la contrainte supprime par définition l'acte volontaire et donc la responsabilité de ce qui est vécu. Mais tel n'est pas le cas ici. Les divorcés remariés ne vivent pas avec leur partenaire contre leur gré. Ils sont donc causes libres et responsables de leur état de vie.

Dès lors, de deux choses l'une : soit ils reconnaissent que leur « premier » mariage est effectivement indissoluble comme l'indique Xavier Lacroix, mais alors ils doivent en tirer les conséquences quant à la nature de la relation qu'ils entretiennent dans le présent afin d'entrer dans une réelle démarche de repentir et de pardon ; soit ils confirment leur état de vie présent et par là signifient qu'ils ne le regrettent pas, assumant ainsi la transgression du lien conjugal indissoluble dans lequel ils sont encore engagés. On voit mal dans ce cas où serait le repentir sans lequel le pardon certes toujours offert par le Christ n'est pas reçu en vérité. Xavier Lacroix parle de « pécheurs pardonnés » mais sommes-nous pardonnés contre notre gré ? Le pardon présuppose un acte libre qui se nomme la conversion, celle-ci s'incarnant dans le repentir et le ferme propos de ne pas retomber dans le péché dont on vient de s'accuser.

Le bien du mariage sacramentel

Pour approfondir notre discussion, il convient de remonter en amont et d'interroger la nature du lien conjugal afin de mieux saisir le sens de l'appel à la miséricorde. Nous voyons dans le chapitre sur le droit canonique le lien entre justice et charité [4]. La miséricorde étant la charité divine en tant qu'elle s'applique aux pécheurs, on peut affimer que la miséricorde ne nie pas la justice mais bien au contraire l'assume. Une miséricorde injuste est un oxymore. La justice consistant à respecter un bien ayant une dignité, on ne peut donc concevoir la miséricorde passant outre la justice ; cela impliquerait que l'intégrité de ce bien est bafouée.

Or quel est le bien à respecter dans le cas du mariage sacramentel ? L'abbé Juan José Perez Soba, professeur de théologie à l'Institut Jean-Paul II à Rome, répond que ce bien est le lien conjugal lui-même. Il se réfère au concile Vatican II qui affirme de « ce lien sacré qu'il échappe à la fantaisie de l'homme [5] » et qu'il est « en vue du bien des époux, des enfants et aussi de la société [6] ». Cette indisponibilité du lien conjugal se manifeste concrètement dans son indissolubilité par une quelconque volonté humaine. L'abbé Perez Soba continue :

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« Lorsqu'on parle de justice concernant le rapport sacramentel entre homme et femme, on se réfère au respect de la dignité inviolable de ce “lien sacré”. Toute tentative d'approche de la pastorale matrimoniale usant de la parole de miséricorde, doit être en mesure de déterminer la réalité du lien ou bien de comprendre s'il existe ou non. Sans cette clarification préliminaire, toute attitude miséricordieuse éventuelle serait évidemment contraire à la justice [7]. »

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Le lien du mariage et le lien du baptême

On retrouve ici le sens de la réalité objective qu'il s'agit d'accueillir en vérité et sans lequel la miséricorde devient en fait synonyme de tolérance. Là où le cardinal Kasper note que beaucoup ont du mal aujourd'hui à saisir la nature d'un lien indissoluble vu comme « une sorte d'hypostase métaphysique à côté ou au-dessus de l'amour personnel [8] », l'abbé Perez Soba établit un parallèle pédagogique pour faire comprendre le type de lien qu'est le sacrement de mariage, à savoir le baptême

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« … qui demeure nonobstant l'apostasie. Il perdure justement en tant que principe de miséricorde et de fidélité de Dieu à ses promesses, comme l'affirme saint Paul : “Si nous sommes infidèles, lui demeure fidèle, parce qu'il ne peut se renier lui-même” (2Tm 2, 13). Ce don indissoluble du baptême est donc précisément l'expression de la miséricorde de Dieu dans le don indissoluble de l'être-fils, que le Christ lui-même expose comme le principe fondamental de la parabole du fils prodique. La défense du lien jusqu'à l'indissolubilité est la manière dont Dieu offre sa miséricorde au mariage [9] ».

