La publication d'un sondage Harris Interactive par Le Parisien, dimanche 6 mars, a donné Marine le Pen en tête au premier tour des élections présidentielles avec 23 % des voix. L'information a immédiatement secoué le landernau politique. Une seconde enquête le lendemain n'a fait que confirmer le premier.

Enfin un troisième, cette fois de l'IFOP et publié par France Soir jeudi, donne des résultats un peu différents, mais confirme la poussée de Marine Le Pen au dessus de 20 % ainsi que celle de Dominique Strauss-Kahn comme meilleur candidat potentiel de la gauche.

Il n'en a pas fallu davantage pour relancer la polémique sur la fiabilité des sondages et sur leur impact dans l'opinion. Une polémique en partie inutile car ces résultats révèlent des tendances lourdes de l'opinion que l'on aurait tort d'ignorer. En creux, ils sont aussi le signe inquiétant d'une fragilité croissante du fonctionnement de nos institutions.

Le point de vue technique

Comme le remarque Roland Cayrol, politologue et ancien sondeur,  un sondage isolé ne vaut que s'il est confirmé par d'autres  (Le Monde, 9 mars ). C'est le cas. Pour Patrick Lehingue,  un sondage sur les intentions de vote n'a aucun sens si l'on n'a pas une idée du taux de mobilisation [1] , c'est-à-dire du pourcentage de participation. Bien entendu ce n'est pas le cas.

Enfin il y a le calcul de la marge d'erreur. La commission des sondages en a connaissance, mais il n'est jamais publié.

La marge d'erreur dépend pour une part de l'échantillon et pour une autre du résultat lui-même. Sur un échantillon de 1 000 personnes et pour un candidat crédité de 10% des intentions de vote, elle est de deux points en plus ou en moins ; elle monte à plus ou moins 3 points si le candidat atteint 50%.

Redressement

Une autre source d'erreur, et non des moindres, peut se nicher dans ce que les sondeurs appellent le  redressement . Si, dans l'échantillon interrogé, une catégorie est sous-représentée par rapport à l'ensemble de la population, on applique à ses réponses un coefficient de redressement pour s'approcher de la réalité. Une opération relativement objective, mais délicate et dans laquelle se joue tout le savoir-faire de l'institut de sondage.

Sur ce point, les sondages politiques rencontrent une difficulté particulière : on sait d'expérience que les personnes interrogées sont réticentes à avouer un vote extrême, particulièrement lorsqu'il s'agit du Front national et de ses candidats. La sous-estimation chronique de leurs résultats n'a pas d'autre explication. Ce fut notamment le cas en 2002, d'où l'immense surprise causée par la deuxième place de Jean-Marie Le Pen.

Au fil des années, en se fondant sur les résultats électoraux réels, les instituts de sondage ont été conduits à majorer fortement le coefficient de redressement appliqué au Front national et Jean-Marie Le Pen. Or ils n'ont pas encore de base de comparaison propre à Marine Le Pen. Faute d'élément objectif, le coefficient utilisé pour son père lui a donc été appliqué. Mais il n'est pas certain que les Français aient la même honte à avouer qu'ils vont voter pour elle. La fille du fondateur du FN est plus moderne, plus en phase avec la société, et son  passif  est moins lourd que celui du père. Si, comme le reconnaît Edouard Lecerf responsable politique de TNS Sofres,  les gens disent plus facilement qu'ils vont voter FN , il faudra revoir à la baisse les coefficients de redressement applicables à Marine Le Pen. Mais on ne le saura qu'après-coup.

Les questions politiques

Le FN ne ratisse pas qu'à droite, loin s'en faut. Non seulement il reprend à l'UMP les voix perdues en 2007, mais il continue de pénétrer dans les milieux populaires et d'aspirer une partie de l'extrême gauche qui se reconnait dans sa fonction tribunicienne.

L'aventure du cégétiste qui, en Moselle, est candidat FN aux cantonales en témoigne. Ancien membre du NPA, ce qui ne posait aucun problème à la CGT, celle-ci l'a exclu quand elle a découvert son passage à l'autre bord. Mais toute sa section syndicale l'a soutenu contre la CGT, tandis qu'il poursuit la centrale devant les tribunaux pour discrimination. Cette percée du FN à l'extrême gauche, Jean-Luc Melenchon et son parti de gauche en font aussi les frais : avec seulement 7% d'intentions de vote, sa percée semble marquer le pas.

On aurait tort de s'en étonner. Les positions très interventionnistes et anti-capitalistes de Marine Le Pen sont en effet souvent plus proches de l'extrême-gauche que des partis libéraux. Le FN n'a pas que le thème de l'immigration pour séduire les milieux populaires : il baigne en leur sein dans les régions les plus profondément en crise.

Un autre enseignement doit être relevé : le déséquilibre droite/gauche demeure important et très favorable à la droite qui totalise 50% d'intentions de vote (FN inclus) alors que la gauche n'atteint que 44%. L'écart de 6% est celui des intentions de vote en faveur de François Bayrou qui s'est voulu  ailleurs , et qui y est... Ces proportions montrent, s'il en était besoin, que l'état de la gauche n'est pas meilleur que celui de la droite alors même qu'elle est plus dispersée que cette dernière.

Le mode de fonctionnement de nos institutions

Même si Marine Le Pen est un peu surestimée par les derniers sondages, en l'état actuel de l'opinion et des candidatures présumées ou déclarées, les trois premiers se tiennent dans un mouchoir de poche, autour de 20%.

À ce niveau de faiblesse, le classement au soir du premier tour devient aléatoire : tout pourrait se décider sur quelques dizaines, au mieux quelques centaines de milliers de voix, alors que seuls les deux premiers peuvent concourir pour le second tour. De plus, aucun candidat, fût-il arrivé en tête, ne pourrait se prévaloir d'une mobilisation à son profit ; ce qui ferait de lui, nécessairement, un vainqueur par défaut ou par dépit et ne lui donnerait aucune assise politique pour exercer son mandat.

Voilà qui laisse prévoir de très fortes pressions sur tous les candidats potentiels de droite autres que celui de l'UMP, en commençant par Dominique de Villepin (crédité lui aussi de 6 ou 7%), afin de les contraindre à renoncer. Or, par la force des choses, l'élection présidentielle est devenue le point focal de notre vie politique, hors de laquelle aucune ambition ne saurait prospérer et vers laquelle tous les leaders convergent. D'où la prolifération des candidatures à laquelle aucune mesure technique n'a jamais remédié.

Ce dernier constat devrait nous conduire à nous interroger sur la fragilité de nos institutions : une campagne électorale nationale, focalisée autour d'un candidat qui est censé porter tous les espoirs ou, au contraire, symboliser tous les rejets, induit une dérive comportementale très perverse. Les États-Unis en font aussi l'expérience depuis une vingtaine d'années ; mais c'est beaucoup moins le cas chez nos voisins européens où l'équilibre institutionnel est différent et où les contrepoids fonctionnent. Nous devrions appendre à regarder plus loin que le bout de notre nez et cesser de nous leurrer nous-mêmes sur les soi-disant qualités que nous nous attribuons.

 

Sur ce sujet :
Sondages : la femme est en tête, les hommes font la tête (Le Fil, 11 mars 2011).

 

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[1] Cf. Coup de sonde dans les sondages, Éd.du Croquant 2007