LIBERTE POLITIQUE n° 39, hiver 2007.

Par François de Lacoste Lareymondie. La question de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne est en train de bouger, d'une façon inattendue. La position française n'a pas changé, mais les Turcs eux-mêmes ont d'autres préoccupations, qui pourraient devenir prioritaires.


LA QUESTION de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne est en train de bouger ; mais d'une façon inattendue et dont l'issue demeure imprévisible. Pas en France, contrairement à ce que s'imaginent les sceptiques et les contestataires toujours prompts à voir poindre le spectre de la trahison chez leurs dirigeants, mais en Turquie même.
À Paris, c'est une déclaration de M. Jouyet, secrétaire d'État aux Affaires européennes, qui a semé le trouble, bien à tort me semble-t-il. Le 11 septembre, devant le comité Balladur (chargé de la réforme des institutions), le ministre s'interrogeait sur la pertinence de l'article de la Constitution rendant obligatoire un référendum sur toute nouvelle adhésion. Cet article 88-5 avait été ajouté à la Constitution à la demande de Jacques Chirac, à l'occasion de la révision de mars 2005 qui devait permettre d'adapter notre loi fondamentale à feu le projet de traité constitutionnel. Il s'agissait de garantir aux Français qu'ils seraient obligatoirement consultés sur l'adhésion de la Turquie, mais qu'ils le seraient en fin de parcours, quand le traité d'adhésion, négocié et signé, serait soumis à ratification... En termes politiques, c'était une tentative d'esquiver la question tout en liant les mains de son successeur (merci pour la bombe à retardement !).

Un article inutile et idiot


Les hypocrites et les complaisants avaient applaudi ; les gens sérieux avaient fait observer que 1/ cet article était inutile : la faculté de recourir au référendum existait déjà (article 11 de la Constitution) et l'absence d'obligation n'avait pas empêché Georges Pompidou de consulter les Français sur l'adhésion de la Grande-Bretagne, en 1972 : il suffit que le chef de l'exécutif prenne ses responsabilités ; 2/ cet article était idiot : devrait-on soumettre à référendum les éventuelles adhésions de la Suisse, de la Norvège, voire du Liechtenstein ? Y a-t-il un doute sur leur appartenance européenne tel qu'il faille, je ne dis pas laisser la faculté, mais contraindre le gouvernement à recourir à cette procédure lourde au risque d'un flop magistral ? 3/ Cet article était politiquement contradictoire : il ne s'appliquera pas aux adhésions faisant suite à des négociations officielles ouvertes avant le 1er juillet 2004 (Croatie et autres pays balkaniques). Mais en vertu de quoi le simple fait d'avoir ouvert une négociation dispenserait-il de se prononcer sur son issue selon une procédure rendue obligatoire à l'encontre des uns mais non des autres ?
La question de principe que pose la candidature de la Turquie à l'Union européenne ne se réglera pas, et ne doit pas se régler, dans dix ans, au terme des négociations. Négocier pendant dix ans, aboutir à un accord (forcément complexe, forcément multilatéral, à 27 + 1), et le rejeter ensuite par référendum constitue le meilleur moyen de susciter une crise grave et difficile à gérer. Les Français qui seraient appelés à se prononcer se trouveraient alors placés sous une contrainte qui attenterait sérieusement à leur liberté de choix ! Les Turcs aussi ont le droit de savoir dès le départ si on veut vraiment d'eux ou non : simple affaire de courtoisie, et de prudence politique. Cette question, c'est au début du processus qu'il faut la purger, et non à la fin...
Contrairement à ce que d'aucuns disent, la position du président de la République n'a pas varié : le porte-parole de l'Élysée l'a formellement réitérée en rappelant que la Turquie n'a pas sa place dans l'Union européenne, Nicolas Sarkozy l'a confirmée lui-même sur TF1 le 20 septembre ( pour la simple raison que la Turquie est en Asie mineure ), et à nouveau le 3 octobre au Premier ministre suédois Fredrik Reinfeldt. Que le secrétaire d'État aux Affaires européennes, dont on connaît les convictions europhiles et turcophiles, ait déclaré que l'article 88-5 pourrait être remis en cause, n'a donc guère d'importance : la façon qu'a Nicolas Sarkozy de fonctionner suffit à le montrer ; et le démenti élyséen l'a rappelé.
Au demeurant, le comité Balladur propose d'annuler l'initiative chiraquienne pour que la procédure applicable à la ratification des traités d'élargissement soit alignée sur la procédure de droit commun des révisions constitutionnelles ; c'est raisonnable.

La France isolée


Que se passe-t-il en réalité ? Il se passe que la France est totalement isolée sur ce sujet.

