“Cœur tendre et esprit mou.” Réponse au père Garrigues sur les divorcés remariés

Le philosophe répond au dominicain qui tend à justifier “dans certains cas” l’accès à la communion des divorcés-remariés. À la source de la difficulté, un problème de méthode dans la manière plus psychologique que morale, dont est comprise l'articulation entre la vérité et la miséricorde ainsi qu’entre la doctrine et la pastorale. « On ne peut pas lire saint Thomas et la doctrine de saint Jean-Paul II avec un schème légaliste considérant la loi comme un idéal que l'homme ne peut qu'exceptionnellement atteindre. »

L'ENTRETIEN que le père Garrigues a accordé au père Spadaro dans la prestigieuse revue jésuite La Civiltà Cattolica a eu un retentissement international. Le père Garrigues est un théologien renommé, qui a notamment était collaborateur de son ami le cardinal Schönborn pour la rédaction du Catéchisme de l'Église catholique. Dans cet entretien consacré au synode sur la famille, le père Garrigues, après des analyses fort pertinentes sur la nécessaire gradualité dans l'accompagnement pastoral, conclut en faisant des propositions, elles, directement opposées à l'enseignement de l'Église.

D'où l'étonnement d'un grand nombre de lecteurs : comment un théologien de sa stature peut-il, dans le même texte, réclamer le respect dû à la doctrine de saint Jean-Paul II et de Benoît XVI sur le mariage et les contredire frontalement ? Quelle peut être la source d'une telle incohérence ? Tel est le problème dont la solution se trouve, nous le constaterons, dans l'entretien lui-même.

Les deux « dérogations » envisagées

Le père Garrigues est conduit par le père Spadaro à considérer deux cas dans lesquels l’interdiction pour des divorcés remariés de communier pourrait connaître des exceptions.

Le premier cas : un couple dont l’un des membres a été marié

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[Prenons] « un couple de fait dont l’un des membres a été précédemment marié, couple ayant des enfants et une vie chrétienne effective et reconnue. Imaginons que le partenaire précédemment marié ait soumis son mariage à un tribunal ecclésiastique lequel a conclu à l’impossibilité de prononcer la nullité faute de preuves suffisantes, alors que lui-même est convaincu du contraire sans avoir les moyens de le prouver. Sur la base de témoignages de leur bonne foi, de leur vie chrétienne et de leur attachement sincère à l’Église et au sacrement du mariage, en particulier par un prêtre accompagnateur éprouvé, l’évêque diocésain pourrait les admettre dans la discrétion à la pénitence et à l’eucharistie sans prononcer une nullité de mariage. Il étendrait ainsi à ces cas une dérogation ponctuelle au titre de la bonne foi que l’Église donne déjà aux couples de divorcés qui s’engagent à vivre dans la continence ».

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La solution préconisée par le père Garrigues consiste à privilégier le for interne en contournant le jugement au for externe rendu par le tribunal ecclésiastique. Cette « solution » est bien connue puisqu’elle correspond à ce que certains évêques allemands, dont le cardinal Kasper, avaient déjà imaginé en 1993.

Le cardinal Ratzinger leur avait répondu :

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« L'exhortation Familiaris consortio, quand elle invite les pasteurs à bien distinguer les diverses situations des divorcés remariés, rappelle aussi le cas de ceux qui sont subjectivement certains, en conscience, que le mariage précédent, irréparablement détruit, n'a jamais été valide (§ 84). Il faut certainement discerner à travers la voie du for externe, établie par l'Église, s'il y a objectivement une telle nullité du mariage. La discipline de l'Église, tout en confirmant la compétence exclusive des tribunaux ecclésiastiques dans l'examen de la validité du mariage de catholiques, offre à présent de nouvelles voies pour démontrer la nullité de l'union précédente, afin d'exclure le plus possible toute discordance entre la vérité vérifiable dans le procès et la vérité objective connue par la conscience droite (les canons 1536 §2 et 1679 du Code de droit canonique sur la force de preuve qu’ont les déclarations des parties dans de tels procès). S'en tenir au jugement de l'Église et observer la discipline en vigueur sur le caractère obligatoire de la forme canonique comme nécessaire pour la validité des mariages des catholiques, est ce qui sert vraiment le bien spirituel des fidèles intéressés ».