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L'abbé Perez Soba renverse ici totalement l'argument de la miséricorde en la comprenant dans sa juste perspective divine et en révélant par là que ce que beaucoup nomment miséricorde n'est en fait qu'une projection sur Dieu de la tolérance humaine. Ainsi reconnaître la possibilité d'une nouvelle union, c'est légitimer paradoxalement la dureté du cœur dont parle Jésus à propos des directives de Moïse autorisant le divorce, en opposition au dessein originel de Dieu révélé dans la Genèse et rappelé par Jésus dans l'Évangile de saint Matthieu. Ou alors, il faut avoir le courage et l'honnêteté intellectuelle de mettre en débat l'indissolubilité du mariage sacramentel lui-même, ce qu'aucun des auteurs proposant une solution « pastorale » ne fait.

Miséricorde et conversion

L'abbé Perez Soba conclut son texte en précisant le lien entre miséricorde et conversion :

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« La conversion par rapport à la blessure de l'infidélité naît seulement de la vraie miséricorde, c'est-à-dire qu'elle est vraiment “guérie” seulement quand elle supprime tout autre lien contraire à l'alliance sacramentelle dans son sens sponsal. [...] Voilà l'unique médecine efficace que même “l'hôpital de campagne”, que l'Église doit être, pourra offrir, si elle ne veut pas trahir les blessés et tromper les valides. De cette manière, le péché d'adultère cesse d'être l'unique péché qui pourrait être absous sans contrition et sans conversion [10]. »

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Nous percevons ici à quel point la miséricorde ne peut pas être elle-même en se coupant de la vérité sur le bien de la personne. Dieu aime les hommes et l'amour a pour objet le bien réel de la personne. Un amour qui ne voudrait pas le vrai bien en serait une contrefaçon. La miséricorde est cet amour adressé aux hommes en tant qu'ils sont pécheurs, mais cela ne supprime en rien le lien au vrai bien ; d'ailleurs le péché présuppose la conscience du bien. Sans vrai bien, la conscience du péché disparaît. Forts de cette compréhension, nous pouvons remonter en amont et interroger la conception de la loi présupposée à la solution proposée, entre autres, par le cardinal Kasper et Xavier Lacroix. Si cette solution est en fait une impasse, cela tient au fait que le problème a été mal posé. C'est donc la manière dont le problème a été établi qu'il nous faut désormais étudier.

Le légalisme, idéal et vrai sens de la loi morale

Nous avons vu plus haut que l'indissolubilité du mariage n'était pas remise en cause par les partisans d'une « solution pastorale » permettant aux divorcés remariés de se confesser et de communier. Ils considèrent donc que la loi que l'Église reçoit de Dieu sur le mariage n'est pas praticable par tous et que dans l'incapacité de certains à s'y conformer, il est nécessaire « par miséricorde » de rendre possible sous certaines conditions une nouvelle union non sacramentelle qui n'empêcherait pas l'accès à la communion et à la réconciliation. Cette position repose sur une conception légaliste de la loi et une compréhension de la vie morale en matière d'idéal et de progrès vers celui-ci. Je voudrais développer ces deux points avec un peu de précision. Une fois que nous aurons compris ces deux présupposés, nous saisirons mieux en quoi la solution proposée est une impasse théologique et pastorale.

Le légalisme ou la loi sans raison

Qu'entendre ici par ce terme de légalisme ? C'est une conception de la loi morale comprise à partir de la loi politique, elle-même comprise comme l'expression de la volonté du souverain. Voir la loi divine selon l'usage et l'expérience que nous avons de la loi humaine dispose en effet à voir dans celle-là un fond d'arbitraire et surtout un rapport potentiellement conflictuel avec notre liberté. La loi dans un système démocratique est ce qui a été déterminé à la majorité des votants. Or on a tous l'intuition que la quantité n'est pas en soi un critère pertinent pour déterminer la justice d'une loi. Nonobstant, cette solution apparaît à certains comme la moins mauvaise ; il faut bien trouver un critère concret départageant les avis différents afin de fixer la même loi pour tous. Cependant l'idée d'un droit de résistance laisse entendre que la loi politique peut violer l'ordre de la conscience et que celle-ci peut avoir à contester cette loi.