En Allemagne, les chrétiens-démocrates ont sacrifié leur opposition sur l'autel de la coalition avec le SPD. Ne parlons ni des Anglais, ni des Espagnols, ni des Italiens qui ont toujours été pour (on est en droit de s'en étonner de la part des deux derniers, mais c'est ainsi). Les gouvernements polonais et autrichiens sont pour, malgré, ou peut-être à cause de leur histoire. Les Grecs et les Chypriotes sont pour (mais oui !), les premiers parce qu'ils y voient le moyen de sécuriser enfin les îles de la mer Égée et de faire baisser la tension avec la Turquie, les autres parce qu'ils espèrent obtenir par ce biais un règlement de la question de Chypre-Nord qui soit plus équilibré que ne l'était le plan Annan qu'ils ont rejeté (illusion sans doute, mais c'est ainsi). Quant aux petits pays de l'Union, ils se rangent, comme d'habitude, derrière la Commission.
Il est vrai que les opinions publiques de plusieurs pays européens divergent de leur gouvernement. Mais c'est avec les gouvernements que l'on négocie, non avec les peuples. Et sans doute la divergence n'est pas telle que les peuples en question l'aient jugé suffisante pour censurer leurs gouvernants.
Lorsque dans une négociation, un pays est totalement isolé sur une question de principe, le risque est grand qu'il se fasse mettre en corner et qu'il n'ait plus aucune marge de manœuvre : ses partenaires ont en effet beau jeu de remettre cette question dans la balance à chaque occasion, de sorte qu'il est obligé de céder sur tout le reste pour ne pas transiger sur celle-là. La situation est pire encore, quand il doit présider (ce qui sera le cas de la France au deuxième semestre 2008) : le Président, comme partout, a plutôt l'obligation (politique s'entend) de rechercher le compromis ; il lui est donc quasiment impossible de tenir une position dure sur un point important. Or il y a beaucoup de sujets sur la table européenne, beaucoup trop pour que la France prenne un tel risque.

Desserrer l'étreinte

Quand on est isolé, est-il critiquable de faire preuve d'habilité et de gagner du temps ? L'expérience montre que c'est généralement plus efficace qu'une posture de principe. J'en veux pour preuve l'histoire de l'adhésion de la Grande-Bretagne : pendant que le général de Gaulle campait sur son refus, les négociations se poursuivaient dans les coulisses ; sans la France qui n'a donc pas pu peser sur leur contenu (d'où l'abandon de la préférence communautaire concédé aux britanniques dans notre dos, et irrattrapable ensuite). Si bien que George Pompidou a été piégé dans une alternative intenable : accepter l'adhésion telle que négociée ou casser la construction européenne, c'est-à-dire casser la politique agricole commune, principal acquis de l'époque. Il avait d'autant moins le choix que la majorité des Français penchait nettement en faveur de l'adhésion britannique et de la poursuite de la construction européenne. Sa seule porte de sortie fut de recourir au référendum pour désarmer le parti gaulliste.
D'où la tactique plus habile présentement adoptée qui, pour desserrer l'étreinte, consiste à ouvrir les négociations avec la Turquie sur les trente chapitres qui ne préjugent pas l'adhésion et qui devront, en tout état de cause, être également traités dans une formule d'association : il y a assez de matière pour occuper les négociateurs pendant quelques années. Et à ne pas ouvrir les cinq chapitres qui préjugent l'adhésion. C'est ce qui a été expressément convenu avec nos partenaires lors du Conseil de juin : rien ne permet de penser qu'ils se départiront de cette position.
L'habileté sert trop souvent à masquer des renoncements ? Certes. Elle comporte un risque ? Oui. Mais peut-on faire mieux dans le contexte actuel ?

La donne est en train de changer, à l'Est

Pendant ce temps, la situation évolue sur plusieurs plans. Sans doute était-ce l'un des objectifs poursuivis par le président de la République que de donner du temps au temps . Mais peut-être pas de la façon escomptée au départ, car c'est la Turquie qui est en train de changer la donne.
Laissons de côté la perspective d'une Union méditerranéenne. À vrai dire, personne ne sait ce qu'elle recouvre, trop vite sortie du chapeau sarkozyen pour n'être pas reçue avec circonspection : la diplomatie française parviendra-t-elle à lui donner assez de substance pour qu'elle apparaisse comme une alternative crédible ? La première esquisse qui en a été faite lors du voyage présidentiel au Maroc est restée floue et n'a guère convaincu, pas même les autorités marocaines pourtant bien disposées.
En revanche, tout est en train de se jouer au Proche-Orient, sur la question kurde.

