L'ordre politique : pourquoi en avons-nous besoin ? La réponse à cette question peut paraître vraiment très simple. La structure bipartite de cette question-titre nous contraindrait premièrement à clarifier ce qu'est un " ordre politique ".

En second lieu, il nous faudrait démontrer qu'un ordre politique correctement défini, grâce à ses propriétés, est un moyen adapté à la réalisation d'objectifs que nous sommes en mesure d'énumérer. Mais la première impression induit très souvent en erreur. Et c'est le cas ici. Il se dissimule dans notre question-titre, comme nous allons le voir, toute une série d'autres questions auxquelles il faut répondre avant même de pouvoir poser la question : " Pourquoi avons-nous besoin d'un ordre politique ? " En outre il faut se rappeler qu'à chaque fois que nous nous posons une question, nous admettons certains présupposés. Si nous nous demandons par exemple si Hocheck est la piste de ski la plus raide, nous présupposons beaucoup de choses : qu'il y a à Malbun plusieurs pistes, que quelques unes sont raides dont celle de Hocheck, etc. Notre question contient donc certaines hypothèses qui peuvent conduire à beaucoup d'autres questions. Il apparaît ainsi qu'au lieu d'avoir à répondre à une ou deux questions nous ayons à nous frayer avec peine un chemin à travers un fourré ou un labyrinthe tant le nombre des questions préalables s'accroît, c'est-à-dire avant de parvenir à une réponse satisfaisante pour notre question principale. Dans ces conditions on comprendra aisément que nos conclusions soient précédées par une ébauche des réponses préalables à donner.

 

Ordres multiples, ordres autonomes, ordre commun

Comment se manifeste, en détail, cet accroissement des questions ? Il est facile de voir que chaque élément de la formulation de notre problème peut donner lieu à beaucoup d'autres questions. Commençons par le commencement : nous disons " ordre politique ". En qualifiant le substantif " ordre " par l'adjectif " politique ", nous formulons une conviction importante, selon laquelle à côté de " l'ordre politique ", il y a aussi d'autres ordres possibles : l'ordre économique ou l'ordre social, l'ordre moral ou encore l'ordre naturel. S'il en est ainsi, nous pouvons naturellement nous demander quelles sont les relations mutuelles de tous ces ordres. Quelqu'un par exemple peut être d'avis que tous ces ordres diffèrent tellement par leur essence qu'ils n'ont rien ou presque rien en commun. On peut aller plus loin : on doit veiller à respecter les frontières entre ces ordres car leur transgression ou leur disparition produirait des dommages ou des dysfonctionnements.

Les partisans déclarés du libéralisme économique soutiennent par exemple que les principes de l'ordre économique qui émanent spontanément des conditions du marché libre sont autosuffisantes. Dès lors, toutes les tentatives d'immixtion politique ou éthique sont dommageables, c'est-à-dire qu'elles n'ont d'autre conséquence que de rendre le marché moins efficace qu'il pourrait l'être si ces interventions n'avaient pas lieu.

Les tenants de ce qu'on appelle le réalisme politique, ceux qui en appellent à la Realpolitik, soutiennent quant à eux que l'observation des critères moraux dans le domaine politique ne peut signifier que perte d'efficacité. Un politicien qui se laisserait guider par des principes moraux cesserait par le fait même d'être politicien.

Immanuel Kant (1724-1804) a énoncé d'autres motifs de séparation de l'ordre politique et de l'ordre moral. Le grand philosophe de Königsberg était persuadé en effet que l'ordre politique délimite et assure le terrain en rendant possible la réalisation progressive de la liberté. Mais il ne s'agit que de la liberté extérieure. La liberté intérieure se réalise ailleurs : dans le domaine de la morale et de la religion. C'est la raison pour laquelle tout souverain qui voudrait imposer avec des moyens politiques ou juridiques l'ordre moral à ses sujets se rendrait coupable au mieux de paternalisme, au pire de tyrannie.