Si l'on procède par analogie et que l'on applique tout cela à la loi morale que Dieu communique aux hommes, celle-ci apparaîtra comme bonne et juste uniquement parce que voulue par Dieu. Mais si une loi (ou une décision) ne tire sa bonté que de la volonté souveraine qui l'édicte, il aurait suffi que cette autorité voulût le contraire pour que cela fût aussi bon. Bref, dans ce dispositif la raison perçoit une telle distance entre la loi et la bonté que tous les actes apparaissent en eux-mêmes comme indéterminés. Ainsi Dieu interdit-il le mensonge ou l'adultère parce que ce sont en soi des actes mauvais, c'est-à-dire privant l'homme de son vrai bien, de ce qui est digne de lui ? Ou bien ces actes sont-ils mauvais parce que Dieu les a déterminés ainsi (sous-entendu, il aurait pu rendre ces actes bons s'il l'avait voulu) ? Le légalisme opte pour la deuxième branche de l'alternative ; nous percevons ici que le bien n'est pas fondé sur une vérité que la raison peut discerner, mais sur l'affirmation de la volonté souveraine, qu'elle soit celle de Dieu ou celle de l'État.

Dans cette optique, la loi est donc d'abord perçue comme fixant des limites à la liberté de faire ce que l'on a envie de faire. Elle est pensée comme extrinsèque à la conscience morale qui dès lors est identifiée à l'instance qui va devoir estimer, comparer la loi et les désirs et /ou les circonstances dans lesquels je me situe pour déterminer l'acte que j'ai à poser. La casuistique naît pour aider la conscience à appliquer l'universalité de la loi aux situations d'agir toujours singulières (les cas) ; il s'agit alors d'arbitrer des conflits de devoirs en déterminant une hiérarchie entre les différentes autorités intervenant dans la situation morale.

La loi est-elle un idéal ?

Dans une telle perspective, la loi est souvent identifiée à un idéal, vers lequel il s'agit de tendre, mais que l'on ne peut incarner dans chacun de ses actes en raison de la complexité et des contraintes diverses s'attachant à la singularité de sa vie quotidienne. Ce qui va ainsi être estimé moralement est l'attitude de fond, ce que certains théologiens moralistes ont nommé « l'option fondamentale », en l'occurrence l'orientation vers Dieu. Mais cette orientation reste globale et n'a pas à se concrétiser dans chaque acte qui dès lors peut être en contradiction avec la loi morale.

Par exemple, pour ces théologiens moralistes, les directives de l'Église sur la régulation des naissances édictées dans Humanæ vitæ sont à prendre comme un idéal d'ouverture globale à la vie, mais qui doit être composé avec d'autres exigences de la vie humaine ; les époux peuvent alors déterminer « en conscience » que la contraception est bonne pour eux s'ils restent globalement ouverts à la vie. Dans cette optique, vouloir respecter à la lettre la loi morale apparaît alors comme source de tensions intérieures et donc comme inhumain.

Une conception légaliste de la loi morale engendre ainsi soit une mentalité rigoriste pour laquelle la loi universelle doit s'appliquer à tous les actes particuliers sans exception parce que c'est la loi (psychologiquement cela est lié à l'attitude scupuleuse), soit une mentalité laxiste pour laquelle il est nécessaire de faire des exceptions à la loi en cas de doute ou de difficultés dues à la complexité d'une situation de vie.

