Gao Xingjian, prix Nobel de littérature 2000, a reçu le 15 janvier 2002 les insignes de docteur honoris causa de l'université de Provence. Né en en Chine en 1940, il est naturalisé français.

Gao Xingjian vit en France depuis les années 1980.

 

JE ME MEFIE de l'Académie Nobel. Elle a pris le parti de distinguer souvent des inconnus de qualité : c'est bien ; mais je trouve ses aspirations humanistiques d'un conventionnel affligeant. Je la vois si politiquement correcte, que je me désolerais presque pour un de ses lauréats, si préalablement j'éprouvais pour lui quelque estime. Distribuer les dividendes de la fortune Nobel ainsi qu'on le fait à Oslo (pour la paix) et à Stockholm (pour la littérature) me semble une sorte de captation d'héritage – les heureux élus étant, volens nolens, des receleurs ! J'aime la littérature chinoise, mais n'ai pu me défendre d'éprouver de la méfiance à l'endroit d'un Chinois que Stockholm prétendait couvrir de (couronnes et de) lauriers. Surtout s'il vivait en France, à Bagnolet, et, à peine sorti de l'anonymat par ce coup de soleil de minuit, y était présenté comme un " dissident " – et de ce fait plus en champion politique qu'en écrivain.

 

2000, réédition de 1989 ?

 

J'ai vu dans l'attribution par Stockholm à Gao Xingjian du Nobel de littérature pour l'année 2000, une réédition de ce qu'Oslo avait fait en 1989, avec le Dalaï lama : un désaveu bien-pensant (et salutaire, of course !) du régime de Pékin. Comme si le dragon à cinq griffes, empêtré dans des problèmes à l'échelle sans pareille de son empire, avait besoin que des mouches du coche petites-bourgeoises et scandinaves vinssent lui agacer les moustaches, imaginant de porter par là secours aux masses chinoises, victimes de l'économie socialiste de marché et de l'insupportable dictature des mandarins ci-devant rouges ! Je me suis pourtant penché sur le " Nobel " chinois de littérature et, d'abord, sur les commentaires que j'en trouvai. Je tentai de faire la part du littéraire et du politique dans le concert que donnaient les trompettistes de la renommée, m'efforçant de ne retenir que le littéraire. Romancier et théoricien du roman, avec Premier essai sur le roman moderne, poète, dramaturge – " ses pièces à la manière un peu de Ionesco qu'il a traduit, Signal d'alarme, l'Arrêt d'autobus, étaient jouées dans le monde entier " – metteur en scène, critique littéraire, M. Gao était aussi peintre et " ses sépias connaissaient un succès universel ". Il était né, en 1940, dans le Jiangxi, province rurale au sud du Yangzijiang ; il avait donc soixante ans, mais, pour certains, un je-ne-sais-quoi de bohème (la tour à Bagnolet ?) et de juvénile dans la modestie de cet homme-orchestre interdisait qu'on lui donnât son âge. D'autres (ou les mêmes) n'hésitaient pas à voir en lui " l'un des plus grands créateurs de notre temps ". Une perle rare – " un immense talent " – se dissimulait en banlieue parisienne ; le discernement des académiciens suédois rappelait son existence à sa marâtre la Chine.

 

Un oiseau qui salit son nid ?

 