Le postulat de la séparation de l'ordre politique et des autres ordres et celui, qui en dérive, du respect minutieux des lignes de démarcation propres à chaque ordre n'épuisent naturellement pas les possibilités " entrant en ligne de compte ". On a fréquemment trouvé des raisons pour défendre la thèse selon laquelle il y aurait entre ces ordres des relations et des connexions étroites. Si l'on soutient cette thèse générale, de nouvelles possibilités apparaissent. L'une de ces possibilités consiste à interpréter l'ensemble de ces relations comme un ordre, au sens par exemple d'une hiérarchie. Saint Augustin (354-430), entre autres, défendit cette vision des connexions mutuelles entre les ordres de la manière suivante : tous ces ordres sont nécessaires pour que l'homme se comprenne lui-même et pour qu'il atteigne le bonheur qui lui est destiné. Il y a évidemment des degrés par lesquels l'homme parvient à ce but. Au niveau de l'ordre économique, l'homme ne se laisse mouvoir que par des intérêts particuliers : il considère comme sien que ce qui a un lien direct à lui-même, à son " moi " ou à sa famille. Au niveau de l'ordre moral, le " moi " humain se dilate progressivement pour finir par embrasser tous les hommes. Cela est formulé de la manière la plus claire dans le commandement de l'amour du prochain. Mais cette limite peut être elle aussi franchie : cela se produit lorsque l'homme se tourne avec amour vers l'être en totalité, lorsqu'il ressent pour Dieu un véritable amour. Est alors donnée à l'homme la béatitude qui correspond vraiment à sa vocation.

On peut encore mentionner une autre idée que nous trouvons aussi chez Augustin. Selon cette idée, tous les ordres humains — politique, juridique ou éthique — ont leur source dans l'ordre de la nature, dans l'ordre naturel. Cette idée, formulée très clairement d'abord par les stoïciens grecs, est entrée — par l'intermédiaire de Marcus Tullius Cicero (106-43) — dans le patrimoine intellectuel de la philosophie chrétienne ; Thomas d'Aquin (1225-1274) a été, à côté d'Augustin, son plus grand défenseur. À la suite des stoïciens, Cicéron pensait que la dimension la plus profonde de la réalité est la cause de celle-ci. Cicéron était en outre d'avis que l'homme, à cause de sa nature raisonnable, était apparenté à la raison universelle et pouvait se considérer, comme tel, citoyen de cette immense cité traversée de raison qu'est le réel dans son ensemble. Le droit naturel n'est rien d'autre que cet ordre rationnel auquel tout ce qui existe est également soumis. Cicéron définit ce concept de la manière suivante : " La loi est la raison suprême, inhérente à la nature, qui prescrit ce qu'on doit faire et interdit le contraire. " Pour les grands penseurs chrétiens, une des principales questions était le rapport de l'ordre naturel et de la loi " divine ".

On doit encore considérer une autre possibilité : on entend assez souvent dire que toute cette diversité entre les différents ordres n'apparaît que parce qu'au fond il n'y a qu'un seul ordre. Cet ordre unique peut être par exemple l'ordre éthique ou l'ordre religieux. C'est le point de départ des conceptions fondamentalistes, nombreuses, même si elles sont très différentes entre elles.

 

Ordre stable ou en devenir ?

Si nous mettons maintenant l'accent sur le mot " ordre " au lieu de le mettre sur " politique " émerge de nouveau toute une série de questions. Nous pouvons nous demander par exemple quelle sorte d'ordre constitue l'ordre politique, si cet ordre est statique ou dynamique, s'il est, pour le dire de manière imagée, de l'ordre d'une mosaïque ou de l'ordre d'un organisme pouvant s'adapter de façon continue à de nouvelles conditions d'existence. Nous pouvons encore nous demander si cet ordre est établi pour toujours, ou bien s'il n'est pas plutôt un ordre en devenir. Dans ce dernier cas, l'ordre politique apparaîtrait comme une sorte de tâche dont l'édification incomberait aux hommes, aux peuples et aux cultures. Chacune de ces possibilités a été soutenue dans l'histoire de la pensée politique européenne. Nous ne pouvons donner ici que quelques exemples.