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Notons que tout fidèle dans cette situation entreprenant une demande de reconnaissance en nullité est subjectivement convaincu que son premier mariage est invalide. Si dès lors, il ne peut transmettre au tribunal les preuves de cela (et rappelons que le doute profite à la validité du premier mariage et non à sa nullité), il est naïf de croire qu’un prêtre éprouvé ou un évêque serait plus compétent qu’un tribunal dont la mission est de chercher la vérité sur l’existence ou l’inexistence du lien conjugal.

Se manifeste dans cette « solution » une conception spiritualisante, pour ne pas dire éthérée, du mode de médiation de l’Église qui en ces temps de subjectivisme aigu ruinerait de proche en proche les ordres objectifs de la morale, du droit et même de la sacramentalité.

Par ailleurs, la solution au for interne nie le caractère intrinsèquement public du mariage, souligné dans la Lettre du cardinal Ratzinger. D'ailleurs si la conscience convaincue de l'invalidité du premier mariage était reconnue comme déterminante, il faudrait logiquement accepter qu'un nouveau mariage sacramentel puisse être célébré ; ce qui serait effectivement cause d'un scandale puisque pour les tiers la personne serait encore mariée, signe supplémentaire que l'ordre du mariage ne peut jamais être réduit à sa seule dimension personnelle et privée.

Enfin, la condition envisagée pour bénéficier de cette « dérogation » est extensible : s’il suffit que ces fidèles manifestent « une vie chrétienne et un attachement sincère à l’Église » presque tous les pratiquants divorcés et remariés pourraient y prétendre, ce qui la rendrait non pas exceptionnelle mais quasi universelle.

Le deuxième cas : deux divorcés-remariés qui se convertissent

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« L’autre type de situations est incontestablement plus délicat. C’est celui d’un couple de fait où, après le divorce et le mariage civil, le ou les partenaires divorcés ont vécu une conversion à une vie chrétienne effective, dont peut témoigner entre autres un père spirituel. Ils croient néanmoins que leur mariage sacramentel en était vraiment un et, si c’était en leur pouvoir, ils essaieraient de réparer sa rupture, car ils ont une sincère repentance ; mais ils ont des enfants et par ailleurs ils ne se sentent pas la force de vivre dans la continence. Que faire dans ce cas ? Doit-on exiger d’eux une continence qui, dans leur cas, serait téméraire sans un charisme particulier de l’Esprit ? »

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Ici les propos du père Garrigues, certes au conditionnel, taisent gravement les raisons pour lesquelles l’Église exige la continence complète pour que ces fidèles puissent accéder de nouveau à la vie sacramentelle.

Rappelons d’abord le passage dans lequel le cardinal Ratzinger réaffirme la position traditionnelle, à laquelle saint Jean-Paul II a donné des fondations anthropologiques et éthiques inébranlables :

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« Pour les fidèles qui se trouvent dans une telle situation matrimoniale, l'accès à la Communion eucharistique sera ouvert uniquement par l'absolution sacramentelle qui ne peut être donnée “qu'à ceux qui se sont repentis d'avoir violé le signe de l'Alliance et de la fidélité au Christ, et sont sincèrement disposés à une forme de vie qui ne soit plus en contradiction avec l'indissolubilité du mariage. Cela implique concrètement, lorsque l'homme et la femme ne peuvent pas, pour de graves motifs — par exemple l'éducation des enfants — remplir l'obligation de la séparation, qu'ils prennent l'engagement de vivre en complète continence, c'est-à-dire en s'abstenant des actes réservés aux époux”(§ 84). Dans ce cas, ils peuvent accéder à la Communion eucharistique, l'obligation d'éviter le scandale demeurant toutefois. »

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La proposition du père Garrigues est donc non seulement au sens strict scandaleuse, c’est-à-dire propre à induire en erreur et à faire chuter les fidèles ayant confiance en son autorité, mais elle est également en elle-même contradictoire.

En effet, si ces fidèles récemment convertis ne doutent pas de la validité de leur premier mariage mais « ne se sentent pas la force de vivre la continence », ils sont subjectivement et objectivement en situation d’adultère. La « repentance » évoquée devient synonyme de regret, de nature psychologique, mais non de repentir, de nature morale. A quel titre ces fidèles pourraient-ils bénéficier d’une « dérogation » ?

La réponse du théologien dominicain est qu’ils ont « vécu une conversion à une vie chrétienne effective ». Mais que signifient ces mots dans le cas de personnes adultères ? On est là encore en plein subjectivisme, celui-là même que le père Garrigues condamne au début de l’entretien !