Un peu honteux de mon ignorance, je suis allé faire un tour dans quelques ouvrages que j'ai et qui traitent de littérature chinoise contemporaine. Dans un petit recueil paru en 1996 à Paris et qui rassemblait les noms d'une dizaine de jeunes écrivains : Wang Zengqi, Zong Pu, Li Rui, Zhaxi Dawa, Ge Fei, Lin Jinlan, Shi Tiesheng, Han Shaogong, Zhang Wei, Gao Xingjian était inconnu. L'ouvrage rappelait pourtant, à juste titre : " Entre la génération de Luxun (1881-1935) et celles (notez le pluriel) des écrivains d'aujourd'hui, la littérature a souffert de son asservissement à des causes collectives, politiques et sociales. D'innombrables plumes se sont tues, de grands itinéraires littéraires – tels ceux de Lao She (à mes yeux le plus grand romancier chinois du XXe siècle, sans doute assassiné en 1966 par les gardes rouges) ou de Shen Congwen (mort en 1988) – ont été brisés par des vagues successives, culminant dans la stérilité de la Révolution dite culturelle. Ce n'est que depuis une quinzaine d'années, que souffle à nouveau un vent de création, que n'ont pas étouffé des campagnes critiques de moindre envergure. Quinze ans, bientôt vingt, rapportés à l'échelle du XXe siècle chinois, ne sont pas une mince durée. Ces années ont permis aux écrivains chinois de prendre du recul et de s'adonner plus à loisir à l'écriture . "

Autre piste de recherche, Jacques Pimpaneau. Il aime la Chine, de ce fait la connaît bien. Il a été sévère pour les événements du printemps 1989. Il écrivait à la fin de la même année, après avoir évoqué les contraintes insupportables, stérilisantes de l'ère Mao Zedong : " Il faudra attendre 1978 (et le "IIIe Plénum du XIe congrès du Parti communiste chinois" qui n'a pas été seulement un mouvement de libéralisation économique) pour que de jeunes écrivains essaient de se dégager de cette emprise et [...] retrouvent une inspiration qui redonne à la Chine une voix capable de dépasser les frontières. Mais ce sont des créations encore trop récentes pour qu'il soit possible d'en écrire l'histoire . "

Où était alors le presque quinquagénaire Gao Xingjian ? À Paris, où il était arrivé l'année précédente, entre la mise au pas des étudiants de l'hiver 1986 et Tiananmen. Mais son œuvre ? Inconnue ? Pourtant – avais-je lu – si Gao avait brûlé ses manuscrits conçus avant la Révolution culturelle, il avait à nouveau beaucoup écrit, à partir de 1980. Comment les académiciens Nobel avaient-ils trouvé celui que ses pairs et un savant sympathisant ignoraient ? Et comment ses pairs et le savant sympathisant pouvaient-ils ignorer celui dont la presse assurait que œuvres étaient prisées dans le monde entier ? Il y avait une énigme, à laquelle la pire des réponses serait que Stockholm avait distingué Gao, parce qu'il était " un oiseau qui salit son nid " – métaphore applicable à l'individu qui dénigre son pays à l'étranger. Il fallait le lire pour essayer de comprendre.

Je me procurai d'abord un recueil de nouvelles, une centaine de pages : la Canne à pêche de mon grand-père. J'aime les courts récits chinois, contes des temps anciens, brèves nouvelles contemporaines. Ils peignent des choses infimes avec la précision du miniaturiste, soulignent l'insignifiant pour le rendre significatif, jouent des mots entre eux pour les faire valoir. Puis s'arrêtant net, ils suspendent un geste, une intention, une phrase à quoi les quelques pages aboutissent, sans qu'on sache sur quoi elles auraient pu déboucher. Le préfacier et traducteur observait : " À partir de petits faits de la vie de tous les jours (on ne sait s'ils sont vécus ou non) – une visite dans un temple délabré, un accident de la circulation, une crampe qui saisit un nageur – Gao Xingjian donne à voir, donne à ressentir, sans proposer au lecteur le moindre jugement. Chaque texte est une courte évocation qui fait naître le rêve ou la réflexion. " Gao, disait-il encore, cultivait " un "courant de langage" qui rend à la langue toute son importance dans la création littéraire, non pas simple outil, mais objet même de la recherche de l'auteur ". J'allais me trouver en face de discrètes scènes de la vie chinoise, comme en offre la peinture, rendues plus insolites encore par cette quête langagière ; je devais être comblé. Lecture trop rapide ? Préventions inconscientes liées aux lauriers suédois ? Je fus déçu. L'insignifiant me parut demeurer insignifiant, et je cherchai vainement à percevoir le " courant de langage ". Flop, donc ! J'étais sûr que je ne reviendrais jamais à M. Gao. N'y a-t-il pas autant de " Nobel " oubliés que de " Goncourt " sans lendemain ?