Platon, le grand classique de la philosophie européenne, qui appartient aussi aux classiques de la philosophie politique européenne, était à la recherche de la solution statique du problème de l'ordre politique. C'était la raison pour laquelle il voulait renvoyer de sa République idéale tout ce qui pouvait menacer les principes définis une fois pour toutes de la justice. Un autre philosophe, témoin attentif des événements de la Révolution anglaise, Thomas Hobbes (1588-1679), chercha, à l'imitation de Platon, à construire un ordre politique absolument stable. Il pensait que pour parvenir à une telle construction, le plus important était d'exclure pour toujours une rechute dans cet état de nature où tous luttent contre tous, où " l'homme est un loup pour l'homme ". Malgré cette similitude dans l'idée de fond, les projets politiques des deux philosophes étaient naturellement très différents. Pour Platon, la garantie la plus importante de stabilité du système politique résidait dans le caractère des gouvernants. Ceux-ci devaient être des intellectuels soigneusement préparés, de sages philosophes. Hobbes était convaincu au contraire que seul le pouvoir absolu du souverain peut assurer la paix politique intérieure.

L'idée que l'ordre politique est susceptible d'une croissance organique et doive réagir spontanément aux conditions changeantes a été soutenue par de nombreux penseurs libéraux. Pour eux, la liberté personnelle de chaque individu et ce qu'il convient d'appeler les libertés fondamentales, comme la liberté de conscience, la liberté religieuse, la liberté d'expression et la liberté de la presse, sont à la source de la diversité qu'il souhaitent dans la société. Seule une société diversifiée peut engendrer les différents projets de vie des individus. Et cela n'est pas important seulement pour le libre développement de la personne humaine ; les comportements divergents des individus se répercutent de manière très positive sur la vie sociale dans sa totalité. Grâce à la richesse de la vie individuelle, la vie sociale se développe aussi : c'est ce que pense par exemple John Stuart Mill (1806-1872). Si nous comparons l'Europe et la Chine, il est clair que la supériorité des Européens, leur originalité, tient à la richesse des différences entre individus, régions et peuples. Si l'Europe renonçait à cela, elle ne tarderait pas à être menacée de la stagnation qui prévaut sur la vie des Chinois.

La différence que nous avons introduite plus haut entre ordre politique " déterminé " et ordre politique " en devenir " a une tout autre signification : Platon, Hobbes, aussi bien que les penseurs libéraux comme Mill par exemple, pourraient affirmer ensemble qu'ils connaissent déjà le projet précis de l'ordre politique qui fonctionne réellement. Ce qui reste à résoudre, ce sont, pour ainsi dire, des problèmes secondaires d'exécution. Les partisans de certaines conceptions de philosophie de l'histoire sont au contraire d'un tout autre avis. Selon ces conceptions, l'histoire réelle de l'humanité est à vrai dire une recherche et une tension pas toujours pleinement conscientes vers l'ordre politique juste. Cet ordre — aussi longtemps que l'histoire humaine n'est pas achevée — est toujours in statu nascendi. On trouve des variantes différentes de cette idée chez Kant, chez Hegel (1770-1831), chez d'autres représentants de la philosophie allemande classique et chez tous ceux qui se rattachent à cette philosophie.

 

Qui sommes " nous " ? Le sujet politique

Un autre mot important que nous rencontrons dans la formulation de notre question-titre est le pronom " nous ". Ce concept doit lui aussi être explicité. Cela nécessite des commentaires et des explications qui tiennent de plusieurs points de vue. La première opinion, fréquemment soutenue par différents philosophes, est que l'ordre politique adéquat ne peut convenir à tous mais seulement à certains, qu'ils soient désignés ou élus. Nous trouvons cette opinion sans aucun doute chez Platon et Aristote (384-322) qui partageaient et soutenaient la vision alors largement répandue selon laquelle l'ordre politique n'est vraiment accessible qu'aux Grecs, parce que les " barbares " préfèrent de tout autres systèmes dont le critère caractéristique est un respect insuffisant de la dignité humaine.

Des idées semblables se retrouvent tout au long de l'histoire de la philosophie politique européenne. Au xixe siècle, c'est John Stuart Mill lui-même, le grand défenseur de la liberté, qui pensait que les peuples historiquement immatures doivent se contenter du gouvernement de leurs souverains despotiques dont la mission est d'amener ces peuples au niveau de l'humanité civilisée. Il écrit dans l'introduction de son essai De la liberté : " La liberté, comme principe, ne trouve aucune application avant le moment où l'humanité est devenue capable d'amélioration par une libre et égale discussion. Jusque là, il n'y a rien pour eux sinon l'obéissance implicite à un Akbar ou à un Charlemagne, s'ils sont assez heureux pour en trouver un . " La variante actuelle de cette conception en appelle au respect des " valeurs asiatiques " pour prouver que les droits de l'homme ne peuvent avoir aucune application dans les sociétés et les peuples d'Extrême-Orient, et en particulier en Chine.

