Europe

La réalité rattrape ceux qui veulent à tout prix construire l’Europe dans le plus complet dédain de ses peuples et de leur identité. La crise de l’Euro a des causes plus profondes que la méchanceté des marchés.  

Début septembre, la démission de l’économiste en chef de la BCE (Banque centrale européenne), Jürgen Stark, a contribué à grossir le flot vers le moulin du délitement de ce mastodonte que le Prix Nobel d’économie, Maurice Allais, désignait du nom d’« organisation de Bruxelles ». Elle survient alors que, le 12 du même mois, le ministre de l’économie allemand pronostiquait à mots découverts la sortie de la Grèce de la zone euro. A plusieurs reprises dans ces colonnes, en particulier sous la plume de Roland Hureaux, il a été souligné le caractère presque névrotique de la hantise germanique de l’inflation. L’inconscient collectif allemand conserve à ce point le souvenir tragique de la hausse des prix subie sous la République de Weimar que la RFA (République fédérale d’Allemagne) s’est jurée qu’elle ne connaîtrait plus jamais pareil drame. Contrairement aux statuts de la Réserve fédérale américaine, ceux de la BCE disposent qu’il est de son premier devoir de prévenir et, le cas échéant, pourfendre l’inflation, non de favoriser la croissance, facteur d’emplois. L’inflation monétaire – la création de monnaie – peut à juste titre être considérée comme la principale (non la seule) cause d’augmentation des prix. En achetant des obligations d’Etat (espagnol et italien), en violation de ses statuts d’origine, pour permettre à ces pays d’emprunter sur les marchés, en ‘‘titrisant’’ (participe présent qu’il est de bon aloi de mettre entre guillemets) la dette de ces pays, la BCE crée indirectement de la monnaie, induit un risque d’inflation en Europe. Cela, l’orthodoxie monétaire à l’allemande ne le supporte pas.

Mais d’autres traits de caractères, au sens des Caractères de la Bruyère, distinguent les peuples du continent les uns des autres. Si les Latins sont a priori extravertis, sensibles, généreux, altruistes, brouillons, désordres, artistes dans l’âme, sensuels et ainsi de suite (les lois antisémites sous Mussolini n’ont pas été appliquées en Italie avec le même enthousiasme diabolique qu’en Allemagne), les anglo-saxons, les scandinaves, les bataves – les gentils irlandais sont un cas à part - semblent plus âpres au gain, introvertis, pragmatiques, économes, d’un sérieux qui passe trop souvent pour de la profondeur. Ils oublient, comme le disait Voltaire, qu’« il est poli d’être gai ». Chez ces peuplades d’individualistes, le sens de la famille est plus limité. L’Etat, en général social-démocrate, est censé pallier son absence. Dans le genre, les Hollandais sont très forts. Il ne fait pas bon d’être un rejeton de parents hollandais. Ceux-ci privilégient le présent et ont le testament pingre. Attitude bien compréhensible dès l’instant où l’on ne croit pas à l’au-delà mais uniquement à ce qui est là. L’apôtre Thomas est bien leur seul maître, leur mètre-étalon. Une religiosité déliquescente ne contribue pas non plus à la santé spirituelle et psychique. Jung l’avait déjà remarqué ; les films de Bergman nous le montrent. Quand le conscient ne peut plus se confesser, l’inconscient se venge. Bref, les constantes macro-caractérologiques sont là, qui font de la résistance.

Le duo (qui n’est pas un couple) Sarkozy/Merkel feint encore de croire qu’il soit encore envisageable de compter sur les Finlandais, les Suédois, les Hollandais pour aider à fonds perdus les cigales du sud. Ces Etats là veulent des garanties. La seule qui aurait quelque consistance serait la Grèce elle-même. Celle-ci voudrait-elle consentir à ce que les pays prêteurs s’apprêtent à se partager ses dépouilles, à ce qu’ils prennent corps et biens une hypothèque sur elle et ses citoyens, les premiers au monde à s’être revêtus de cette dignité ? On le voit : l’histoire de ce que l’on a appelé la construction européenne permet de contempler ses sauts de géant idéologiques. On a d’abord parlé d’Europe vaticane en raison de la coloration démocrate-chrétienne dominante des gouvernements des pays fondateurs dans les années cinquante. Les Pères fondateurs, Alcide de Gasperi, Konrad Adenauer, Robert Schuman l’étaient en effet. Mais ce dernier serait-il un jour déclaré bienheureux, l’Europe de Bruxelles devrait-elle pour autant nous apparaître telle ? Il y a eu à ce jour plusieurs Europe. Au grand étonnement de certains rappelait Jean Foyer, de Gaulle avait estimé recevable celle qui ressortait des clauses du traité de Rome [1]. Celle induite successivement par l’Acte Unique de 1986, le traité de Maëstricht de 1992 puis le traité de Lisbonne (sans même parler de la Charte des droits fondamentaux) est d’une toute autre nature (tant dans la forme, centralisatrice, non pas fédérale) que dans le fond (social-démocrate, c’est-à-dire libertaire sur le plan des libertés publiques, hyper-libérale sous l’angle économique et financier.)

On est passé sans coup férir… si l’on peut dire au regard des coûts économiques et sociaux… du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes (formalisé par le droit international) au droit à disposer des peuples, peuples auxquels, pour ce faire, on tend à dénier la qualité de peuple, c’est-à-dire d’entité collective humaine pourvue d’un patrimoine matériel et immatériel attaché, dans les deux sens du terme, à un territoire.

Cette semaine, Valéry Giscard d’Estaing arborait au sujet de l’avenir de la monnaie unique tout ensemble idéalisme et optimisme, lesquelles, à l’analyse (mais peut-être tout aussi pareillement : à l’évidence) ne sont en l’occurrence que les alias de l’angélisme. On sait, depuis Pascal, où celui-ci nous mène. Dominique Reynié, qui dirige la Fondapol (cette société de pensée créée par Monod et liée à l’UMP) le disait cette semaine encore sur France 5 : « Revenir à l’Euro n’est pas la solution. » Lapsus linguae du susdit, vérité de ceux que l’on aura longtemps traité d’inconscients… avant de devenir la vérité de tous.

[1] Jean Foyer, France, qu’ont-ils fait de ta liberté !, François-Xavier de Guibert, p. 89.