La raison ultime avancée de cette dérogation serait que la continence est impossible à vivre sans le don d’un « charisme particulier de l’Esprit ». Mais depuis quand faut-il recevoir des grâces exceptionnelles pour vivre en conformité avec la loi de Dieu ? La grâce opérante ne suffirait-elle pas ? Le père Garrigues, sans probablement s’en rendre compte, a une conception élitiste de la vie chrétienne et confond tout simplement le vœu de virginité et la vertu de chasteté.  

D'où viennent de telles contradictions ?

La racine d'une telle contradiction interne se trouve dans la méthode utilisée par le père Garrigues et principalement dans la manière dont il comprend l'articulation entre la vérité et la miséricorde ainsi qu’entre la doctrine et la pastorale. Il déclare :

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« Le pape cherche de manière manifeste à ce que la justice s'accompagne d'une application plus équitable et que la fermeté sur les principes aille de pair avec la miséricorde pour les personnes dans leur cheminement particulier. Quand saint Thomas, dans le traité de la justice de la Somme de théologie, parle de l’équité, qu’il appelle à la suite d’Aristote épieikeia, mot qui dans le Nouveau Testament a pris le sens de modération (cf. Ph 4, 5) et d’indulgence (1 P 2, 18), il la présente comme “la partie la plus éminente de la justice légale” ».

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Il s’explique : « Parce que les actes humains pour lesquels on porte des lois consistent en des cas singuliers et contingents, variables à l’infini, il a toujours été impossible d’instituer une règle légale qui ne serait jamais en défaut. Or les législateurs, attentifs à ce qui se produit le plus souvent, ont porté des lois en ce sens. Cependant, en certains cas, les observer va contre l’égalité de la justice et contre le bien commun visé par la loi ». Dans ces cas, dit-il, « le bien consiste en négligeant la lettre de la loi, à obéir aux exigences de la justice et du bien public. Il appartient au synode et au Saint Père de dire jusqu’où l’Église peut aller pour aider des cas particuliers de naufragés du mariage dans une ligne où l’équité devient plus nettement épieikeia c’est-à-dire, d’après le Nouveau Testament, indulgence ».

L'épieikeia

Le père Garrigues, là encore, remet en chantier ce qui a déjà été déterminé à maintes reprises. Bon connaisseur de saint Thomas, il n'est pas sans savoir que pour celui-ci l'épieikeia n'est pas une dérogation ni un moindre mal mais le sommet de la justice se réalisant dans tel acte personnel concret. Elle présuppose que le législateur n'a, de fait, pas envisagé ce cas singulier mais s'il l'avait fait, il aurait conclu de cette manière.

Comment laisser penser que les deux dérogations citées plus haut puissent relever du champ de l'épieikeia ? Celle-ci est le fruit de la vertu de prudence qui de soi ne porte que sur des actes bons et jamais sur ce qui pourrait apparaître comme « un moindre mal ». Bref aucun acte intrinsèquement mauvais ne peut être l'objet d'épieikéia.

Le plus étonnant est que le père Garrigues cite lui-même le passage de Veritatis splendor (n. 52) sur le sujet : « Les préceptes négatifs de la loi naturelle sont universellement valables, ils obligent tous et chacun, toujours et en toutes circonstances. En effet, ils interdisent un acte déterminé semper et pro semper sans exception ».

Mais il le commente en faisant un contresens flagrant :

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« Saint Thomas, en effet, distingue les certitudes et les méthodes spéculatives, des méthodes et certitudes morales. Dans les choses spéculatives, la vérité ne souffre aucune exception, ni dans les cas particuliers, ni dans les principes généraux. La raison pratique, c’est-à-dire la morale, cependant s'occupe des réalités contingentes. Les principes généraux sont toujours universels, mais plus on aborde les choses particulières, plus on rencontre d'exceptions. Toujours dans la Somme de théologie, il affirme à la suite qu'il peut y avoir des modifications à la loi naturelle, dans tel cas particulier et à titre d'exception en raison de certaines causes spéciales. »

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Le père Garrigues reconnaît donc en théorie l'existence d'acte intrinsèquement mauvais quelles que soient les circonstances mais la nie en pratique quelques lignes plus bas puisque d'après lui les circonstances particulières peuvent justifier des exceptions à la loi morale ! Et ici rien de moins qu'une « dérogation » à l'indissolubilité du mariage. Cela revient donc à affirmer que certaines circonstances rendraient légitime l'adultère !

