Le 24 septembre 2000, les Français se sont prononcés pour la réduction de sept à cinq ans de la durée du mandat présidentiel qui leur était proposée par le chef de l'État.

D'emblée paradoxes et contradictions ont brouillé l'apparente simplicité de cette révision constitutionnelle. Elle a été initiée par un président de la République d'abord embarrassé et hésitant qui l'avait longtemps regardée comme une " aventure institutionnelle " et une " erreur ". Puis, assimilée à un ajustement technique anodin, elle n'en a pas moins été jugée digne de la procédure solennelle du référendum alors que la réunion du Congrès aurait suffit à son adoption. Enfin, cette réforme supposée populaire, qui devait, nous disait-on, réconcilier les Français avec la chose publique, a au contraire suscité un niveau d'abstention inégalé dans notre histoire électorale .

Pourquoi abréger ainsi la durée du mandat présidentiel ? Il est certes loisible de penser que, comme beaucoup de réformes institutionnelles dans le passé , celle-ci répond pour son auteur à des considérations de circonstances ou de convenances personnelles. Mais d'où vient que le quinquennat provoque depuis 25 ans un tel engouement dans la classe politique, tant à droite qu'à gauche , et quel enjeu représente-t-il pour notre pays ?

 

" Les rythmes de notre temps "

 

Examinons l'argumentation développée par le président de la République lors de son allocution du 6 juin dernier pour justifier son initiative. Il avançait alors trois idées : le quinquennat donnerait " à notre pays une meilleure respiration démocratique " et permettrait aux Français de " participer plus souvent, personnellement et directement, à notre débat public " ; il ne modifierait pas " l'équilibre de nos institutions " ; enfin, " à une époque marquée par des changements profonds et rapides, partout, en France, en Europe, dans le monde ", il adapterait celles-ci " aux rythmes de notre temps ".

On peut d'abord douter qu'une accélération du rythme des consultations électorales soit souhaitable pour ranimer la vie publique, alors qu'une trop grande fréquence des élections a pour effet habituel de démobiliser le corps électoral. Au demeurant, comme l'a bien montré Olivier Duhamel , en autorisant la concomitance des élections présidentielles et législatives, le quinquennat risque bien d'espacer au contraire les occasions dont disposent les Français de se prononcer sur leurs gouvernants. En effet, le dispositif actuel de dévolution du pouvoir, qui conjugue mandat législatif quinquennal et mandat présidentiel septennal, appelle nos concitoyens aux urnes à intervalles irréguliers, d'une durée moyenne d'un peu plus de trois ans, soit un rythme plus soutenu que ne le permettrait un système de mandats législatifs et présidentiels quinquennaux concordants.

De surcroît, les Français apprécient qu'une fois au moins au cours de son mandat le chef de l'État soit forcé de se soumettre à leur verdict. L'élection législative intermédiaire est ainsi le seul contrôle que subit un président élu, le seul moyen à la disposition des électeurs pour mettre en cause sa responsabilité politique. Elle disparaîtra avec le quinquennat. Le septennat présente donc de bien meilleures garanties en ce qui concerne " la capacité de chacun de peser sur notre destin collectif ", selon les termes employés par le président de la République.

Par ailleurs, comment croire sérieusement que l'on puisse toucher à un élément aussi important sur le plan symbolique et pratique que la durée du mandat du principal responsable du pays sans modifier l'économie générale de la Ve République ? " La seule certitude, remarque le constitutionaliste Dominique Rousseau, est que le quinquennat ne sera pas "sec" . " Aligner la durée des mandats du chef de l'État et des députés, c'est les placer dans une situation d'égalité symbolique et de rivalité, c'est ramener la fonction du président de la République à celle de chef permanent d'une majorité parlementaire élue et renouvelable en même temps que lui (si les élections sont en phase), à laquelle son destin sera entièrement lié. C'est, en d'autres termes, tourner le dos à la volonté qui était celle du général de Gaulle de permettre au chef de l'État de s'élever au-dessus des stricts enjeux de parti et de prendre un certain recul vis-à-vis de son camp grâce au découplage des mandats présidentiels et parlementaires.

