À L'HEURE où les pays de l'ex-bloc de l'Est frappent à la porte de l'Union européenne, et sont sur le point d'y rentrer, tout est fait pour que ce mouvement soit le plus fluide possible et semble le plus naturel possible.

Aucune vague n'agite le consensus politique ambiant. Cependant, cette entrée légitime et attendue de la grande famille de l'Europe orientale est faite comme si la mémoire des années de plomb sous le joug communiste était tenue pour rien. À cela, plusieurs raisons : le communisme n'a pas été vaincu militairement comme le nazisme, l'imprégnation culturelle dans les pays de l'Ouest reste forte, en particulier en France. La fille aînée de l'Église est aussi la fille aînée du communisme, tant par des racines historiques profondes (Révolution française, Commune) que par sa sensibilité naturelle pour une idéologie à portée universelle . Pourtant, les victimes existent, nombreuses, innombrables, mais elles demeurent dans le purgatoire de la mémoire.

Il y a tout juste un an, le 22 juillet 2002, le journaliste d'origine roumaine Radu Portocala demandait au président de l'Assemblée nationale une minute de silence pour les victimes du communisme . Une minute pour cent millions de morts, un détail du temps au regard de l'histoire pour ce qui n'est encore traité que comme un " détail de l'histoire " au regard du temps. Cette reconnaissance officielle a été faite déjà par les États-Unis d'Amérique en 1993 mais il faut bien avouer que ce n'est guère étonnant de leur part. Radu Portocala estime qu'il " est donc temps qu'à travers ses élus, la France dise au monde qu'elle condamne fermement les crimes du communisme. Il est temps que le souvenir de tous ces morts – " coupables " par leur naissance ou leur destin, quand ce n'était pour avoir pensé " autrement " – soit honoré comme il se doit dans un monde qui se dit juste et civilisé. Il est grand temps que cesse l'indulgence dont le système communiste a bénéficié, pendant un siècle, de la part de l'Occident tout entier, et de la France en particulier, et que soit dénoncée officiellement sa nature essentiellement meurtrière. "

Laissons le lecteur apprécier la hauteur de la réponse apportée à cette demande : " Il n'appartient pas au législateur français d'adopter un texte de reconnaissance de crimes politiques perpétrés en-dehors du sol national, texte qui, évidemment, ne pourrait avoir aucun caractère normatif. " L'aveuglement, ou le compromis politique, est donc toujours d'actualité. Il faut noter que la demande initiale était d'obtenir une minute de silence et non une proclamation mais le résultat est là : fin de non recevoir. Pourtant, la reconnaissance du génocide arménien pouvait ouvrir une voie. Rappelons les propos de François Rochebloine, rapporteur de la commission des Affaires étrangères de l'Assemblée nationale lors du débat sur le génocide arménien : " Les arguments déniant au Parlement le droit de qualifier l'histoire, sont également très surprenants au regard de ses pouvoirs de contrôle et de textes adoptés récemment, tels que la loi sur la reconnaissance de l'état de guerre en Algérie, ou sur l'esclavage. Au nom de quel interdit refuser aux parlementaires le droit de qualifier l'histoire ? On ne compte plus les commissions d'enquête et les missions d'information qui les ont conduits à interpréter le travail des experts et à les interroger. Or ceux-ci ont établi que le massacre de la population arménienne de l'Empire ottoman en 1915 est le premier génocide du XXe siècle, dont le déni pèse lourdement sur les descendants des victimes . "

Dès lors, si l'Histoire est qualifiable – ce que l'on ne se prive pas de faire dans bien des domaines – comment empêcher de porter un jugement moral fort sur des régimes qui éliminaient non la race mais la classe ? Sans doute la persistance du communisme y est-elle pour beaucoup et les relations d'affaires adoucissent-elles les consciences. Cela peut sans doute aider les choses de caresser le communisme dans le dos et dire : " Il n'a jamais porté la main sur les libertés, il a tiré les leçons de l'Histoire, il est représenté dans mon gouvernement, et j'en suis fier ! " On a la morale qu'on peut quand on reste prisonnier de son passé et la République des Droits de l'homme a, hélas, des mœurs bien putassières en ce domaine.