On pourrait objecter comme le fait Xavier Lacroix que la « solution de miséricorde » n'est pas laxiste, ce qui est formellement vrai puisque celui-ci ne privilégie pas dans son article la solution de l'épikie (l'exception à la loi discernée par une conscience « autonome ») ; mais en pensant la miséricorde comme un au-delà de la loi, ce qui d'une certaine manière la suspend, il présuppose que la loi est extrinsèque à la détermination de l'agir libre, ce qui est le présupposé légaliste et aboutit par un autre chemin à la même position concrète que la solution laxiste.  Xavier Lacroix, en effet, affirme qu'« il ne s'agit pas là d'une légitimation du second lien. La démarche ne se situe pas sur le plan juridique. Il ne s'agit pas de dissoudre ou d'autoriser. Il s'agit — ce qui est bien différent et a même une signification presque contraire — d'accorder un pardon. Pardonner n'est pas excuser encore moins justifier ou légitimer ».

Le pardon n'est pas un arbitraire

Par là, il signifie que le pardon n'entretient pas de lien constitutif avec la loi. Il comprend le mot loi à partir de son acception politique. Effectivement dans les démocraties libérales contemporaines, il y a une hétérogénéité revendiquée entre le droit et la morale. Mais la question du pardon chrétien ne peut être traitée sans la conscience du péché, acte volontaire, péché qui lui-même renvoie à la loi. Mais selon quel type de lien ?

Pour que Xavier Lacroix puisse déconnecter à ce point le pardon de la perspective de la loi qui est de nature morale (et non « juridique »), c'est que la loi n'est pas considérée à partir de son contenu, contenu en lui-même compris comme adéquat à la dignité de la personne, c'est-à-dire révélant à la conscience le vrai bien de la personne humaine. Car si tel était le cas, il ne pourrait plus voir le pardon comme pouvant coexister avec la situation objectivement désordonnée, autrement dit la violation du lien conjugal par celui qui vit maritalement avec une tierce personne. Quand il dit que le pardon « n'excuse pas, ne justifie pas », soit il affirme un truisme, soit il se contredit.

En effet, cela peut être entendu comme le fait qu'un péché pardonné ne transforme certes pas ce péché en un acte bon ! Mais cela peut aussi être entendu comme si le pardon enjambait la référence à la loi, ce qui suppose que la loi est alors pensée comme arbitraire et donc modifiable à volonté. Cela finit pas modifier le sens du pardon car celui-ci est vu comme un acte certes de gratuité (ce qu'il est) mais d'une gratuité ressemblant étrangement à de l'arbitraire. Or la véritable gratuité du pardon divin restitue l'homme dans son intégrité et dans sa vérité, vérité manifestée dans la loi morale. La loi morale n'a rien d'arbitraire ; elle exprime ce que l'homme doit librement accomplir pour se réaliser en vérité selon le dessein bienveillant de Dieu. Cette autoréalisation passe par la formation de la conscience morale qui reçoit de la loi morale la lumière la plus profonde sur son vrai bien. Comme l'affirme saint Jean-Paul II dans Veritatis splendor :

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« La dignité de cette instance rationnelle — la conscience — et l'autorité de sa voix et de ses jugements découlent de la vérité sur le bien et sur le mal moral qu'elle est appelée à entendre et à exprimer. Cette vérité est établie par la “Loi divine”, norme universelle et objective de la moralité. Le jugement de la conscience ne définit pas la loi, mais il atteste l'autorité de la loi naturelle et de la raison pratique en rapport avec le Bien suprême par lequel la personne humaine se laisse attirer et dont elle reçoit les commandements. La conscience n'est donc pas une source autonome et exclusive pour décider ce qui est bon et ce qui est mauvais ; au contraire, en elle est profondément inscrit un principe d'obéissance à l'égard de la norme objective qui fonde et conditionne la conformité de ses décisions aux commandements et aux interdits qui sont à la base du comportement humain [11]. »

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La vérité du mariage est inscrite dans la personne

La fonction de la loi morale dans la subjectivité humaine consiste donc à faire connaître quels sont les biens nécessaires à la personne comme telle. Il faut entendre par nécessaire cette convenance originelle entre le bien (indiqué par la loi morale) et la volonté rationnelle de la personne responsable de ses actes et donc de sa réalisation.