D'où vient une telle erreur de lecture et de raisonnement ? C'est qu'il lit saint Thomas et la doctrine de saint Jean-Paul II avec un schème légaliste considérant la loi comme un idéal que l'homme ne peut qu'exceptionnellement atteindre. La pastorale devient ainsi une entreprise de casuistique pour proportionner la norme à la situation du fidèle en chemin. Cela ressemble plus à du Xavier Thévenot qu'à du saint Thomas et du saint Jean-Paul II. De là, sa stigmatisation d'une « Église des purs » qu'il présente comme un club de psychorigides et de pharisiens intransigeants. Il aborde donc la question de manière psychologique, là où on attendrait de la part d'un professeur de dogmatique un peu plus de rigueur intellectuelle dans la distinction des niveaux.

Une erreur de méthode

Les nombreuses incohérences du propos ont donc pour racine une erreur de méthode. Comme le dit le cardinal Caffarra, Jésus ne se laisse pas enfermer dans la casuistique des pharisiens légalistes qui cherchent à transiger avec la loi de Dieu. Il leur répond en les tournant vers le Principe, vers la vérité du mariage :

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« Je voudrais préciser que cette expression ne désigne pas une règle idéale du mariage. Elle indique ce que Dieu, par son acte créateur, a inscrit dans la personne de l'homme et de la femme. Le Christ dit qu'avant de considérer les cas, il faut savoir de quoi nous parlons. Il ne s’agit pas d'une règle qui admet ou pas des exceptions, d'un idéal auquel nous devons tendre. Nous parlons de ce que sont le mariage et la famille. »

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La doctrine morale de l'Église n'est donc pas à mettre en tension avec l'accompagnement pastoral de cas singuliers qu'elle n'aurait pas envisagés en raison de son universalité désincarnée. Comme l'ajoute le cardinal Caffarra :

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« L'essence des propositions normatives de la morale et du droit se trouve dans la vérité du bien qui, par essence, est objectivée.  Si on ne se met pas dans cette perspective, on tombe dans la casuistique des Pharisiens. Et on n'en sort plus, parce qu'on arrive dans une impasse au bout de laquelle on est forcé de choisir entre la règle morale et la personne. Si on sauve l'une, on ne sauve pas l'autre. La question du berger est donc la suivante : comment puis-je guider les conjoints à vivre leur amour conjugal dans la vérité ? Le problème n'est pas de vérifier si les conjoints se trouvent dans une situation qui les exempte d'une règle, mais quel est le bien du rapport conjugal. Quelle est sa vérité intime ».

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La juste loi de la gradualité

Vue dans cette lumière la discipline sacramentelle n'est pas une règle extérieure qu'il s'agirait de contourner habilement ou d'imposer de manière impitoyable ; elle est la gardienne du vrai bien que tous sont appelés à réaliser dans leur vie quelle que soit leur situation de péché. La vérité du bien à réaliser est le fondement d'une juste intelligence de la gradualité et d'une pastorale ordonnée à la réception de la miséricorde. C'est ce qu'incarne excellemment la proposition du père Thomas Michelet de redécouvrir l'ancienne pratique de l'ordre des pénitents.

Le père Garrigues pour éviter l'attitude de « l'esprit dur et du cœur sec » tombe ainsi, bien qu'il la rejette en paroles, dans l'attitude inverse du « cœur tendre et de l'esprit mou ». Il confond gravement la loi de gradualité avec la gradualité de la loi, qui supprime les actes intrinsèquement mauvais et ouvre ainsi au subjectivisme moral et à la permissivité sacramentelle.

Pour garder « un cœur tendre et un esprit dur » et pour sortir de cette dialectique stérilisante, il est urgent d'enfin méditer et de mettre en pratique l'immense apport magistériel de saint Jean-Paul II sur le mariage et la famille. Aucune pastorale des divorcés remariés ne pourra faire l'économie des fondements anthropologiques et éthiques du sacrement de mariage tels qu'il les a explicités.

 

Thibaud Collin est philosophe. Il a publié Divorcés-remariés : l’Église va-t-elle (enfin) évoluer ? DDB, 2014, et sur ce sujet, dans Liberté politique : « Pourquoi la miséricorde ne peut contredire la loi ? », LP N° 64, décembre 2014.
 

 

En savoir plus :
 L’interview du fr. Garrigues, op : "Chiesa di puri" o "nassa composita" ? , Civilta cattolica,  Quaderno N° 3959 del 13/06/2015 - (Civ. Catt. II 433-536 ). Traduction française autorisée sur le site de France catholique : Église des purs ou nasse mêlée ?

 

 

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