Créé par les Nations-unies, le Forum urbain mondial a lieu tous les deux ans. Il s'est tenu cette année pour sa troisième édition à Vancouver (Canada), du 19 au 23 juin.

Son objectif : examiner l'un des problèmes les plus criants que les sociétés d'aujourd'hui doivent affronter : l'urbanisation accélérée d'un monde où la moitié de la population vit dans les villes, cette proportion devant atteindre les deux tiers de la population de la planète au cours des cinquante prochaines années. La plus grande part de cette urbanisation s'effectue dans les pays en développement où le plus grand défi consiste à lutter contre la pauvreté et à fournir un meilleur accès à un logement et aux services de base, comme l'eau et les installations sanitaires. Les villes des pays les plus nantis affrontent aussi des problèmes d'urbanisation — des infrastructures qui se dégradent, la pollution de l'air et l'exclusion sociale, entre autres. Qu'elles soient du Nord ou du Sud, toutes les villes doivent relever le défi et trouver des solutions — et saisir toutes les occasions — pour atténuer la pauvreté et la pollution et favoriser la croissance et le développement urbain. Dans ce numéro, l'analyse de Jean Flouriot sur la situation des villes africaines. LP.

 

 

 

 

 

PRES DE 50% de la population mondiale vit dans des villes et le mouvement d'urbanisation se poursuit et même s'accélère. L'Europe et l'Amérique ont plus de 75% de leur population en ville. L'Asie est encore en majorité rurale mais la Chine, dont la population est à 70% dans les campagnes, compte 58 villes de plus de 1 million d'habitants.

L'Afrique est entrée dans le grand mouvement mondial d'urbanisation. Au Sud du Sahara, il y a aujourd'hui une quarantaine de villes de plus de 1 million d'habitants et dans plusieurs pays, plus de la moitié de la population vit en milieu urbain.

 

Urbanisation et croissance urbaine

 

L'Afrique au Sud du Sahara est encore un continent rural et la majorité de ses habitants sont des agriculteurs mais cette situation est en voie de transformation rapide.

 

En 1950, l'Afrique noire comptait 670 villes de plus de 5 000 habitants, on en dénombrait 2 900 en 1980 et il y en aura probablement plus de 8 200 en 2010, dont 1/3 au Nigeria.

La croissance urbaine s'est déclenchée avec l'ouverture économique consécutive à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cette croissance économique a d'abord concerné les villes. Les indépendances, dans les années 60, ont renforcé ce mouvement, particulièrement dans les capitales où s'est développée l'infrastructure administrative. Pendant toute cette période initiale, la croissance urbaine s'est surtout portée sur les grandes villes et elle s'est principalement nourrie des migrations originaires du milieu rural. Jusqu'en 1980, des taux de croissance annuelle supérieurs à 10% ne sont pas rares dans les grandes villes. Ce mouvement migratoire vers les villes ne vide pas les campagnes : si la population urbaine est presque partout multipliée par 7 ou 8 au cours des trente dernières années, la population rurale double dans le même temps. Le phénomène d'urbanisation que connaît l'Afrique n'est pas comparable à celui de l'Europe. Le plus souvent, la ville est le réceptacle d'un " surplus " de population rurale que l'absence d'évolution des modes de production ruraux ne permet pas de garder dans les campagnes.

Il faut noter la diversité des évolutions. L'Afrique australe, plus anciennement industrialisée, a franchi le seuil des 50% d'urbains dès la fin du XXe siècle. Elle est accompagnée dans ce mouvement par deux petits pays pétroliers, le Gabon et le Congo. L'Afrique de L'Est reste beaucoup plus rurale, les plus faibles taux d'urbanisation étant enregistrés au Rwanda et au Burundi (moins de 10%) où pourtant les densités rurales sont les plus élevées : en moyenne plus de 300 hab/km². Le Nigeria est un cas particulier. C'est le pays le plus peuplé d'Afrique au Sud du Sahara : environ 120 millions d'habitants. L'urbanisation précède largement la colonisation, liée aux grandes constructions politiques yoruba, haoussa et peul. Sa population urbaine n'est pas encore majoritaire mais une dizaine de villes dépassent le million d'habitants et Lagos, avec plus de 10 millions d'habitants, est la plus grande ville d'Afrique au Sud du Sahara.