Cette mise à part des peuples qualifiés " d'immatures " de l'humanité en progrès va à l'encontre de la tradition de pensée, présentée plus haut, des stoïciens, de Cicéron, des grands penseurs du christianisme. Si en effet les racines de l'ordre politique s'enfoncent dans le terreau plus profond de l'ordre naturel, qui façonne le réel en son entier, alors il n'y a plus de raison pour une discrimination de ce genre.

Nous avons à faire à un retournement remarquable, à un " renversement " de notre question fondamentale si au lieu de nous poser la question : " Pourquoi avons-nous besoin d'un ordre politique ? ", nous nous demandons " pourquoi sommes-nous aptes à l'ordre politique ? " L'un des présupposés de notre question principale saute maintenant aux yeux. C'est le présupposé selon lequel l'ordre politique joue envers nous un rôle d'instrument, " nous " étant entendu en un sens plus ou moins large. Hegel tient ce présupposé pour faux. Il affirme que seul compte vraiment un ordre politique en devenir, que les individus ne sont que des " moments " dans l'évolution de l'État et dans le processus de réalisation de la liberté. Les citoyens de " l'État du socialisme idéal " ont été abandonnés aux conséquences pratiques de visions de ce genre. L'État-parti ne cesse pas de leur prouver, avec les moyens les plus variés, qu'ils sont " ontologiquement " dépendants de l'État, et même qu'ils en dérivent.

Nous venons de remarquer, à côté de cela, que si nous nous interrogeons sur la valeur instrumentale de l'État pour nous, " nous " peut signifier des choses différentes. Il peut désigner les personnes individuelles. C'est le sens propre de notre question : " Pourquoi ai-je besoin de l'ordre politique ? " Mais ce " nous " peut être aussi compris dans le sens de famille, de commune, de société, de région, de nation ou même désigner l'humanité dans sa totalité. Cela donne naissance à d'autres interprétations de notre question : pour quoi avons-nous besoin d'un ordre politique, nous, comme famille, nous comme commune, nous comme société, nous comme région, nous comme nation, nous comme humanité, comme espèce " homme ". Chacune de ces interprétations est sensée et justifiée. Chacune rend encore plus épais le taillis de notre problématique.

Mais il faut remarquer qu'ici le danger d'exagération est à portée de la main. Il réside en ceci qu'on accentue l'une des significations possibles et qu'on lui attribue ainsi une importance exclusive.

Quand on dit par exemple que l'ordre politique est un instrument exclusif au service de l'individu, que toutes les entités supra-individuelles, et en particulier l'État, doivent servir la réalisation des objectifs de l'individu, nous avons à faire à une conception individualiste de l'homme comme d'un être qui peut se développer d'une manière pleinement autonome, qui n'a besoin de l'environnement social que comme d'un réservoir de moyens et de matériaux pour la réalisation de ses propres projets personnels.

Le terme " individualisme " a été introduit par Alexis de Tocqueville. Celui-ci tenait l'individualisme pour une caractéristique propre à la société démocratique. À l'opposé du " système aristocratique ", l'homme tend, dans le " système démocratique ", à oublier son rattachement à l'environnement social, au cercle familial, aux générations passées et à venir. À la différence de l'égoïsme, l'individualisme est une position d'ordre intellectuel qui amène les hommes à penser que tous les liens sociaux sont superflus. Tocqueville ne faisait pas mystère de son aversion pour l'individualisme. Son œuvre, entre autres choses, est une mise en garde énergique face à l'individualisme qui menace l'ordre démocratique. Dans son essai désormais classique sur la démocratie américaine, il écrit ceci : " Non seulement la démocratie fait que chaque homme oublie ses ancêtres, mais encore passe sous silence ses descendants et se sépare de ses contemporains. Elle le renvoie pour toujours à son seul moi et menace à la fin de le confiner entièrement en la solitude de son cœur . " Tocqueville était fasciné par la démocratie américaine parce qu'elle avait découvert entre autres choses les moyens pratiques de contrer l'individualisme. Il étudiera avec précision la vie foisonnante des associations et des communautés les plus diverses qui ont été fondées par les Américains à cette intention.