 

Chine, quand tu nous tiens !

 

Le hasard a voulu qu'un confrère qui lisait la Montagne de l'âme et connaissait ma sinophilie, m'interrogeât sur ce que le livre majeur de Gao comportait pour lui d'obscur, au plan de la civilisation chinoise. Parallèlement, il me dit le plaisir qu'il éprouvait à sa lecture : poésie, formules ambiguës des plus heureuses, simplicité et complexité mêlées des sentiments, le tout dans une ambiance mystérieuse. Ses questions me révélaient la Chine et les Chinois – ceux d'hier et ceux d'avant-hier, ceux aussi d'aujourd'hui – sans que l'on tombât dans les clichés que Lu Xun, dans les années 1920, dénonçait avec impatience sous le nom de " Chine transcendantale ". La curiosité m'a saisi (Chine quand tu nous tiens !) ; j'ai acheté, pour 69 F les 670 pages de la Montagne de l'âme paru en 1990 et que les Éditions de l'aube venaient de publier en format de poche.

Sur la quatrième de couverture, dithyrambe. Tiré des journaux, il encense le roman, plus encore l'auteur. L'un y découvre " une forme moderniste, mélodique en diable, libre de toute règle, désintoxiquée de toute langue de bois et une fidélité aux romans chinois qui brassaient les contes fantastiques et les souvenirs des bonzes, les chants et romances populaires... " Vrai, je le vérifierais – sauf en ce qui concerne la langue, car, à moins d'avoir lu l'ouvrage en version originale et malgré la qualité de la traduction, je vois mal comment une langue tel le chinois, peut être rendue " musicalement " en français. Un autre vante " ses mille facettes " et assure qu'il " éblouit tel un kaléidoscope d'une Chine éternelle, une Chine cruelle, parfois superbe, déchirée entre destructions et renaissances " : ce n'est pas faux, mais vague. Pour le troisième, " la littérature chinoise des années 90, plutôt nécrosée, devra désormais compter avec la force créatrice et les audaces de Gao Xingjian " : cette " nécrose " n'est pas gentille pour les Wang Zengqi, Zong Pu, Li Rui, Zhaxi Dawa, Ge Fei et autres Zhang Wei dont Jacques Pimpaneau célébrait l'inspiration ! Il est vrai que pour certains intellectuels de notre Occident, un Chinois digne de ce nom, un artiste surtout, se devrait de quitter l'enfer jaune. Dernière appréciation : " L'intrépide Gao Xingjian vient d'écrire le plus déboussolant des romans : un guide du routard céleste dont les pages se dispersent sous les vents du large, comme des cerfs-volants. " Pourquoi " intrépide " ? Je ne vois pas. Les cerfs-volants ? Je veux bien. Mais " le vent du large ", non. Gao Xingjian ne dit pas un mot de la mer, c'est un paysan. " Le routard céleste ", en revanche, est bien vu : figure inusable " du vagabond qui passe sous une ombrelle trouée ". On peut sous cet angle rapprocher Gao le routard du " clochard " dont Liu E, en 1906, rapporta les " pérégrinations " .

 

La Montagne de l'âme

 