Les pays côtiers d'Afrique occidentale ont des taux d'urbanisation compris entre 30 et 40% ; en revanche, les pays sahéliens ne dépassent guère 20%. Enfin, l'Afrique centrale connaît des taux d'urbanisation proches de 30%.

Depuis les années quatre-vingt-dix, la croissance urbaine se nourrit essentiellement de la croissance démographique. L'exode rural est toujours présent mais son apport est marginal par rapport à la puissance du mouvement démographique. Les villes africaines sont des villes jeunes où environ 60% de la population a moins de 20 ans ! Les taux de croissance ont baissé et s'établissent autour de 5% par an. Les mouvements migratoires sont devenus complexes : la crise économique a entraîné des " retours " vers le milieu rural ou vers les petites villes. On assiste à une " urbanisation " des villages soit par absorption de ceux-ci sur les périphéries urbaines, soit par gonflement des plus importants qui passent les seuils statistiques (en général 5 000 habitants). Les difficultés économiques du milieu urbain africain ont aussi leur part dans l'accélération de la migration vers l'Europe : la ville africaine n'est plus le lieu d'espoir qu'elle était il y a 30 ans, le mythe s'est reporté sur l'Europe.

La prépondérance des grandes villes a longtemps été manifeste et le reste dans certains cas : Brazzaville concentre plus de 60% de la population du Congo mais c'est un cas extrême. Dakar, Abidjan ou Luanda regroupent 20 à 25 % de la population du pays. Mais Kinshasa (7 millions d'habitants) représente 12 à 15% de la population totale de la République démocratique du Congo. Tous ces chiffres sont à manier avec précaution et sont des ordres de grandeur ; les recensements sont difficiles dans des pays sous-administrés, à l'espace mal maîtrisé, parfois ravagés par les guerres, et certaines évaluations reposent sur des dénombrements faits il y a plus de 20 ans !

 

Types d'urbanisation

 

On ne peut parler de réseaux urbains précoloniaux qu'en Afrique sahélienne et au Nigeria. Le commerce transaharien avait suscité des agglomérations importantes. Tombouctou était élevée au rang de mythe pour les Européens.

 

Les cités-États des Haoussa et des Peul, islamisées au XIVe siècle, dominaient le Nord du Nigeria. Sokoto compte 100 000 habitants en 1850. Kano, vieille cité marchande, reste la principale ville du nord du Nigeria. Ces villes sont caractérisées par un cloisonnement spatial, projection des exclusions et distinctions sociales.

Depuis longtemps, les villes yoruba forment la plus forte concentration urbaine ouest-africaine. En 1856, on comptait trois villes de plus de 50 000 habitants : Ibadan, Abeokuta et Ilorin. L'urbanisation précoloniale était la conséquence d'un système d'administration élaboré, reposant sur trois générations de villes, créées les unes par les autres. Ile-Ife, établie entre les VIIe et Xe siècles, exerçait sur l'ensemble un magistère religieux. Lieux fortifiés, ces cités ont, du XIe au XIXe siècle, colonisé les campagnes environnantes. Ces villes ont ajouté à leurs fonctions religieuses, militaires et politiques une intense activité de commerce et d'artisanat. Les quartiers anciens, groupés autour du palais royal et enfermés dans les murailles, forment le cœur des agglomérations actuelles, un deuxième noyau urbain s'étant développé à l'extérieur du centre historique .

 

La côte de l'Océan indien a connu aussi une urbanisation ancienne (Zanzibar, Mombasa) liée au commerce avec les pays de la péninsule arabique et, à partir du XVIe siècle, avec les Portugais.

À l'intérieur du continent, les ruines de Zimbabwe sont les témoins d'une culture urbaine disparue, semble-t-il, vers le milieu du XVe siècle.

Ailleurs en Afrique centrale, on ne peut pas parler de villes précoloniales, même si la cartographie des réseaux anciens de circulation fait apparaître des lieux de coalescence où les activités commerciales ou artisanales et même industrielles (mines artisanales du Katanga) sont dominantes.