 

Les chrétiens face au communisme, aujourd'hui

Il reste que l'émergence, l'agonie, l'écroulement ou la persistance du modèle communiste pousse, ou doit pousser les chrétiens à se positionner. La séduction opérée par le messianisme temporel du communisme, proche en apparence de la quête évangélique, a provoqué des ravages immenses dans les rangs des baptisés, malgré le coup de semonce de l'encyclique Divini Redemptoris (19 mars 1937). Quand la vie n'est plus préoccupée que par la réalisation du royaume des hommes, aucune place ne reste à l'annonce du Royaume de Dieu. À cette aune, le Christ ne peut donc qu'être logiquement et implacablement flagellé à nouveau puis crucifié. Et avec le Christ, les hommes .

Que de pertes de repères pourtant par rapport à cette doctrine qui est l'antinomie du Notre-Père : " Que Ton nom ne soit pas sanctifié, que Ton règne ne vienne pas, que Ta volonté ne soit pas faite. " L'effacement des frontières intellectuelles n'a pu cependant se faire qu'avec l'aide des " pharisiens " contemporains, ceux qui devaient éclairer les hommes mais dont la lanterne n'éclairait en fait que des impasses. Trahison des clercs ou volonté manifeste, la collusion entre le marxisme et les intellectuels n'a jamais été aussi puissante que depuis les années soixante-dix, sous l'effet des idées de Gramsci.

Souvenons-nous de l'analyse d'Eugenio Corti : " En faisant abstraction de tous ces oripeaux idéologiques, il nous semble que ce qui a conduit Gramsci en dehors du parcours désastreux de Lénine a été une simple constatation, à savoir que ceux qui ont conduit par un processus séculaire l'Europe au seuil de la révolution communiste (comme aussi du nazisme, mais cela l'intéressait peu) n'avaient pas été les prolétaires, mais bien les intellectuels. C'est à eux que l'on doit d'abord l'anthropocentrisme de la Renaissance, puis ses développements au temps des Lumières qui ont débouché sur la philosophie idéaliste allemande et enfin sur l'idéologie marxiste. En cohérence avec ce processus, Gramsci proposa de charger la classe intellectuelle de faire la révolution en lui indiquant aussi la voie à parcourir : en substance un conditionnement systématique de tous les centres de culture et d'information . "

Conditionnement culturel mais aussi attaque en règle contre le " réalisme " chrétien, antinomie d'un marxisme pour lequel la réalité n'a de sens que comme produit de luttes. Or la réalité chrétienne admet et englobe des règles préexistantes, divines quand le marxisme crée ses propres règles en fonction des impératifs politiques. Si l'Évangile nous dit " que votre oui soit oui, votre non soit non ", dans l'esprit marxiste, un oui peut être un non le lendemain. D'où les quiproquos douloureux et l'indifférence aux massacres des libertés, voulus pour le bien des peuples. " Aujourd'hui, dans un camp comme dans l'autre, les individus oublient cette antinomie. Les chrétiens oublient que l'Église elle-même est soumise à la réalité, et les communistes trahissent le marxisme en réduisant leur idéologie à la défense des faibles contre les puissants. Ainsi, sous chaque étendard, naissent les contradictions et les dissensions dont un seul camp profite : celui qui se nourrit de la Contradiction, celui des marxistes . " L'individualisme aidant, et la recherche d'un bien-être matériel légitime, ne peut que renforcer la persistance du phénomène marxiste .