La Montagne de l'âme – de l'aveu de l'auteur, un imaginaire Lingshan, mais shan, " montagne ", peut signifier aussi " temple " pour bouddhistes et taoïstes – la Montagne de l'âme – dis-je – est le récit volontairement – artistement ? – échevelé d'une quête de soi, empreinte d'une aspiration mystique à la chinoise, c'est-à-dire tournée vers le passé, figure de paix et de perfection, et vers l'immatériel, dans un monde matérialiste qui fonce, en aveugle souvent, vers le plus incertain des avenirs, dans la mesure où le ciment collectif (confucéen comme maoïste) cède sous un individualisme originel forcené accidentellement recouvré. On ne saurait s'étonner que l'homme en quête de soi déclare : " Je suis un réfugié depuis ma naissance " ; assure ne se désigner " aucun but précis " ; se proclame " vagabond ", affirme que " plus les endroits sont déserts, plus [il a] envie d'y aller ". Il dit encore : " Dans les ennuis, les tracas, l'homme est seul " ; et encore : " La vie elle-même n'obéit à aucune logique, pourquoi veut-on en déduire sa signification avec logique ? Et puis, qu'est-ce que la logique ? Je crois que je devrais me détacher de la réflexion, car de là vient mon mal ? " La boucle n'est-elle pas fermée ? Fuite, recherche de sens, refus de logique, fuite – justifiant le vers du poète ivrogne des Tang, Li Bai : " Plus dure est la route de Shu, que de monter au Ciel ", que Gao paraphrase pour lui-même : " Voyager est plus difficile que monter au Ciel. " Surtout peut-être quand on voyage à la recherche d'un Ciel auquel on a cessé de croire ! Les séismes qui ont secoué le monde chinois depuis un siècle et plus ont arraché au Chinois Gao Xingjian toute forme de certitude, toute possibilité de certitude. Reste peut-être une forme d'espoir, au bout de dix mille erreurs, de dix mille chutes – celui que la sagesse populaire formule comme suit : " Une chute dans le fossé, un gain pour la sagesse. "

Dans la Montagne de l'âme, l'errance du héros qui se cherche est intimement mêlée au destin de la Chine. Le Chinois se cherche dans la Chine qui se cherche et peut-être se perd – voire s'est déjà perdue. Le livre le montre, qui fait défiler mille aspects de la vie chinoise, réminiscences et espérances évanouies sitôt conçues : faits historiques récents, traditions moins réelles que légendaires, touches esthétiques de la peinture ou de la musique, détails de la vie quotidienne – facettes permanentes du monde chinois que l'incertitude des temps et l'instabilité du vagabond ont rendues fuyantes. Revivent couleurs d'une nuée au couchant ou d'un arbre brûlé par le gel ; odeurs d'une tasse de thé, d'une feuille de papier de riz ou d'une ruelle sordide mais familière ; saveurs d'une pastèque, d'un verre d'alcool, d'une bouchée de nouilles aux herbes – empreintes toutes d'une nostalgie de pays perdu et de certitudes détruites. Les exemples pullulent, du plus simple au plus savant, saisissables ainsi aux barbares que nous sommes, à tous les niveaux de connaissance que nous pouvons avoir de la civilisation chinoise ; ils concourent à l'ambiance de la quête. " Les flammes lèchent la marmite où mijote de la viande de mouton, faisant étinceler les yeux : voilà une scène vraie. " " Tout cela te rattache à tes souvenirs d'enfance. " Tes souvenirs ? Les souvenirs du lecteur ? Ceux de Gao qui parle à soi-même, en quête de s'identifier. " Dans cette petite rue vide qui ne peut laisser passer qu'une seule personne portant des seaux d'eau à la palanche, tu entends encore le claquement sec de tes pieds sur les dalles de pierres vertes où sèchent au soleil des traces d'eau. "

 

Mère et patrie inaccessibles

 