Ce rapport à la vérité de la personne, ici dans sa dimension sexuelle et conjugale, n'est donc pas accidentel à la miséricorde. Rappelons que cette vérité sur le bien présentée par la loi comme à réaliser dans ses actes libres n'est pas un idéal. Elle est l'expression de la sagesse créatrice de Dieu que l'Église a reçue de Lui par révélation. Le service que le Magistère rend en interprétant l'Ecriture sainte lue dans la Tradition sacrée (cf. chapitre 2 [12]) est de transmettre fidèlement cette vérité divine sur la personne, à temps et à contretemps, aux hommes d'aujourd'hui en les voyant comme des êtres libres et responsables. Appliquant tout cela à notre sujet, le cardinal Caffarra dit de l'exhortation apostolique Familiaris consortio :

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« Elle nous a enseigné une méthode avec laquelle on doit affronter les questions du mariage et de la famille. À l'utilisation de cette méthode est associée une doctrine qui reste un point de référence inéliminable. Quelle méthode ? Lorsqu'il fut demandé à Jésus à quelles conditions le divorce était licite, la licéité comme telle ne se discutait pas à cette époque. Jésus n'entre pas dans la problématique casuiste dont émanait la question, mais indique dans quelle direction on doit regarder pour comprendre ce qu'est le mariage et par conséquent la vérité de l'indissolubilité matrimoniale. C'était comme si Jésus avait dit : “Voyez-vous, vous devez sortir de cette logique casuiste et regarder dans une autre direction, celle du Principe.” C'est-à-dire : vous devez regarder là où l'homme et la femme viennent à l'existence dans la pleine vérité de leur être d'homme et de femme appelés à devenir une seule chair [13]. »

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Cette méthode est celle-là même que saint Jean-Paul II met en œuvre dans ses catéchèses sur « la théologie du corps [14] » corpus doctrinal sans lequel notre problème ne peut trouver de solution adéquate. Une objection naît à la lecture des propos du cardinal Caffarra : cette invocation du Principe n'est-elle pas, malgré tout, le type même d'une démarche privilégiant l'idéal vers lequel il faudrait tendre tant bien que mal ? Il répond en précisant :

« J'ai parlé de vérité du mariage. Cette expression ne désigne pas une règle idéale du mariage. Elle indique ce que Dieu, par son acte créateur, a inscrit dans la personne de l'homme et de la femme. Le Christ dit qu'avant de considérer les cas, il faut savoir de quoi nous parlons. Il ne s'agit pas d'une règle qui admet ou pas des exceptions, d'un idéal auquel nous devons tendre. Nous parlons de ce que sont le mariage et la famille [15]. »

L'idéal reste extérieur à ceux auxquels il s'adresse. La vérité, elle, est immanente ; elle est « inscrite » dans l'homme en tant qu'il est incliné de par sa nature créée à réaliser par ses actes libres ce bien qui lui est adéquat. Cela donne une nouvelle lumière sur le lien conjugal et ses propriétés.

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« L'indissolubilité matrimoniale est un don qui est fait par le Christ à l'homme et à la femme qui s'épousent en Lui. C'est un don ; ce n'est pas avant tout une règle qui est imposée. Ce n'est pas un idéal auquel ils doivent tendre. C'est un don, et Dieu ne se repentit jamais de ses dons. Ce n'est pas pour rien que Jésus en répondant aux Pharisiens, fonde sa réponse révolutionnaire sur un acte divin. “Ce que Dieu a uni” dit Jésus. C'est Dieu qui unit, sinon le caractère définitif resterait un désir qui est certes naturel mais impossible à réaliser. C'est Dieu Lui-même qui offre l'accomplissement. L'homme peut même décider de ne pas appliquer cette capacité d'aimer définitivement et totalement. Le mariage, le signe sacramentel du mariage, produit immédiatement parmi les conjoints un lien qui ne dépend plus de leur volonté, parce qu'il est un don que Dieu leur a fait [16]. »

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Accepter le mariage comme Dieu le voit

Regarder le mariage tel que Dieu le voit, voilà ce que la révélation permet ! De ce point de vue, tout est compris à partir du don, ce qui est très unifiant et permet de sortir des dialectiques menant à des impasses et à des « troisièmes voies » aventureuses. C'est bien dans cette même lumière du don de l'indissolubilité que peut être saisie la miséricorde divine. C'est ce que fait le cardinal Caffarra en repartant de l'épisode de la femme adultère [17]. Voyons la « solution pastorale » mise en œuvre par Jésus lui-même !