L'ordre politique collectiviste apparaît lorsqu'on parle unilatéralement de classe, de race ou de sang. Le " socialisme idéal " et le " communisme " d'un côté et le " national-socialisme " de l'autre sont allés jusqu'au bout des applications pratiques de telles interprétations.

 

" Pourquoi " un ordre ?

Si nous portons maintenant notre attention à un autre élément de notre question principale, au mot " pourquoi ", s'ouvre un nouveau champ de problèmes avec de nombreuses questions et différentes tentatives de réponses. D'un côté nous assistons à la prise de position extrême de Hegel qui pense que l'ordre politique de l'État est nécessaire en tout à l'homme pratiquement. L'individu n'est qu'un moment de l'esprit objectif, quelque chose de si dépendant que cela n'a presque aucun sens de se demander pourquoi il a besoin d'un ordre politique. La relation est inversée : l'ordre politique en devenir se " sert " des hommes individuels, de leurs efforts, de leurs émotions, de leurs projets, pour atteindre ses objectifs. La même chose vaut pour les entités supra-individuelles : la famille, la société, la nation, tout cela n'est qu'un moyen en vue de la réalisation de l'idée.

Les partisans de l'anarchisme soutiennent une tout autre opinion : l'homme n'a aucunement besoin de l'ordre politique, et encore moins de l'ordre politique de l'État moderne. L'État est superflu : il est une force déformante qui opprime les expressions spontanées de la nature humaine. En outre, comme il appert des observations scientifiques, l'État doit disparaître de la surface de la terre en vertu de la nécessité historique. Quand l'humanité se sera libérée de l'oppression de la machine étatique, le principe naturel de l'aide mutuelle se manifestera pleinement. Grâce à ce principe, la vie commune et le travail commun des hommes pourront s'accomplir sans le secours des principes rigides de l'ordre politique, juridique ou éthique. La société anarchiste sera donc un royaume de la totale spontanéité. Le travail nécessaire à la satisfaction des besoins élémentaires ne sera pas organisé. Il sera exécuté dans le cadre d'associations spontanément érigées. C'était la doctrine de Piotr Kropotkine (1842-1921), le plus connu des anarchistes russes.

À côté de ces visions extrémistes, il y a beaucoup de positions intermédiaires. Comme il fallait s'y attendre, la thèse dominante parmi les penseurs libéraux est que l'ordre politique doit créer les fondements favorables aux libres activités des individus, en particulier pour leur activité économique. L'ordre politique étatique doit garantir la sécurité élémentaire des personnes et des contrats. Cette tâche doit donner naissance aux institutions correspondantes de l'État. Mais le rôle de l'État s'épuise avec cela. Le résumé imagé de cette position se retrouve dans la formule : " L'État gardien de nuit. "

Parmi les philosophes contemporains, Robert Nozick, l'auteur de Anarchy, State and Utopia (1974), est celui qui se rapproche le plus du libéralisme classique. Sa thèse fondamentale consiste à dire qu'il y a des arguments moralement convaincants pour s'en tenir à un État appelé par lui minimal si l'on prend comme point de départ de l'argumentation une certaine conception du droit naturel, des droits de l'homme et de l'état de nature. Cela rappelle la conception de John Locke (1632-1704).

C'est un ordre politique plus ample qu'admet un autre " classique " contemporain, John Rawls, qui a publié en 1971 sous le titre A Theory of Justice l'œuvre certainement la plus commentée de la philosophie politique actuelle. Selon Rawls, l'État doit réaliser deux principes de la justice. Le premier peut être appelé le principe de liberté : il signifie que chaque citoyen doit avoir les mêmes droits fondamentaux. Le second principe permet en revanche certaines inégalités dans le partage des biens, sous la condition toutefois que les citoyens les plus mal placés puissent profiter en premier lieu des effets positifs de ces inégalités.

C'est à partir d'autres fondements que les partisans du " libéralisme d'ordre " comme Wilhelm Röpke ou Walter Eucken voudraient définir le rôle de l'État dans un sens plus large que les libéraux classiques. L'État devrait exposer et maintenir les règles afin de favoriser la collaboration des différents ordres, de l'ordre économique, financier, juridique, politique et social. Les idées du " libéralisme d'ordre " ont été de grande importance pour l'élaboration de l'économie sociale de marché en République fédérale d'Allemagne.