Quelle doit être l'attitude des chrétiens face au communisme ou à la négation des crimes de celui-ci ? Plusieurs types de réponses peuvent être apportés : l'oubli, la guerre, l'unité. Le premier est impensable car les crimes commis sur les hommes sont des crimes imprescriptibles contre l'esprit. L'atteinte de la dignité de l'homme est une atteinte à l'esprit de Dieu. L'oubli serait une injure aux victimes en même temps qu'un blanc-seing ou une reconnaissance de victoire aux partisans de la doctrine du communisme. La seconde attitude serait la " guerre " ouverte aux partisans de la doctrine communiste, voie séduisante mais qui ferait entrer les chrétiens dans une voie sans issue, une voie ou la dialectique et la lutte d'un adversaire contre l'autre serait l'unique but. L'Église ne peut employer l'épée contre l'épée. La troisième réponse, qui semble la plus adaptée du point de vue évangélique serait un renforcement de l'unité de l'Église, voie détournée, moins visible aux yeux des hommes, sans doute aussi aveu de faiblesse aux yeux des non-chrétiens, mais qui s'attaquerait directement au cœur du drame communiste. " Il faut rappeler que le communisme a toujours eu pour but de détruire l'Église en tant que communion. Aussi, pour renouveler l'Église qui a survécu au communisme, il faut la renforcer en tant que communion . "

Cette démarche chrétienne serait-elle antinomique avec la demande politique d'une minute de silence pour les victimes ? Assurément non. Ce serait le simple aveu que l'impasse reste une impasse et non une hypothétique voie d'avenir. Cela ne jetterait pas un voile d'opprobre sur tous ceux qui travaillent à réduire les inégalités, à soigner les plaies générées par nos sociétés infidèles à leurs principes. Ce serait une voie de libération de la mémoire en même temps qu'une réponse à la justice.

 

ENTRETIEN AVEC UN HOMME EN QUETE DE LA MEMOIRE

 

LIBERTE POLITIQUE — Vous êtes originaire de Roumanie, un pays d'Europe centrale qui, de 1945 à 1989, a connu une forme de gouvernement dictatorial se référant au communisme, de Ana Pauker à Nicolae Ceausescu. Quelle est votre expérience personnelle du communisme ?

 

RADU PORTOCALA — Ma confrontation avec le système communisme n'est pas très différente de celle de centaines de milliers de mes compatriotes. Cependant, plus on se rapproche du cœur du pouvoir, plus les risques sont grands. Mon grand-père a été, entre les deux guerres, une figure marquante du Parti libéral roumain. Il a été maire de Braïla (important port sur le Danube) et député. Entre 1937 et 1940, il a été ministre dans trois gouvernements libéraux. Arrêté par le pouvoir communiste en 1950, il est mort sous la torture. Mon père, médecin, éminent chercheur dans le domaine de la virologie, a passé deux ans dans des camps de travaux forcés (1952-1954) en tant que " fils d'ancien dignitaire " et a été interdit d'enseignement jusqu'à la fin de ses jours. Moi-même, j'ai subi ma première filature à l'âge de 16 ans. Après dix ans de tracasseries incessantes, j'ai fait l'objet, en 1977, d'une enquête pour " haute trahison " menée par la Securitate. J'ai été sauvé par le gouvernement grec qui a fait de très importantes pressions sur les autorités roumaines pour qu'on me permette de partir en exil avec les membres de ma famille proche. Ces événements vécus par ma famille m'empêchent de considérer le communisme comme une simple " machine pour intellectuels ". D'où ma demande d'une reconnaissance officielle des crimes communistes dans les pays occidentaux qui n'ont jamais connu la réalité du système.

 

L'effort de repentance est-il plus difficile dans ces pays ?

 

Pendant des décennies, l'Occident a gardé à l'égard du système communiste une étrange attitude – mélange malsain de crainte, d'incompréhension et de fascination. Empêtré dans ces ambiguïtés, le " monde libre " n'a jamais envisagé sérieusement la possibilité de défaire le communisme, dans lequel il s'acharnait à voir non pas l'ennemi irréductible, mais plutôt un concurrent avec lequel il était toujours possible de trouver des arrangements. La politique d'" endiguement ", que les États-Unis ont conçue, illustre bien cet état d'esprit : elle était une reconnaissance implicite de l'Empire rouge en tant que fait accompli et pérenne, face auquel la seule attitude possible était le timide espoir qu'il ne dépassera pas les limites qui lui avaient été consenties. Avec le temps, d'accord en compromis, l'" endiguement " s'est transformé en " coexistence pacifique ", puis en " détente ", pour glisser subrepticement vers une collaboration qui n'osait pas dire son nom. La Guerre froide ne fut rien d'autre qu'un échange stérile d'invectives, à l'ombre desquelles les concessions allaient bon train.