La colonisation va entraîner une réorientation des réseaux commerciaux en privilégiant les points de contact avec l'extérieur, le long des côtes. Et surtout, la colonisation va créer des points de concentration du pouvoir administratif, militaire, commercial. La colonisation lance un mouvement accéléré d'urbanisation en s'assurant la maîtrise de l'espace. Les villes portuaires, nécessaires au commerce avec la métropole, connaîtront le développement le plus rapide (Dakar, Abidjan, Lagos, Dar-es-Salam). Souvent, elles concentreront toutes les fonctions. Cependant il existe quelques exemples de villes à dominante administrative installées à l'intérieur des territoires : Yaoundé, Kampala, Nairobi.

L'exploitation minière va, elle aussi, entraîner la création de villes à l'intérieur du continent : villes du Haut-Katanga congolais, Copper belt zambien , Johannesburg.

La ville coloniale est une ville planifiée. À chaque fonction correspond une affectation spatiale : quartier administratif, quartier commercial, zone portuaire et industrielle, zone militaire, habitat des blancs, " villages " des Noirs. Cette ségrégation spatiale reste très sensible même si certains centres se sont transformés par l'érection d'immeubles de grande hauteur et de nouveaux bâtiments administratifs. Ce n'est plus la couleur de peau qui différencie les quartiers mais le niveau socio-économique. Les quartiers résidentiels de grandes villas posées au milieu de vastes jardins contrastent avec les immenses étendues monotones des quartiers spontanés.

 

Des villes illégales

 

La planification urbaine est restée efficace jusqu'à la fin de la période coloniale. Cependant, les premières manifestations de l'occupation illégale de l'espace apparaissent dès cette époque. Les États indépendants tenteront parfois de maintenir la maîtrise de la puissance publique sur l'urbanisation et réaliseront de grandes opérations de lotissement pour le logement " du plus grand nombre ". En fait, ces opérations dépassent les moyens financiers de la masse des urbains et profiteront surtout à une classe moyenne de fonctionnaires. Les quartiers d'habitat spontané, de qualité variable (ils vont du véritable bidonville à un habitat en matériaux durables) forment maintenant l'essentiel du tissu urbain des villes africaines sauf au Zimbabwe et en Afrique du Sud où la puissance publique tente de maintenir des normes constructives relativement élevées dans les périmètres urbains : ce n'est que repousser spatialement le problème.

Le plus souvent, en périphérie des agglomérations, les candidats à la construction négocient avec " les chefs de terre ", gestionnaires de l'espace pour les collectivités rurales, " l'achat " d'une parcelle sur laquelle ils construisent d'abord un abri de fortune, puis, peu à peu, en fonction de leurs disponibilités financières, une habitation répondant à leurs besoins familiaux. Tout ce processus est illégal et les administrations ont d'abord réagi en rasant ces quartiers spontanés. Le Zimbabwe est le dernier État à avoir procédé ainsi en 2004 sur la périphérie de Harare. Il a ainsi renvoyé vers le milieu rural plusieurs centaines de milliers de personnes qui ont reconstitué un peu plus loin un habitat précaire.

La plupart des villes africaines connaissent une croissance spatiale en " tache d'huile " où l'habitat en hauteur est très limité et donc avec des densités relativement faibles. Ce type d'extension pose des problèmes difficiles en matière d'infrastructures en allongeant les réseaux, et donc en augmentant leur coût, pour desservir des populations faiblement solvables. Voirie et services restent sommaires et les équipements publics sont rares. Plusieurs pays ont tenté des opérations de restructuration et de régularisation foncière de ces espaces urbains mais nulle part ce mouvement n'a pu être maîtrisé. Dans le même temps, en fonction de l'allongement des distances par rapport aux zones d'activité et de commerce, certains interstices de la trame urbaine des quartiers centraux font l'objet de tentative d'occupation et de vieux quartiers plus proches des centres se dégradent en se densifiant.

 

L'économie urbaine

 

Pendant la période coloniale, la plupart des villes étaient surtout des centres administratifs et commerciaux. Le développement industriel n'est apparu, et souvent de façon bien modeste, qu'après la Seconde Guerre mondiale, sauf dans les villes minières où l'industrie de première transformation peut tenir une place importante. Les tentatives de développement industriel ont été rarement des succès et la politique de libéralisation des échanges qui prévaut actuellement a détruit le faible tissu industriel existant, sauf en Afrique du Sud où son ancienneté et sa diversité lui assurent des bases plus solides.

Les salaires de l'administration publique jouent évidemment un rôle important mais les politiques d'ajustement structurel imposées par les organismes internationaux de financement ont contraint à des réductions des effectifs (pléthoriques) et à des baisses de salaires (jusqu'à 20 à 30%) qui expliquent en partie la généralisation de la corruption.