La question kurde va devenir décisive

C'est un sujet sur lequel les Turcs sont totalement crispés, comme sur tout ce qui concerne leur identité nationale, leurs frontières, leur histoire et leurs minorités (Chypre, génocide arménien, etc.) n'ayant jamais fait leur deuil du démantèlement de l'empire ottoman, ni renoncé au mythe pan-turc, tous partis politiques confondus.
De leur côté, les Kurdes n'ont pas davantage renoncé à leur identité et à leur aspiration nationale, en dépit de leur dispersion entre quatre États depuis quatre-vingts ans. Ils ont le sentiment, assez juste et à forte odeur de pétrole, d'avoir été les dindons du partage des dépouilles ottomanes : après que le traité de Sèvres (1920) leur a reconnu l'indépendance comme aux autres peuples de l'ex-empire, le traité de Lausanne (1923) la leur a reprise en même temps que l'Irak était élargi à leurs dépens et placé sous mandat britannique. Partageant une même culture, entretenant entre eux des liens étroits par-dessus les frontières, les Kurdes sont suffisamment nombreux (au moins 35 millions) pour que leur aspiration ait un sens : l'exemple palestinien est là pour les y encourager.
C'est pourquoi les Kurdes d'Irak ont vu dans la chute de Saddam Hussein une chance historique ; d'où leur coopération exemplaire avec les Américains qui les ont récompensés par la création d'une province autonome. Pour assurer sa pérennité, le gouvernement du Kurdistan autonome irakien adopte un profil très prudent, ayant pacifié son territoire, le tenant à l'abri du terrorisme, et y favorisant un renouveau économique inconnu ailleurs en Irak grâce aux ressources pétrolières.
Le parti des indépendantistes kurdes de Turquie (PKK) a compris le bénéfice qu'il pouvait tirer de la situation. La Turquie est gênée par les négociations européennes et son alliance américaine. Comme les montagnes des confins irako-anatoliens sont très difficiles d'accès, et hors de tout contrôle de la part d'un gouvernement irakien à la débilité irrémédiable, sa marge de manœuvre était assez grande pour en faire une base inexpugnable à partir de laquelle il a pu s'implanter dans l'Est anatolien, y entretenir l'insécurité et y gagner du terrain. Il a beau être catalogué parmi les organisations terroristes, personne n'est en mesure de restreindre réellement ses activités ; pas même le gouvernement de la province kurde d'Irak. En dépit des différends que celui-ci entretient avec les dirigeants du PKK, malgré les risques que lui fait courir ce mouvement, il n'est sans doute pas en mesure de brider réellement les activités d'une organisation qui a sa propre logique et qui bénéficie d'un fort soutien populaire.
De son côté, Erdogan, après avoir infligé deux défaites politiques aux militaires (lors des élections législatives et des élections présidentielles), ne pourra pas les priver indéfiniment d'une revanche à l'extérieur ; d'autant moins que les Kurdes turcs ont aussi acquis une tribune politique et parlementaire par l'effet des concessions auxquelles le gouvernement d'Ankara a été contraint pour avancer dans les négociations européennes.

L'engrenage incontrôlable

Or une intervention militaire un tant soit peu importante dans le nord de l'Irak (des interventions ponctuelles discrètes ont déjà lieu) déstabilisera gravement tout le Proche-Orient. En effet, le terrain, la nature de l'adversaire et le soutien populaire dont il bénéficie, contraindront l'armée turque à employer des moyens très importants pour parvenir à un résultat tangible. Inévitablement, elle se heurtera non seulement aux guérilleros du PKK, mais aux cent mille peshmergas du Kurdistan irakien. Alors l'engrenage n'aura plus qu'à tourner. Quid des réactions américaines dont les troupes seront prises entre les feux de deux alliés ? Quid des autres voisins de l'Irak tentés d'intervenir à leur tour en faveur de leurs protégés respectifs ? Quid de la reconstitution d'un front arabe (la Turquie est un allié d'Israël) ? Quid des grandes puissances, notamment de la Russie ? Autant d'inconnues inquiétantes.
D'où l'intense ballet diplomatique de ces dernières semaines et les très fortes pressions américaines exercées sur tous les protagonistes. Mais l'enlisement des États-Unis en Irak les affaiblit ; la complexité de leur jeu au Proche-Orient les entrave ; et la prise de position du Congrès sur le génocide arménien a jeté de l'huile sur le feu. Parallèlement le gouvernement turc fait monter la pression, d'abord en demandant au parlement d'autoriser une intervention militaire, puis en rendant publiques les incursions de son armée en territoire irakien.

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La conjonction de tout cela rend peu probable la réussite des diplomates. On peut même penser que les Turcs, dont on connaît la brutalité et l'inaptitude aux concessions, sont prêts à se heurter aux Américains (la carte russe est de nouveau jouable par eux, comme elle l'a été au XIXe siècle) et à faire un bras d'honneur aux Européens (trop faibles pour réagir). Si Erdogan se sent contraint d'arbitrer entre son armée d'un côté, et les jeux diplomatiques de l'autre, hésitera-t-il vraiment ? J'en doute d'autant moins que rares sont ceux qui résistent à la tentation de se faire consacrer comme héros de la grandeur nationale bafouée, quand on a une revanche historique à prendre.
Que deviendra alors la question de l'adhésion à l'Union européenne ? Sera-t-elle emportée par les vents échappés de la boîte de Pandore ? Sans doute, mais à quel prix !

FR. DE LL.