La similitude du destin individuel et du destin national, quelques textes un peu longuement cités la feront saisir. " Je suis un réfugié depuis ma naissance ", a-t-il dit. Il poursuit : " Ma mère disait qu'elle avait accouché en plein bombardement... Par bonheur elle avait échappé aux bombes et j'étais venu au monde sain et sauf. Pourtant je ne savais pas pleurer. J'ai poussé mon premier cri seulement quand le docteur accoucheur m'eut fessé. Voilà sans doute ce qui m'a prédestiné à fuir ma vie durant. Je m'y suis habitué et j'ai appris à trouver un peu de plaisir dans les espaces vides entre ces périodes de désordre. " Plus loin : " Je vagabonde ici et là pour échapper à la censure. Je suis parti depuis plusieurs mois. Quand la tempête se sera calmée, j'essaierai de rentrer. Si la situation se dégrade, je chercherai un endroit pour prendre la clef des champs. De toute façon, je ne me ferai pas mener au camp de redressement par le travail comme un mouton sage, comme les vieux droitiers des années cinquante . " Plus loin encore : " Depuis longtemps je suis fatigué des luttes insensées qui déchirent ce bas monde. À chaque discussion, chaque polémique, chaque débat, je me retrouve en pleine ligne de mire, je suis jugé, sermonné, condamné. Dans l'attente du verdict, j'espère en vain que quelque bon génie capable d'inverser le cours des choses interviendra... Les gens adorent se prendre pour mon maître, mon dirigeant, mon juge, mon médecin, mon conseiller, mon arbitre, mon aîné... Ils veulent tous être mon sauveur, mes nouveaux père et mère, puisque ceux-ci sont morts, ou même ils veulent carrément se substituer à ma patrie, alors que je ne sais même pas ce que c'est, ni même si j'en ai une. " Fuite, fuite, impossible fuite : " Je suis également incapable de vivre en ermite. Je ne sais pourquoi j'ai quitté précipitamment le temple de Shangqing ; était-ce parce que je ne supportais plus ce "non-agir" dans la sérénité ? Etait-ce parce que je n'avais pas la patience de lire les planches gravées des milliers de volumes du Canon taoïste ? [...] Etait-ce pour ne pas ruiner complètement mes propres dispositions mentales ? Finalement, je ne suis qu'un simple esthète. " Ni la foule ni la solitude, ni le siècle, ni le Ciel, ni la durée et à peine l'instant : l'instant esthétique, sans prolongement. Gao cherche la Chine et se cherche en elle, ne la trouve de façon fugace que pour la perdre, s'égarer à nouveau lui-même et se mettre derechef à sa quête. " Tu es constamment à la recherche de ton enfance, c'est devenu une véritable maladie. Dans tous les lieux où tu as vécu, il te faut retrouver la maison, la cour, la rue qui hantent tes souvenirs. " Vaine nostalgie de la paix utérine ? Mère et patrie inaccessibles.

Pour quel avenir, cette quête ? " Que puis-je faire du reste de ma vie ? C'est la question que je me pose en écoutant dans la nuit calme le son diffus des eaux du fleuve. [...] La vase s'accumule et le lit du fleuve s'élève d'année en année. De plus on projette de construire un barrage à la sortie des gorges. Quand cette grande digue vaniteuse sera édifiée, la muraille de Wanxian l'ancienne ville des Han sera submergée par les eaux. Quel sens aura alors la collecte des reliques du passé ? Je suis toujours à la recherche du sens, mais finalement, qu'est-ce que le sens ? Puis-je empêcher les hommes de construire ce barrage monumental tout en détruisant leur propre mémoire ? Je ne peux que faire des recherches sur mon propre "moi", minuscule grain de sable. Je peux seulement écrire un livre sur "moi", sans m'occuper de savoir s'il paraîtra. Et écrire un livre de plus ou de moins, quel sens cela-t-il ? La culture que l'on aura détruite va-t-elle manquer ? Et l'homme a-t-il tellement besoin de culture ? Et qu'est-ce que la culture ? " Voie sans issue !

 

L'amour, c'est trop lourd

 

Autre quête dans laquelle Gao échoue avec une régularité implacable : l'amour. À la mère introuvable il ajoute la compagne introuvable. Beaucoup de femmes au long de son errance. Une femme en fait, comme disait Verlaine, " ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre " – un stéréotype en réaction contre le stéréotype qui existe à propos de l'amour en Chine. Toute une tradition prétend que celui-ci y est impossible, de par la condition de la femme, éternelle mineure sous la tutelle de son père, de son époux, voire de son fils aîné ; du mariage arrangé entre les familles, sans l'assentiment des époux, qui souvent ne se sont jamais vus. Rappelez-vous cette chaise revêtue de rouge portant la fiancée vêtue de rouge jusqu'à la maison de ses beaux-parents, où sa condition, jusqu'à la mort de sa belle-mère, sera l'ingrate condition de bru : si la bru ne parvient pas à s'intégrer ou à se soumettre, lui restent la corde ou le puits !