La survie des habitants des villes africaines repose sur des millions de petites entreprises individuelles, commerciales ou artisanales, plus ou moins permanentes. La très grande extension spatiale et la faiblesse des moyens financiers obligent à vivre au jour le jour et à trouver dans son environnement proche des moyens de subsistance. Dans les villes petites et moyennes, l'agriculture joue un rôle prépondérant dans cette économie de précarité. Elle est aussi présente à la périphérie des grandes villes et couvre les espaces libres à l'intérieur du tissu urbain. On peut même observer des migrations hebdomadaires d'une partie de la famille vers des espaces agricoles éloignés de la ville avec retour vers celle-ci en fin de semaine. Ceux qui restent en ville y sont pour profiter des services scolaires et sanitaires absents du milieu rural.

Mais la plupart des petites activités urbaines sont commerciales et fluctuent en fonction des disponibilités financières de chacun. Kinshasa, capitale de la République démocratique du Congo (7 millions d'habitants), compte environ 1 million de ménages et 700 000 petites activités dites " informelles ", offrant près de 900 000 emplois. Le terme " informel " est habituel mais inexact, car l'observation de la vie quotidienne montre qu'il existe une véritable organisation sans laquelle la survie d'un si grand organisme urbain serait impossible. Les petites activités sont présentes dans tous les ménages, même si la source principale de revenu est un emploi salarié du secteur public ou de l'économie " officielle ".

Les revenus de la plupart des urbains sont très faibles : à Kinshasa, en moyenne moins de 1 US $ par personne et par jour et, pour les plus pauvres, ce n'est que la moitié de cette valeur. La consommation alimentaire représente toujours la plus grosse part de ces revenus et souvent plus de la moitié de ceux-ci. On est dans une économie de survie. Pourtant la productivité urbaine est partout très supérieure à celle du milieu rural et les villes apportent partout la plus grande partie du PIB. Le développement des grandes agglomérations urbaines devrait avoir un effet d'entraînement sur la production de l'environnement rural en créant d'importants marchés de consommation. C'est le cas dans les pays où s'est développé un réseau routier, soit la plupart des pays d'Afrique de l'Ouest. Les pays pétroliers sont eux aussi des pôles de consommation et, aujourd'hui, au Cameroun, les cultures vivrières et l'élevage sont plus avantageux que le café ou le cacao grâce aux exportations vers le Nigeria ou le Gabon. Cependant, dans le cadre très libéral du commerce international, les agricultures traditionnelles à faible productivité ont du mal à concurrencer les importations de riz, de maïs, de blé, de poulet... même si les traditions alimentaires restent très fortes.

Ce commerce international d'importation est très souvent tenu par des étrangers : les Libanais, les Indiens, les Pakistanais et maintenant, de plus en plus, les Chinois. Le développement industriel de leurs pays d'origine réoriente aussi les importations de produits fabriqués : les bus indiens " Tata " forment la flotte des transports publics de plusieurs grandes villes africaines. En Afrique au Sud du Sahara, tout au moins dans les pays riches en matière première énergétique et minière et en bois, commence une exploitation économique des puissances asiatiques dont les retombées locales seront sans doute faibles et de toute façon confisquées par les oligarchies prédatrices...

 

***

 

La vie est dure dans les grandes villes africaines et pourtant elle n'est pas triste. Les gens ont le goût de la vie. Une civilisation nouvelle est en voie d'enfantement et elle produit déjà des moments de grâce. Pour un chrétien, la vie des paroisses africaines est un sujet d'étonnement : la floraison des groupes de prière, d'entraide, de formation, de jeunes, de ménages, la beauté des liturgies où éclate la foi, sont pleines d'espérance. Toute cette activité suppose la prise de responsabilité de nombreux laïcs autour d'un clergé en pleine croissance. Les paroisses structurent l'espace urbain dans les quartiers d'extension spontanée : écoles et centre de santé accompagnent la construction des églises (d'au moins mille places à Kinshasa !). " Cherchez le royaume de Dieu et sa justice et le reste vous sera donné par surcroît ". La recherche du royaume est active, le reste viendra donc un jour ....

 

J. FL.*

 

 

 

*Géographe, consultant.