 

Un saut dans l'inconnu, à reculons

 

C'est pourquoi la plupart des constitutionalistes conviennent que la fonction présidentielle et donc la nature du régime en seront radicalement transformés. Ils divergent en revanche sur le point de savoir dans quel sens jouera l'infléchissement. Il est d'ailleurs piquant de constater que le quinquennat recrute autant de partisans parmi les avocats du renforcement de la fonction présidentielle grâce à une accentuation du fait majoritaire que chez les tenants du retour en force d'un Parlement doté d'une nouvelle autonomie . D'autres enfin croient discerner dans cette réforme, pour s'en réjouir ou le regretter, les prémices d'une possible évolution de la Ve République vers un régime présidentiel à l'américaine, caractérisé par une stricte séparation des pouvoirs et un système de check and balance, qu'il semble d'ailleurs difficile d'acclimater en France.

Le quinquennat présidentiel, riche d'incertitudes et d'ambiguïtés , représente donc bien un saut dans l'inconnu institutionnel qui ne manquera pas de faire de nombreuses dupes parmi ses défenseurs et sera source d'instabilité : " On peut prédire sans risque, estiment Christophe Boutin et Frédéric Rouvillois, [qu'il suscitera], à plus ou moins brève échéance, une nouvelle révision qui accomplira ce que la première aura laissé en pointillés. "

En quoi la rapidité des mutations de notre époque pourrait-elle justifier que le Président de la République renonce à la possibilité d'inscrire son action dans la durée ? C'est au contraire dans les périodes de forte précarité que la stabilité constitue pour celui qui en dispose l'atout le plus précieux, facteur d'indépendance et d'autorité.

La continuité est traditionnellement considérée comme l'une des conditions d'un bon gouvernement. Saint Thomas d'Aquin souligne que la vertu de prudence qui doit inspirer les gouvernants suppose l'expérience et la mémoire du passé ainsi que la prévoyance, laquelle implique que " le regard se porte sur quelque chose de lointain comme à un terme auquel doivent être ordonnées les choses présentes ". Aujourd'hui, qu'il s'agisse des régimes de retraite, de la politique démographique, des grands programmes d'équipements civils et militaires ou des choix énergétiques, les affaires publiques appellent plus que jamais des décisions pour des échéances à 10, 20 ou 50 ans. Le premier responsable du pays doit donc être porté par la durée de son mandat à raisonner à moyen ou long terme.

À l'inverse, on voit mal en quoi l'état de " transe électorale " qui résulterait du quinquennat si les élections présidentielles et législatives étaient déphasées, pourrait améliorer le rendement de l'État. La durée est enfin d'autant plus indispensable au président de la République qu'il lui revient d'incarner la continuité de l'État et de faire prévaloir la permanence des intérêts nationaux, sans être prisonnier des préoccupations immédiates ni des démagogies passagères. Elle lui permet aussi en particulier une connaissance approfondie des questions internationales et l'établissement de relations personnelles avec ses partenaires. Pourquoi se priver de cet atout au prétexte que nos voisins n'en disposeraient pas tous au même degré ?

Reste l'argument, souvent entendu, du quinquennat conçu comme un moyen d'en finir avec la cohabitation, que le président de la République-cohabitant n'était guère en situation d'évoquer. Mais, même de ce point de vue, le mandat présidentiel de cinq ans ne peut être d'aucun secours. Rien n'assure d'abord que les élections présidentielles et législatives resteront synchronisées comme cela semble devoir être le cas en 2002 puisque le mandat d'une assemblée peut être écourté par une dissolution et celui d'un président par sa démission ou son décès. Il n'est enfin pas du tout exclu que les électeurs, qui, semble-t-il, on pris goût à la cohabitation, désignent le même jour un président et une majorité parlementaire de tendance différente , comme cela arrive fréquemment aux États Unis. Loin d'être éradiquée, la cohabitation poserait alors des difficultés d'une acuité inédite, les deux pouvoirs pouvant se prévaloir de deux légitimités simultanées .

Qu'on l'envisage sous l'angle de la participation des citoyens à la vie publique, de la stabilité institutionnelle, de l'efficacité de l'action, ou du " risque cohabitationiste ", le quinquennat marque toujours un recul par rapport au septennat. L'analyse strictement constitutionnelle échoue donc à expliquer la séduction persistante exercée depuis un quart de siècle par le mandat présidentiel de 5 ans, " cette vieille maîtresse du personnel politique ".

