JE TIENS AVANT TOUT à vous transmettre les salutations officielles et personnelles du Professeur Rocco Buttiglione, ministre chargé des Politiques communautaires ; vous connaissez tous l'attention qu'il porte au thème qui est au centre de notre débat d'aujourd'hui, ainsi que son engagement en tant que catholique, homme de culture et homme politique.

J'ai l'honneur de le représenter en vertu du travail que nous avons en commun dans le domaine juridique, et en tant que son collaborateur direct.

Permettez-moi de commencer ma courte réflexion à partir d'une expérience culturelle que j'ai faite récemment, en visitant l'exposition : " La pittura del Parmigianino e il manierismo europeo " (La peinture de Parmigianino et le maniérisme européen, ndt) à Parme, j'ai eu l'occasion, encore une fois, de remarquer avec admiration que les merveilleux tableaux de la période qui suit la Renaissance étaient dominés par des sujets et des scènes tirés de l'expérience religieuse des Écritures : Ancien et Nouveau Testament, ou en tout cas de la religion chrétienne (vie des saints, etc.), mais aussi de la civilisation gréco-romaine : ces contenus étaient ensuite exprimés dans la forme artistique de la peinture de l'époque de la Renaissance. J'ai constaté que, même pour l'observateur le moins attentif, il était difficile de nier les " racines chrétiennes " de la peinture occidentale, ou tout au moins l'influence de la religion et de la pensée chrétiennes dans les arts figuratifs.

Cela vient encore une fois confirmer les propos de Benedetto Croce, ce grand philosophe idéaliste et laïque du vingtième siècle, dans son œuvre " Perché non possiamo non definirci cristiani " (Pourquoi nous ne pouvons que nous définir comme étant chrétiens , ndt) ; on a récemment fêté l'anniversaire de la mort de ce philosophe auquel le ministre que je représente a dédié une œuvre commémorative originale, de nature philosophique (Discussion du 20/11/2002).

 

Il faut alors se demander comment le rappel des valeurs religieuses chrétiennes ne serait pas tout aussi naturel dans le domaine juridique – notamment pour ce qui est du système juridique européen et de la Constitution européenne –, aussi bien de jure contendo que de jure condito.

Vous savez qu'un fort mouvement de l'opinion publique italienne, non exclusivement catholique, s'est exprimé en plusieurs interventions significatives au sein des travaux parlementaires, au cours desquelles on a explicitement demandé l'amendement du texte de loi sur les valeurs de l'Union, et rappelé les valeurs religieuses de la tradition judéo-chrétienne. L'intervention devrait concerner notamment le texte de l'article 2 du Traité qui établit une Constitution européenne.

Le ministre des Politiques communautaires estime qu'un tel rappel doit apparaître également dans le préambule de la Magna Charta Europea.

Je rappelle également que le ministre Buttiglione avait déjà proposé un amendement relatif au rappel de la tradition judéo-chrétienne, mais aussi gréco-romaine, dans le cadre du Traité de Nice, et qu'il avait également proposé, à mon avis à très juste titre, que ce rappel soit gardé dans le cadre du domaine juridique institutionnel.

En ce qui concerne le premier aspect du débat, à savoir l'introduction de ce rappel dans la Constitution et les problèmes techniques et juridiques que cela poserait, comme certains l'affirment, il ressort qu'en considérant, entre autres, l'exemple des constitutions existantes dans de nombreux pays européens qui nous sont chers, la structure de la Constitution permet le rappel des valeurs religieuses aussi bien que de Dieu.

Une certaine doctrine juridique constitutionnelle affirmée estime que ce rappel iuris peut avoir une simple valeur programmatique plutôt que didactique. On puiserait ainsi dans la science et la jurisprudence constitutionnelle italienne qui distinguait entre les normes constitutionnelles didactiques et les normes constitutionnelles programmatiques. Cette distinction avait pour but de tempérer les effets d'innovation des articles de la Constitution de l'Italie démocratique qui venait d'entrer en vigueur, par rapport aux lois ordinaires de cette époque – surtout celles qui avaient été promulguées sous le régime fasciste. Toutefois, il n'en reste pas moins vrai que les normes de premier rang – exclusivement de principes ou programmatiques – seraient susceptibles d'être sanctionnées auprès des cours de justice européennes en cas de conflit avec des lois de l'État ou de violation des droits de l'homme, citoyen européen. Imaginons une situation limite : qu'un état de l'Europe future veuille adopter une législation religieuse imposant ou privilégiant un athéisme d'État ; dans ce contexte juridique, il y aurait non seulement une violation du principe de la liberté religieuse, mais aussi de l'article qui rappelle la valeur de la religion, et qui représente la reconnaissance, au niveau constitutionnel, des racines religieuses (judéo-chrétiennes ?) et des valeurs religieuses sur lesquelles reposera la structure juridique de l'Europe du futur.