À ce stéréotype, peu conforme à la réalité (une bru maltraitée, c'est une bien inutile vendetta en perspective, et cent proverbes disent les joies des couples, époux ou amants ), Gao oppose un archétype de femme en rupture avec la tradition : " Elle " – sans âge ni progéniture, émancipée, divorcée, qui de chapitre en chapitre s'offre à lui pour une nuit, lui conte ses échecs, son père qui " cherchait à lui toucher le pied ", son mari violent ; parle métier sans passion, déception, suicide. " Elle éclate de rire, tu lui demandes pourquoi. Elle dit qu'elle est joyeuse, mais elle sait bien qu'en fait elle ne l'est pas ; elle fait semblant, elle ne veut pas que les gens sachent qu'elle est triste. " " Elle dit qu'elle a vraiment envie de retourner dans son enfance, une époque où elle ne connaissait ni peines ni tracas. Pour aller à l'école chaque jour, sa grand-mère maternelle tressait ses cheveux. [...] Elle dit que l'époque la plus heureuse de sa vie était celle où elle portait ses longues nattes.. " " Tu ne sais ni d'où elle vient ni où elle va. Tu ne peux que la raccompagner jusqu'à la rue. Elle part brusquement et disparaît, comme une histoire ou comme un rêve. " Trois apparitions en trois lieux et trois occasions du même fantôme protéiforme !

Disons qu'il arrive à Gao de croiser (géométrie non euclidienne !) des destins parallèles au sien, il les fuit, faute de savoir les partager. Il dit : " Cette rencontre fortuite m'a procuré une certaine joie. [...] En fait je suis incapable d'aimer vraiment une femme. L'amour, c'est trop lourd. [...] Je préfère errer de-ci de-là, sans laisser de trace. " Il prête ces mots à cette " Elle " fugitive : " Elle dit qu'elle veut partir seule dans le désert, là où les nuages noirs et la route se rejoignent, tout au bout, c'est là qu'elle veut aller, à cette extrémité sans limites. La route s'étire sans fin et s'élève là où ciel et terre se rejoignent, ses pas n'auront qu'à la conduire sur cette route déserte à l'ombre des nuages. " Ni patrie ni amour, le monde se dérobe indéfiniment. Seul reste à Gao le vagabond comme possibilité de survie, son art – ce livre dont il a mesuré par avance la vanité... Ne s'agit point d'un art tranquille à l'imitation indéfinie des Anciens, à la chinoise, mais d'un art à créer à chaque mot, à chaque image. " Nous sommes pareils à du sable épars où chacun est oublieux des souffrances d'autrui ", écrivait, en 1927, Lu Xun – qui reprenait une métaphore employée déjà par Sun Yat-sen, et il attribuait cette indifférence à l'emploi " d'une langue des temps anciens ", par quoi les hommes ne pouvaient plus communiquer. Le grain de sable Gao a donc cherché à créer un langage nouveau, désigné par essence à lui servir à lui d'abord.