Irrésolution des gouvernants aidant, des foules nombreuses se sont laissées séduire par la perspective trompeuse des " lendemains qui chantent ". Les " compagnons de route ", que Lénine nommait lucidement les " idiots utiles ", furent légion parmi les intellectuels occidentaux les plus brillants. Une anthologie de l'indignité pourrait – et devrait même – contenir les inepties qu'ils ont jugé bon de dire ou d'écrire à la gloire du communisme et du soviétisme. Aucun reproche n'est fait aujourd'hui aux auteurs de ces bassesses. Bien au contraire : on respecte leur choix passé ou présent. Car on prétend toujours que le communisme " avait du bon ", qu'il proposait " un idéal " et qu'il a simplement été " perverti ".

La connivence est allée, donc, trop loin et trop de personnalités politiques ou culturelles s'y sont laissées entraîner pour que l'on puisse vraiment, aujourd'hui, espérer une repentance. Il faudrait reconnaître non seulement la faute, mais aussi la persistance dans la faute. Les Occidentaux n'accepteront jamais d'avouer cette longue complicité avec des régimes criminels. À l'Est non plus, d'ailleurs, aucune volonté de repentance ne s'est manifestée ni parmi les anciens commanditaires des crimes ni même parmi les bourreaux. Et l'Ouest a encouragé ouvertement cette " discrétion ". Ainsi va le " nouvel ordre mondial ", et le prix à payer pour son instauration est l'oubli de cent millions de victimes. Mais un monde qui se construit sur l'impunité des coupables et l'étouffement de la mémoire ne peut être que chancelant. Nos responsables ne semblent pas en être conscients.

 

Le fait que le communisme n'ait pas été vaincu militairement, comme le nazisme, préserve-t-il la légitimité de cette idéologie ?

 

Le communisme n'a été vaincu ni militairement ni d'une autre manière, pour la simple raison qu'il n'a pas été réellement combattu. Lorsque, depuis douze ans, on parle de la " mort du communisme ", on ne fait qu'entretenir une grave confusion. De 1989 à 1991, nous n'avons assisté qu'à la mise en hibernation des régimes communistes en Europe de l'Est et en URSS. Certes, le drapeau rouge ne flotte plus sur le Kremlin, mais l'étoile rouge est toujours là, comme un rappel à la lucidité. Mais on refuse d'y prêter attention. Dans ce qui a été le monde soviétique, les partis communistes ne sont plus au pouvoir, en revanche les communistes, avec leurs acolytes des polices secrètes et des services d'espionnage, ont fait main basse sur la vie politique et économique. Nous avons été témoins non pas de l'effondrement du communisme, mais d'une transformation radicale de ses techniques de gouvernement. La grande nouveauté, c'est que, pour la première fois et sous de fausses étiquettes sociaux-démocrates, voir même libérales, les communistes ont été légitimés par les urnes. L'Occident, feignant de ne pas remarquer la supercherie, est enchanté et pense que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.

Quant à l'idéologie – dont on n'a toujours pas cessé de dire, à l'Ouest, qu'elle était " porteuse d'espoir " –, un simple artifice lui évita de voir sa légitimité mise en cause : on a substitué la responsabilité de Staline à celle du système. Ce n'est pas le communisme, nous dit-on, qui est coupable de la mort de cent millions d'êtres humains, mais le stalinisme. Ce n'est donc pas le communisme que l'on blâmera, mais sa perversion stalinienne. Le communisme, pourtant intrinsèquement violent et meurtrier, sort blanchi de cette habile manipulation.

La " mise en sommeil " des régimes du bloc soviétique a contribué, elle aussi, à refaire la respectabilité du communisme : après la disparition de la référence négative, tangible, à laquelle se rapportaient toutes les critiques, l'utopie redevient légitime et l'on peut, en son nom, recommencer à organiser l'avenir. Et pour une raison qui demeure obscure, on s'obstine à croire que le communisme, qui s'est montré irréformable dans le monde soviétique, serait différent et meilleur dans son application occidentale.