Les tenants de l'État-providence reconnaissent à l'État beaucoup plus de compétences. D'après leur conception, l'État devrait même prendre en charge des fonctions dévolues à la famille et à d'autres institutions de la vie sociale. Ils pensent que l'une des plus importantes fonctions de l'État réside dans la répartitions des biens matériels.

 

Une esquisse de réponse en sept thèses

Comme nous le voyons, l'interrogation que nous posions au début se révèle plus que fondée : notre question-titre contient quantité d'autres questions. Et ce n'est guère étonnant. Notre question est bien l'une des questions les plus centrales de la philosophie politique. Mais comment trouver le chemin qui doit nous faire sortir de ce labyrinthe de questions, de conceptions, d'arguments et de contre-arguments ? Comment pourrions-nous entrevoir comme l'esquisse d'une réponse qui puisse nous satisfaire ? (car ce cadre ne nous permet guère plus qu'une esquisse).

Notre tableau d'ensemble a montré que les multiples controverses qui affectent la philosophie politique se ramènent, pour leur plus grande part, à une seule : celle qui a trait à la nature de l'homme. Dès que le débat se porte sur l'amplitude de l'ordre politique, sur les caractéristiques de cet ordre ou sur la question du " pourquoi " de cet ordre, les parties en présence, que ce soient les grands philosophes de Platon à Rawls, mais aussi les politiciens et les parlementaires, cherchent à répondre à la question : " Qu'est-ce que l'homme ? " Dès lors, l'esquisse de notre réponse doit commencer par une réflexion anthropologique.

À la recherche des fondements de l'ordre politique, de la juste détermination de ses objectifs, et contrairement à l'optimisme anarchiste d'un Kropotin, nous ne pouvons pas admettre que l'homme soit un être incapable de faire le mal. L'homme tend vers le bien mais il est aussi capable de faire le mal : il peut dépasser son intérêt immédiat, mais y demeure cependant lié. L'ordre social doit donc être d'autant plus stable qu'il tient davantage compte de ce fait (cf. Jean Paul II, Centesimus annus, 25 ). Le nombre d'hommes susceptibles de faire le mal, la fréquence du recours au mal, importent peu. Ce qui est important, c'est que nous puissions nous-mêmes nous en protéger. Notre ultime instance de protection est précisément l'ordre politique. C'est pourquoi, contre les anarchistes, nous considérons :

Thèse 1 : Nous avons besoin de l'ordre politique comme de notre ultime instance de sécurité.

Mais à l'opposé des individualistes et des libéraux, nous supposons aussi que l'ordre politique ne sert pas seulement l'harmonisation et la coordination des désirs individuels, souvent riches de conflits, et l'évitement du mal dont la source est l'homme. L'homme a également besoin de l'ordre politique parce qu'il a besoin de coopérer avec d'autres hommes pour être pleinement homme, c'est-à-dire pour être une personne humaine. L'homme ne peut devenir une personne que s'il participe à la vie d'autres hommes, à des communautés humaines comme la famille et les communautés locales, nationales, étatiques. C'est pourquoi l'homme a besoin de l'ordre politique comme du domaine d'une coopération libre et sécurisée avec d'autres hommes. C'est la raison pour laquelle, à la différence des individualistes et des libéraux, nous considérons :

Thèse 2 : L'homme a besoin de l'ordre politique comme de l'une des conditions qui lui permettent de devenir une personne. Lorsque l'homme coopère avec d'autres hommes, il ne réalise pas seulement son bien propre mais aussi le bien commun de la communauté à laquelle il participe, celui de la famille, celui de l'université, celui de l'humanité. Différents niveaux d'ordre politique sont nécessaires pour réaliser cette hiérarchie du bien commun. Bien sûr, il y a des cas, dans l'histoire des pays les plus différents, qui montrent par exemple qu'une université peut se maintenir alors que l'ordre politique au sein duquel elle a été créée a été détruit. Il est pourtant clair qu'un ordre politique durable et qu'une culture politique qui lui soit assortie favorisent le bien commun. De là il découle :