Les Pharisiens, en demandant à Jésus s'ils doivent d'après lui lapider cette femme, cherchent à l'enfermer dans le dilemme suivant : soit il leur dit de suivre la loi mosaïque et donc de la lapider au risque d'apparaître comme refusant toute miséricorde ; soit il leur dit de ne pas la lapider, mais il ébranle par là tout l'édifice de la loi jurique et morale. Le cardinal Caffarra commente :

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« C'est là la perspective typique de la morale casuiste, qui vous amène inévitablement dans une impasse où il y a le dilemme entre la personne et la loi. Les Pharisiens tentaient d'amener Jésus dans cette impasse. Mais il sort totalement de cette perspective et dit que l'adultère est un grand mal qui détruit la vérité de la personne humaine qui trahit. Et précisément parce que c'est un grand mal, Jésus, pour l'enlever, ne détruit pas la personne qui l'a commis, mais la guérit de ce mal et lui recommande de ne pas retomber dans l'adultère. “Je ne te condamne pas. Va et ne pèche plus.” Voilà la miséricorde dont seul le Seigneur est capable. Voilà la miséricorde que l'Église, de génération en génération, annonce [18]. »

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Nous venons de comprendre que la vérité sur le bien humain se trouve au cœur de la miséricorde et non pas dans une dimension parallèle. Nous avons par là progressé dans l'intelligence du caractère organique et systémique de l'attitude de l'Église, fidèle à la Parole de Dieu, envers les divorcés remariés. Il nous faut continuer à déployer les dimensions inscrites dans cette attitude ; seule leur explicitation permettra de lever les malentendus et les incompréhensions. Qu'en est-il vraiment de la nature de la sexualité humaine ? Quelles en sont les significations ? Seule la réponse à ces questions nous permettra de comprendre la nature de la relation sexuelle entre deux personnes dont au moins une des deux est déjà engagée dans le sacrement de mariage.

Th. C.

 

Divorcés

Bonnes feuilles extraites de
 Thibaud Collin
 Divorcés remariés, L’Église va-t-elle enfin évoluer ?
 Chapitre V, « Conscience et miséricorde »
 DDB, 4 octobre 2014
 175 p., 14 €

 

Sélection proposée par l'auteur, et avec l'aimable autorisation des éditions DDB.

Voir aussi : le site officiel du synode

 

 

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[1] « L'indissolubilité du mariage, entre le mystère et la loi », Théophylion, XVI-1, p. 106-107.
[2] Idem, p. 107.
[3] Idem, p. 107-108.
[4] « Le droit canonique est-il inhumain ? » p. 61 (Ndlr).
[5] Gaudium et spes, n. 48.
[6] Idem.
[7] « Réponse au cardinal Kasper », Il Foglio, 7 mars 2014, traduit et publié en français par La Nef, n. 206, juin 2014.
[8] Discours au consistoire du 20 février 2014.
[9] Op. cit.
[10] Idem.
[11] Encyclique Veritatis splendor (1993) n. 60.
[12] « Question de méthode », p. 43 (Ndlr).
[13] Entretien donné au quotidien Il Foglio, 15 mars 2014. Le cardinal Caffarra est archevêque de Bologne. Il a été en tant que théologien moraliste proche collaborateur de saint Jean-Paul II qui l'a nommé premier président de l'Institut Jean-Paul II pour le mariage et la famille.
[14] Cf. chapitre suivant, « Anthropologie et théologie de la sexualité », p. 123 (Ndlr).
[15] Idem.
[16] Idem.
[17] Jn 8, 1-11.
[18] Idem.

 

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