 

" Moderne, c'est tout ce qu'il y a dire "

 

Pour comprendre le quinquennat, il faut prêter l'oreille aux hymnes à la modernité entonnés par ses promoteurs. Le plus illustre d'entre eux, Valéry Giscard d'Estaing n'hésitait pas à déclarer par exemple avant le référendum : " C'est une réforme de modernité, et après tout, c'est presque tout ce qu'il y a à dire sur elle . " Contrairement à beaucoup de commentateurs qui ne voient là que slogans électoraux vides de sens, prenons au mot l'ancien président : la modernité, plus exactement ce que P.-A. Taguieff appelle la crise de la modernité tardive, fournit en effet une grille de lecture qui seule rend compte de tous les aspects du quinquennat, y compris le mélange d'adhésion et d'indifférence qu'il suscite.

Rappelons d'abord que la modernité est née du projet des Lumières de sortir l'homme " hors de l'état de minorité ", suivant la formule de Kant, de le constituer en sujet autonome, libéré de tout dogmes et superstitions grâce à la Raison. Comme telle, elle est inséparable de la croyance dans le progrès, c'est à dire de la conviction que l'histoire de l'humanité est celle d'une émancipation continue, au cours de laquelle seront repoussées les limites de la condition humaine. L'utopie du progrès a ainsi fondé un optimisme historique partagé par toute les variantes du progressisme, de sa version libérale à sa vision marxiste ; l'avenir y était l'objet d'une attente, d'une espérance. Or le règne providentiel de la Raison s'est effondré dans les hécatombes de la Première Guerre mondiale, puis les massacres de masse et les déportations qui ont accompagné la faillite des idéologies du xxe siècle . Et les inquiétudes nées d'un développement technoscientifique de plus en plus imprévisible, alors qu'il était à l'origine synonyme de promesse de bonheur, ont encore accru le scepticisme radical que rencontre à présent l'idée de progrès.

Désormais, l'optimisme historique et la Weltanschaung de la modernité occidentale se retrouvent en lambeaux. Cette crise a plongé les Modernes dans une nouvelle incapacité, non pas seulement à prévoir, mais à imaginer même un avenir plausible et souhaitable. Dans tous les domaines " le temps long est congédié. Le futur nous échappe. Il file entre nos doigts. Il nous quitte comme un songe ancien, nous laissant comme prisonniers d'un présent comminatoire " . Le renoncement à se projeter dans l'avenir entraîne la fin de l'action politique conçue comme projet rationnel, comme volonté collective de maîtriser son destin et de promouvoir un bien commun. Il correspond à un retour du destin au sens antique du terme.

On comprend dès lors en quoi le refus de toute visée prospective contenu dans le quinquennat s'inscrit parfaitement dans la logique de la modernité tardive et représente la tentation naturelle d'une classe politique aux yeux de laquelle il ne s'agit plus que de s'adapter à la mondialisation, à la libre circulation des flux financiers qui de toute façon est inéluctable. " La trilogie marché-technique-médias, tous trois étant mus par une logique "hors contrôle" figure la nouvelle incarnation d'un destin immaîtrisable " auquel la modernité n'aspire qu'à s'abandonner avec confiance pour se " libérer du fastidieux soucis de l'histoire ".

 

Le refus de l'exigence démocratique

 

Dès lors que l'on ne peut plus espérer peser sur la marche du monde, qu'il n'y a plus de projet pensable ni par conséquent de choix politique à effectuer, la démocratie perd tout sens et devient un simple théâtre procédural. La modernité du quinquennat est ici encore indéniable : le mandat présidentiel peut bien précipiter le rythme des consultations électorales, celles-ci auront de moins en moins de signification. L'opinion comprend confusément que ces élections présidentielles qu'on lui promet plus fréquentes ne lui donneront en rien davantage prise sur le réel. Ainsi s'explique le paradoxe d'une réforme censée permettre aux Français d'exprimer leurs choix plus souvent et qui recueille leur indifférence massive parce qu'ils savent que ces choix n'existent plus. La modernité tardive semble tourner le dos à " l'exigence démocratique suprême, celle de se gouverner soi-même " suivant l'expression de Marcel Gauchet.