" La Montagne de l'âme, écrivent ses traducteurs (nul mieux qu'eux ne pouvaient en parler) constitue une œuvre unique dans le paysage littéraire contemporain. À la fois voyage intérieur, dialogue entre des personnages seulement définis par les pronoms personnels "je", "tu", "il" ou "elle" (le "nous" qui désigne la ou les masses est banni, il rappelle de trop mauvais souvenirs...). " Je ne suis pas tombé sous le charme de ce " courant de langage ". L'ai-je bien identifié ? Je le trouve inutilement schizophrénique, vaguement précieux, sinon ampoulé. Il faut citer ce que Gao dit lui-même de cet artifice qui l'intéresse au premier chef et dont il a tenté de tirer un parti stylistique et psychologique : " Tu sais que je ne fais rien de plus que de me parler à moi-même pour distraire ma solitude. Tu sais que ma solitude est sans remède, personne ne peut me soulager, je ne peux avoir recours qu'à moi comme partenaire de mes discussions. Dans ce long monologue, "tu" est l'objet de mon récit, en fait, c'est un moi qui m'écoute attentivement, "tu" n'est que l'ombre de moi. Pendant que j'écoutais attentivement mon propre "tu", je t'ai fait créer "elle", parce que tu es comme moi, tu ne peux supporter la solitude, tu dois trouver aussi quelqu'un à qui parler. Tu as donc eu recours à "elle", de la même manière que j'ai eu recours à "tu". "Elle" dérive de "tu" et, en retour, confirme mon moi. "Tu", le partenaire de mes dialogues, tu as converti mon expérience et mon imagination en relations entre "tu" et "elle", sans que l'on puisse distinguer ce qui ressortit à l'imagination ou à l'expérience. "

L'artifice qui fait l'admiration des traducteurs, l'auteur en est-il la dupe ? Écoutons-le : " Mon malheur, c'est que j'ai réveillé le "tu"porteur de malchance. En réalité, "tu" n'est pas malheureux, ton malheur, c'est entièrement moi qui en suis la cause, il vient uniquement de l'amour que je me porte. Ce satané "je" n'aime que lui-même à en mourir. " Et encore : " Tout ce qui est naturel est beau... L'art à côté de la nature est blafard et indigent. Seuls les fous considèrent que l'art est supérieur à la nature. Tu parles avec la plus grande conviction.

– Et pourquoi fais-tu de l'art, demanda-t-elle. Tu dis que tu n'y arrives pas, tu ne fais qu'écrire, écrire, ce que tu as envie de dire, comme ça te vient.

– Mais l'écriture, c'est aussi un art. Tu penses résolument que l'écriture n'est qu'une technique. "

Impasse artistique reconnue par un homme dont elle accroît l'évidente souffrance. Gao Xingjian ne peut s'en étonner. Il est trop attaché à la Chine pour être libéré de cette leçon fondamentale de l'Invariable Milieu : " Seul l'homme parfaitement en accord avec lui-même, parfaitement sincère, peut aller au bout de sa nature... Aller au bout de la Nature des êtres et des choses, c'est se joindre en Troisième à l'action créatrice et transformatrice du Ciel et de la Terre. " Cette impasse toutefois s'inscrit dans un mouvement infiniment plus vaste, souvent erratique qui, lui, se poursuit, vaille que vaille, depuis le 4 mai 1919 – quand la Chine, dans une première révolution culturelle, s'est employée à penser moderne, à écrire de grands textes en langue parlée et non dans la langue savante et rigide des seuls lettrés, à tourner le dos aux traditions qui avaient sclérosé la Chine jusqu'à l'étouffement, à se reprendre en main, à retrouver sa dignité nationale et à renouer avec le mouvement. Ajoutons pour comprendre Gao le lettré, que les Chinois estiment depuis toujours que " l'écrivain est suspendu dans le vide comme une lanterne de papier ". Disons enfin que depuis plusieurs siècles l'artiste qui, cherchant l'originalité, ne se plie pas aux modèles anciens, aux techniques anciennes, est regardé comme un " excentrique " . Vertiges, tâtonnements et exclusion, pour le vagabond des lettres et des arts, seul moyen de rompre la tyrannie du monde clos, en y retrouvant sa place – ce monde fût-il en train de s'ouvrir au reste du monde, voire d'éclater en dix mille morceaux. À ce titre, je veux bien parler de dissidence, mais sans une once politicienne ; dans les siècles passés, on parlait en Chine de " chemin gauche ", d'hérésie, au moins d'hétérodoxie ; c'était subversif – sans qu'il fût besoin de " salir son nid ".

 

XAVIER WALTER