 

L'érosion constante des scores électoraux des représentants du communisme n'est-elle pas un bon signe ?

 

Certes, à chaque élection on constate la baisse du score des partis communistes. Néanmoins, les syndicats contrôlés par ces partis jouent un rôle grandissant dans la vie politique et économique des États occidentaux. Une bonne partie de la presse – et donc de l'opinion publique – se trouve sous l'influence des idées communistes. Et de leur côté, les mouvements trotskistes, de plus en plus visibles et vindicatifs, attirent comme jamais auparavant militants et électeurs. La contestation du capitalisme libéral s'étend et se fait virulente. On retrouve des idées de gauche même dans le discours des hommes politiques de droite, qui, par ailleurs, se gardent bien de condamner explicitement le communisme et ses crimes. L'existence des partis communistes est indispensable au fonctionnement de la démocratie, disait l'un d'entre eux dans un accès d'inconscience. Quelle meilleure légitimité pouvaient espérer les héritiers de Lénine ?

 

Comment ressentez-vous, en qualité de Roumain, la persistance du communisme, sous sa forme culturelle (Gramsci), dans les pays d'Europe de l'Ouest ?

 

Une personne venant de là-bas, qui a connu l'horreur communiste dans sa chair, ne peut être que désemparée en constatant l'emprise des idées communistes sur le monde occidental. Dans les propos les plus banals on retrouve des traces de l'" enseignement " marxiste-léniniste – très souvent, d'ailleurs, chez des gens qui n'en sont pas conscients. Un état d'esprit s'est créé qui veut que seule l'appartenance à la gauche soit honorable. D'où une droite complexée, honteuse de ses propres valeurs, prête à faire n'importe quelle concession pour qu'on lui permette de survivre.

C'est, du reste, la droite qui s'est laissée manipuler le plus facilement (dans le cadre de leurs agissements à l'Ouest, les hommes des services secrets de Ceausescu, par exemple, cherchaient à infiltrer principalement les milieux politiques et journalistiques de droite), et c'est elle qui a donné les plus tristes exemples d'ambiguïté. Oublie-t-on, pour ne citer que ce lamentable incident, la sortie de Jacques Chirac, alors Premier ministre, conseillant au dissident Leonid Plioutch, à peine sorti du Goulag et réfugié en France, " plus de retenue " dans ses critiques du régime soviétique ? De là, il n'y avait qu'un pas jusqu'à la censure – et il a été franchi depuis longtemps. Mais, hélas ! dans un seul sens...

 

Jusqu'à quel point l'oubli des victimes peut-il aller ?

 

À l'automne 2001, la chaîne de télévision Arte diffusait une émission sur la persistance du communisme en Occident. Des images tournées à Paris, en marge d'une manifestation communiste, montraient une jeune femme qui se réclamait du stalinisme et qui affirmait calmement que s'il fallait qu'il y ait des morts pour les besoins de la révolution à venir, il y en aura sans doute. Qu'une telle chose soit dite en 2001 est, en soi, stupéfiant. Mais qu'il n'y ait eu aucune réaction, aucune protestation face à de tels propos, cela dépasse l'entendement. Peut-on, même en tant que simple militant, tenir impunément des propos de la sorte ? Permettrait-on qu'un individu, fût-il un anonyme filmé sur un trottoir parisien, promette la remise en marche des chambres à gaz ? Certes non, et c'est très bien. Mais pourquoi alors entourer le communisme de tant d'indulgence ?

 

L'occultation des victimes et de l'aspect criminogène du communisme est-il un encouragement pour le renouveau de l'idée communiste en Europe ?

 

Celui qui, arrivé de l'Est, découvre tout cela, ne peut se dire qu'une chose : si un jour le communisme déferle de nouveau sur le monde, son point de départ ne pourra être, cette fois-là, qu'ici, en Occident. Il se dit aussi que ceux qui auront contribué à l'épanouissement de ce communisme renouvelé devraient s'attendre au pire : ils seront, comme toujours, non pas ses héros, mais ses premières victimes.