Plus radicalement, cette répudiation de toute volonté d'infléchir le cours des événements qui oblige les gouvernants à se contenter d'adapter la société aux " contraintes ", c'est-à-dire aux lois du marché, entame inévitablement la légitimité du politique. Certains libéraux anglo-saxons souhaitent d'ailleurs " cette sortie de la politique " qu'ils baptisent opting out. Or, le quinquennat montre combien la classe politique française a intériorisé cette délégitimation qui est l'une des lignes de force de la modernité tardive : il ressemble à une mutilation volontaire qui prive le premier responsable du pays de la possibilité d'agir dans la durée et finalement à une abdication quasi unanime des politiques fatigués de leur souveraineté. Comme le remarque Roland Hureaux, le quinquennat revient à adresser aux Français le message subliminal suivant : " Excusez-nous, Messieurs-dames : nous ne servons à rien, nous ne sommes pas bons, nous n'avons pas d'idées, nous voulons surtout profiter des avantages de la fonction. Nous vous demandons néanmoins de voter pour nous. Mais rassurez-vous : ce ne sera que pour cinq ans . "

 

Le souci compulsif de bouger

 

Privée de sens et d'avenir, enfermée dans un présent exclusif, la modernité tardive s'étourdit dans le changement : le but importe peu, il n'existe d'ailleurs plus, seul compte le culte du nouveau, du plus " avancé ", du plus " innovant ". Ce qui vient après surpasse forcément ce qui précède. Il suffit de " bouger " puisque tout bouge et ces gesticulations trouvent leurs justifications en elles-mêmes. C'est en ce sens surtout que le quinquennat est moderne dans l'esprit de ses thuriféraires : ne succède-t-il pas chronologiquement au vieux septennat ? N'est-il pas promesse d'alternances politiques plus fréquentes ?

Le quinquennat procède donc d'une logique, celle de la modernité tardive, radicalement différente de la philosophie politique classique qui était encore celle des premiers Modernes. C'est pourquoi les analyses constitutionnelles qui se réfèrent implicitement à cette dernière sont impuissantes à saisir la signification profonde de cette réforme. À l'idée de nation conçue comme une communauté de citoyens cherchant à réaliser son bien commun, se substitue une vision dans laquelle il n'y a plus de bien commun imaginable, et par conséquent de moins en moins de nation : les sociétés modernes sont pulvérisées, atomisées par leur impuissance à définir un projet collectif, lequel suppose la capacité de se projeter dans le futur ; ne restent que des individus définis par la recherche exclusive de leur intérêt propre dans un monde globalisé et fragmenté, dénué de sens et de liens.

Le souci compulsif de " bouger " constitue le dernier " des vestiges et des déchets " du progressisme qui anime encore les " ultramodernes devenus antimodernes de cette fin de siècle " . Le stade ultime de la modernité finissante prend acte en effet de l'échec du règne de la Raison inauguré par les Lumières pour aborder les rives sombres du nihilisme . Le xxe siècle n'échappera à cet épuisement crépusculaire qu'en retrouvant " l'aimantation décisive du temps vers le pôle du salut " inventé par le prophétisme biblique, " son déploiement rectiligne vers un futur désigné par l'espérance " .

 

m. b.

 

 

 

 

 

 

 

Bibliographie

 

Collectif avec Paul-Marie Coûteaux, Edouard Husson, Philippe de Saint-Robert, Jean Foyer, Marie-France Garaud, Roland Hureaux, Catherine Rouvier-Mexis, Pierre-André Taguieff... Quinquennat ? Dites-leur non, François-Xavier de Guibert, " Combat pour la liberté de l'esprit ", août 2000 – Christophe Boutin et Frédéric Rouvillois, Quinquennat ou Septennat ?, Flammarion, " Dominos ", 2000 – Dominique Chagnollaud, Un président peut en cacher un autre, Flammarion, déc. 1999 – Olivier Duhamel, Le Quinquennat, Presses de Sciences Po, " La bibliothèque du citoyen ", juillet 2000 – Jean-Claude Guillebaud, La Refondation du monde, Seuil, 1999 – Pierre-André Taguieff, L'Effacement de l'avenir, Galilée, " Débats ", 1998