Une déclaration de principe contenant un rappel des valeurs religieuses pourrait certes apparaître moins contraignante, elle n'aurait qu'une valeur de principe et n'entraînerait pas directement d'action en justice. Tout en respectant cette opinion juridique autorisée, nous estimons pouvoir apporter la contribution juridique de l'expérience italienne, et nous rappelons aussi que, lors de l'interprétation d'un article (même de rang constitutionnel), en cas de doute, il est toujours possible de faire appel herméneutiquement à la ratio legis , grâce à l'examen des travaux préparatoires au texte de loi, de la relation qui accompagne la loi et de son éventuel préambule, jusqu'à en arriver à la " voluntas " du législateur. Cela aurait pour but d'assurer la meilleure application possible de l'article au cas spécifique en question.

Le deuxième aspect du débat est représenté par le fait que, tant dans sa valeur " didactique " que dans sa valeur " programmatique ", le rappel aux valeurs religieuses et chrétiennes impose explicitement une révision et non une " collision " avec la notion juridique de liberté religieuse, telle qu'elle découle de la tradition des Lumières.

Comme vous le savez, le terme juridique de " liberté religieuse " a plusieurs valeurs juridiques et de nombreuses affinités électives : liberté de conscience, liberté de culte ; égalité face à l'État des différentes confessions et credo religieux...

Au sein de la notion juridique de liberté religieuse cohabitent, d'un point de vue historique, deux notions du rapport entre l'État et la liberté religieuse : l'une est laïque et l'autre est laïciste. En effet, liberté religieuse et liberté de religion constituent deux aspects différents du rapport entre la religion et la liberté : l'une a trait au for intérieur, et l'autre à ce que l'on appelle for extérieur. Incidemment, le philosophe italien Benedetto Croce, intégralement laïque et pourtant chrétien, qualifia son libéralisme philosophique et politique de " religion de la liberté " ; pourtant, combien d'actions d'intolérance et de crimes contre l'humanité ont été commis dans l'histoire, lorsque la liberté – aussi bien que l'égalité – furent considérées comme les seules valeurs absolues dont devait s'inspirer l'action de l'homme, et qu'aucune référence à un principe religieux et divin n'existait !

Une notion moderne de liberté religieuse n'exclut pas la possibilité de sauvegarder un État et un système de lois laïques, et elle n'exclut pas non plus la possibilité d'inclure dans la Constitution un rappel des valeurs religieuses et, qui plus est, chrétiennes.

D'autres sources historiques et juridiques plus autorisées ont voulu rappeler l'origine chrétienne du principe : " Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu " ; ce principe a évolué à travers un processus de séparation progressive entre l'Église et l'Empire, puis entre l'Église et l'État, et constitue la trame de fond de la formation de l'Europe moderne. De manière analogue, après la perte de son pouvoir temporel, la suprématie de la papauté ne s'exprime plus sur le terrain de la " domination " juridique, car ce serait empiéter sur le domaine de l'État.

Dans cette optique, le rappel des valeurs religieuses et des racines chrétiennes de l'Europe apparaît – plus que comme un simple hommage – comme la dette naturelle et historique dont l'Europe naissante doit s'acquitter envers sa culture d'origine – y compris d'un point de vue juridique. D'ailleurs, le rappel aux principes chrétiens de la liberté, de la dignité humaine, du respect de la personne, de la protection des plus faibles, de la valeur des societas mineures vis-à-vis de la moloch étatique supranationale vit déjà dans les articles fondamentaux de la future Charte constitutionnelle européenne.

Pour résumer, il convient simplement de souligner que le rappel juridique des valeurs chrétiennes ne porte pas atteinte à la possibilité d'adopter des mécanismes juridiques positifs, qui règlent les relations entre l'État, les Églises et d'autres cultes religieux – y compris dans le cadre du système juridique européen ; selon le principe de subsidiarité de l'État ou selon les formules constitutionnelles et politiques les plus appropriées, et librement choisies par ce Parlement : " Veniat Spiritus " pour les législateurs croyants et laïques.

En me voyant arrivé à la conclusion de ma courte réflexion, je ne peux que stimuler davantage votre courtoise attention, en citant ces propos de Karl Marx, philosophe du matérialisme historique par excellence dans ses Manuscrits économico-philosophiques : " Être radical signifie aller à la racine des choses et, pour l'homme, la racine est l'homme même... "

Conformément à notre pensée, la " racine " de l'humain doit être recherchée dans un principe transcendant et en tout cas religieux : le Dieu et le Christ de notre tradition chrétienne et catholique. Le fait d'ignorer nos racines communes impliquerait, à mon avis, la construction d'un système juridique dépourvu de capacité de projection dans le futur ; cette attitude serait comparable à celle d'un homme qui regarderait son avenir en faisant semblant d'oublier son passé : cela aurait pour conséquence son anéantissement. Ce phénomène – qui est connu sous le nom de " nihilisme " non seulement philosophique mais aussi institutionnel et juridique – est le signe évident de la crise de la société occidentale moderne !

 

D. I.