 

Le génocide arménien a été reconnu le 18 janvier 2001 par le Parlement français. Ce génocide eut également des motifs idéologiques. Comment analysez-vous alors la réponse donnée par le président J.-L. Debré : " Il me semble qu'il n'appartient pas au législateur français d'adopter un texte de reconnaissance de crimes politiques perpétrés en dehors du sol national, texte qui, évidemment, ne pourrait avoir aucun caractère normatif " ?

 

Il faut, certes, se féliciter du fait que les Arméniens aient obtenu cette réparation morale, fût-elle tardive. Pour un moment, cette victoire a encouragé les gens de l'Est qui espéraient que leurs morts pouvaient, également, recevoir une reconnaissance officielle. Ce ne fut pas le cas. Il en ressort que, dans la classe politique française, la prudence face au communisme prétendument vaincu est bien plus grande que l'amitié envers les alliés turcs.

Quant à la réponse de Jean-Louis Debré, il faut signaler, en premier lieu, qu'elle n'a rien à voir avec la requête que j'avais formulée. Dans ma lettre ouverte – qu'aucun journal parisien n'a voulu publier et qui a été envoyée à tous les députés de la nouvelle majorité, sans susciter aucune réaction ! –, je lui demandais de prier les élus de la France d'observer une minute de silence à la mémoire des victimes du communisme. Le président de l'Assemblée nationale, n'ayant probablement pas lu ma supplique jusqu'au bout, me répond qu'un texte (une loi, donc) ne serait pas opportun. Ça gênerait, probablement, les camarades du PCF. Ou bien, ça rappellerait de manière désagréable au président de la République ses débuts dans la politique.

Le fait que la reconnaissance officielle des crimes communistes soit, aujourd'hui encore, une impossibilité en France prouve que ce pays n'a toujours pas les mains libres. D'ailleurs, d'autres sont dans la même situation. Aux États-Unis, par exemple, on a éliminé des archives nombre de documents concernant l'époque de la " guerre froide " pour la mauvaise raison qu'ils pourraient embarrasser la Russie ! L'histoire ne compte plus pour les bâtisseurs du " nouvel ordre mondial ".

La France, que le système communiste a infiltrée, espionnée et manipulée à souhait, ne se sent pas concernée par les crimes communistes. Les évoquer devant les personnalités publiques vous donne, immanquablement, l'impression que vous importunez, que vous déraisonnez même. Dans cette étrange atmosphère, le refus que le président de l'Assemblée nationale a opposé à ma demande constitue – même s'il n'en est pas conscient – un éclatant succès communiste. Il faut que ce succès soit connu, avec toute la misère politique qu'il sous-tend, afin qu'il démontre la persistance du communisme et qu'il serve d'exemple négatif.

 

S'agissant de la construction européenne et du regard que l'Europe doit avoir sur son passé, pensez-vous que la non-reconnaissance des crimes du communisme (reconnaissance officielle par les États membres) puisse être un obstacle " moral " au rapprochement entre les peuples ?

 

Depuis 1990, l'Occident et ses structures supra-étatiques (UE, OTAN, etc.) parlent beaucoup au pays de l'ancien bloc soviétique de leur avenir. Tous semblent vouloir oublier que l'avenir ne surgit jamais du néant, mais qu'il est une sorte de projection du passé, dont il porte les traces. Que cela plaise ou non, tout ce que l'on construit a le passé pour fondement, et si celui-ci est pourri il faut l'assainir. On a bien dénazifié l'Allemagne avant d'en faire une amie et une alliée. Pourquoi refuse-t-on donc la décommunisation de l'Europe centrale et orientale ? Cependant, à l'Ouest, nul ne veut plus parler du passé dévastateur que ces pays ont connu. Il a suffi de quelques mois pour que la rivalité se transforme en amitié indéfectible. Les ennemis d'hier ont simplement changé d'étiquette et l'Occident, qui, manifestement, n'attendait rien de plus, les a invités à pénétrer dans ses institutions les plus fermées. On les admire même : " Quelle magnifique reconversion ! " Mais a-t-on jamais osé envisager la reconversion d'un nazi ?