Thèse 3 : Nous avons besoin de l'ordre politique comme d'un instrument en vue de la réalisation du bien commun. La question de l'amplitude de l'ordre politique est étroitement liée à la controverse sur la nature de l'homme. Comme nous avons pu l'établir, il y a eu des philosophes qui ont été convaincus que seul un petit nombre avait droit à un ordre politique juste : par exemple les Grecs, les peuples historiquement mâtures ou bien les Européens, mais pas les barbares, pas les peuples historiquement immatures, pas les Asiatiques d'Extrême- Orient qui n'ont savoir que faire des droits de l'homme. Mais un ordre politique limité est toujours imparfait. Et nous affirmons que ce n'est pas parce qu'aussi longtemps qu'au Rwanda, au Kosovo ou en Tchétchénie les combats, les épurations ethniques et les représailles n'auront pas cessé que " notre " ordre politique est fragile et menacé. Non, nos raisons sont d'une nature plus profonde. L'ordre politique, et chaque niveau de cet ordre, de la commune jusqu'à l'Union européenne et l'Onu, sont pour nous nécessaires parce que nous tous — en tant qu'hommes — sommes obligés de tendre à ce que les normes élémentaires des droits de l'homme soient respectées. C'est pourquoi, contre Platon, contre Aristote, contre Mill, contre les admirateurs contemporains des valeurs orientales, nous considérons :

Thèse 4 : En tant qu'hommes, nous avons besoin de l'ordre politique comme d'un instrument de réalisation des droits de l'homme. La réalité actuelle est caractérisée par une tendance à modifier le rôle de ce qui était jusqu'à présent le niveau particulier de l'ordre étatique. L'État est incorporé dans la structure toujours plus riche de nouvelles institutions, organisations et initiatives. D'autres niveaux deviennent importants et visibles, aussi bien au niveau infra-étatique — collectivités locales, régions — que supra-étatiques — par exemple l'Union européenne, la Nafta ou l'Onu — et même inter-étatiques comme par exemple les eurorégions. Il est généralement demandé dans ce contexte quelle sorte de rôle doivent jouer les institutions et les organes des niveaux supérieurs par rapport aux institutions des niveaux inférieurs. On tente toujours plus fréquemment de décrire ces relations compliquées par le concept de subsidiarité et à les réguler par le principe du même nom. Ce dernier affirme que l'échelon supérieur ne peut intervenir — mais aussi a le droit d'intervenir — que lorsque l'échelon inférieur n'est pas autosuffisant, qu'il ne peut pas s'aider par lui-même. Les organes et les instances politiques doivent avant tout veiller au bien des personnes individuelles. C'est le fondement le plus profond de la subsidiarité : toutes les institutions suprapersonnelles et surtout celles qui relèvent de l'ordre politique n'ont de valeur qu'instrumentale : elles doivent favoriser le libre développement de la personne. De là suit :

Thèse 5 : Le domaine de compétence et d'intervention justifiées des institutions de l'ordre politique est déterminé par le principe de subsidiarité. Eu égard aux considérations de Tocqueville concernant l'individualisme, commence un danger, celui d'accepter des visions tranchées. On peut appeler cela le danger d'une perspective trop courte. L'homme qui ne s'occupe que de soi tend à oublier les conditions à long terme du bien commun. La réalisation du bien commun n'est en effet pas possible si certaines institutions ne pensent pas prospectivement aux générations futures. Cela ne concerne pas que les institutions de l'ordre politique. Il y a toujours plus de voix qui mettent en garde contre le fait que le développement économique conduit aux situations sous-optimales lorsque tous les intervenants n'envisagent que l'avantage à court terme. Les institutions de l'ordre politique doivent entre autres choses aussi être un moyen de précaution contre une telle myopie. De là suit :

Thèse 6 : Nous avons besoin de l'ordre politique comme moyen " de la longue durée " [en français dans le texte] de la communauté humaine. En conclusion, une thèse plus pratique. Il y a toute une masse d'affaires qui peuvent être réglées de telle ou telle manière. L'important, c'est qu'elles puissent être réglées sous peine d'être sous la menace de situations chaotiques. L'ordre politique offre une grande part de telles régulations. Il est équivalent de conduire à droite ou à gauche. Mais pour éviter les accidents, nous devons coordonner nos mouvements. De là suit donc :

Thèse 7 : Nous avons besoin de l'ordre politique comme d'un moyen de coordination.

Si nous nous arrêtons à la thèse 7, cela ne signifie évidemment pas que nous avons épuisé notre thème. Nous pourrions certainement formuler encore d'autres thèses.

 

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Traduction : Eric Iborra