Tous les jours, les télévisions montrent des reportages réalisés dans les principales enceintes internationales à l'occasion de négociations avec les pays de l'ancien bloc soviétique. Et que voit-on ? Les images d'un bonheur absolu : tout le monde rit, se serre la main, se donne des tapes amicales dans le dos. Qui se demande encore quelles étaient les occupations, il y a douze ans, de tel ou tel personnage venu de ce monde jamais compris ? Aujourd'hui, de telles interrogations ennuient nos responsables, qui les écartent d'un geste de la main. Pourvu qu'ils aient changé d'étiquette, les apparatchiks et les espions d'hier sont, désormais, les bienvenus dans la " maison commune européenne " qui se construit dans l'allégresse selon les plans dressés par le KGB et rendus publics par Gorbatchev.

Le rapprochement est donc en train de se faire. Mais il est immoral – parce que conditionné par l'impunité des coupables et l'oubli des victimes –, et dangereux – parce que l'Ouest s'acharne à ne pas vouloir connaître la vraie nature de ses nouveaux amis. Pour les peuples de l'Est, ce rapprochement est en plus malsain, car il contribue à les empêcher de mettre de l'ordre dans leur passé. La frustration qui en ressort ne sera pas sans conséquences.

 

Peut-on, aujourd'hui, ou, plutôt, a-t-on le droit d'être anti-communiste ?

 

Durant les années 1930, le communisme s'est légitimé, pour la première fois dans son histoire, à travers l'anti-fascisme (l'expression a toujours été préférée à celle d'anti-nazisme à cause de la collusion entre Moscou – et, à sa traîne, de tous les partis communistes – et Berlin, collusion qui s'est matérialisée dans le pacte germano-soviétique de 1939, dont les termes furent respectés jusqu'en juin 1941.) Indirectement, le procès de Nuremberg – à la suite duquel les communistes ont maintenu la confusion entre nazisme et fascisme – a apporté une confirmation durable de la légitimité communiste.

Aujourd'hui, si le communisme était, enfin, reconnu officiellement – par les pouvoirs politiques et juridiques de l'Ouest – comme un système essentiellement criminel, l'anti-communisme pourrait sortir du ghetto où il est relégué depuis des décennies. Il perdrait sa réputation de maladie honteuse et deviendrait une attitude non seulement respectable, mais aussi, au vue des crimes commis au nom du marxisme-léninisme, légitime. Pour l'heure, les anti-communistes, même si on ne les tient plus pour des " chiens ", comme le faisait Sartre, demeurent plutôt suspects.

À la suite d'un calcul mesquin, les pouvoirs occidentaux – qui ne veulent ni se mettre à dos les communistes de l'intérieur, ni perdre l'amitié fraîchement acquise des communistes " convertis " de l'Est – n'ont aucune envie de voir l'anti-communisme sortir au grand jour. C'est pour cela que l'Occident, à moins d'y être forcé par une forte pression de l'opinion publique – ce qui est peu vraisemblable –, s'opposera systématiquement à l'organisation d'un procès du communisme.

L'anti-fascisme est toujours considéré comme un mouvement honorable, voir nécessaire – quoique le fascisme ne soit plus, à notre époque, qu'un fantasme entretenu pour justifier nombre d'actions de la gauche –, alors que l'anti-communisme est condamné à la marginalité et peut, à tout moment, déchaîner la furie des bien-pensants. Cette flagrante dissymétrie est l'une des plus graves injustices de notre temps.

Si le communisme n'était qu'une simple imposture, un ramassis de promesses irréalisables, les raisons de le combattre seraient uniquement intellectuelles. Mais, pendant huit décennies, le communisme a généré le malheur et répandu la mort dans toutes les contrées où sa tyrannie a été imposée. Il ne s'est jamais privé de clamer sa volonté d'hégémonie universelle et n'a jamais fait l'économie d'une subversion. L'homme nouveau qu'il veut produire – tout comme les nazis l'ont voulu à leur tour – est un monstre dépourvu de conscience qui représente un danger mortel pour le monde. La société qu'il veut construire est une geôle effrayante. C'est pour ces raisons qu'il est moralement légitime de se dresser contre lui et de chercher à obtenir sa condamnation.