Lucrèce, après avoir observé les modifications des techniques de construction de bateaux, d'armes de guerres ou d'instruments de musique, en déduisait que le monde n'existait pas de toute éternité. Il écrivait dans son De natura rerum : " Puisque j'ai pu constater ces faits, cela me prouve que l'Univers n'existe pas depuis toujours, qu'il est en évolution et que cette évolution se fait du plus simple au plus complexe, du moins performant au plus performant, du moins efficace au plus efficace.

" C'était sa version du panta rei d'Héraclite, tout est mouvement, tout évolue. Un monde éternel aurait en effet comme particularité de " lisser " les découvertes au lieu de les mettre en évidence.

Cette rupture par rapport à l'éternité du cosmos est très importante car elle est un point singulier dans la pensée humaine. En effet, les civilisations pré-chrétiennes ont adopté soit le point de vue d'immutabilité qui était celle d'Aristote soit un point de vue cyclique de retour associé au mythe du Phénix de destruction et d'auto-recréation. L'irruption du temps dans l'Univers sera l'apanage du peuple juif porteur de la vision de la Création à partir du Tohu-bohu et attendant la fin du monde. La discussion de la création ex nihilo si féconde au Moyen Âge existera aussi au sein de la théologie juive avec le concept du Tsimtsoum : " Ce qui s'est passé avant est caché et non révélé. Néanmoins, de ce qui est dit, voici ce que l'on peut en induire : le Saint Mystérieux a gravé un point par un retrait caché. Dans ce point, il a enfermé le Tout de la création " (Cazenave). Les visions de l'Univers vont donc se scinder entre ces deux points de vue : soit un Univers éternel soit un Univers apparaissant dans le temps.

 

Le temps cyclique a stérilisé la science

Si on se penche sur des civilisations qui ont été soumises à une vision cyclique du temps, on est forcé de constater combien les différents spécialistes de ces grandes civilisations ont été frappé par la stérilité scientifique qui en est résultée. Un cycle n'appelle en effet aucune nouvelle découverte ni aucun dynamisme. Pire, si la nature n'est pas donnée comme objet de découverte mais comme lieu où habitent dieux ou nymphes, il n'y a aucune liberté de recherche. Ainsi, J. Soustelle, dans son étude de la cosmologie aztèque, fait observer qu'aucune idée constructrice d'une notion de temps et d'espace ne pouvait émerger car cette cosmologie " ne fait aucune distinction radicale entre l'espace et le temps. Elle refuse, en particulier, de concevoir l'espace comme un milieu neutre et homogène, indépendant d'un processus de durée. Celui-ci fluctue à travers des catégories hétérogènes et individuelles dont les caractéristiques particulières se succèdent les unes autre dans un rythme fixé de manière cyclique. Il n'y a en effet aucun espace ni aucun temps mais seulement des espaces-temps dans lesquels sont immergés les phénomènes de la nature et les actions humaines, tous marqués par les qualités particulières de chaque lieu et de chaque instant ". La cosmologie aztèque est analogue à un écran sur lequel un mécanisme infatigable projette des éclairs lumineux en une succession inaltérable. Ce processus " n'est pas conçu comme le résultat d'un devenir plus ou moins ancré dans la durée, mais plutôt comme une succession de changements soudains et brutaux : aujourd'hui nous vivons sous des auspices favorables mais il se peut que, sans transition, nous soyons couverts des abominables nuages des jours de malheur (les "nemontemi"). La loi de l'Univers est une alternance de qualités distinctes bien séparées qui dominent, disparaissent et réapparaissent sans fin ". Ces phrases de J. Soustelle montre à l'évidence la faiblesse métaphysique de cette civilisation et par conséquence de sa science. Ceci ne fut pas sans conséquence sur l'histoire de ce peuple : Moctezuma, le dernier roi aztèque, fut défait par Cortès sans doute plus moralement que militairement en l'année 1519.

Pour ce qui concerne les Mayas, on ne peut qu'être frappé par l'analogie de civilisation qu'ils représentent avec les Grecs. Climat, ressources, cités, beaucoup de points communs pouvaient laisser présager l'émergence d'une culture de haut niveau. De plus, les Mayas avait le concept du zéro donc pouvait, au contraire des Grecs, mettre en place des équations et simplifier l'écriture des nombres. Si les Mayas étaient capables de déterminer les phases de la lune, ils avaient une dévotion particulière pour leur calendrier sacré, le tzolkin de 260 jours. Comme l'écrit Éric Thompson, spécialiste de cette civilisation : " Le cycle de 260 jours est le cœur du calendrier maya. C'est un almanach sacré et divinatoire qui n'est en relation avec aucun phénomène céleste... Il se répète à travers l'éternité indépendamment de la position du soleil, de la lune et de étoiles. " Leur calendrier en forme de roue est représentatif de cette vision cyclique du monde.

Dans les civilisations moyen-orientales, il nous faut citer les Égyptiens et les Babyloniens. L'Égypte est le lieu de la religion de l'au-delà. Si le papyrus est utilisé comme moyen de transmission de données, et si la médecine est assez évoluée — pensons aux embaumements par exemple — même s'il elle reste fortement animiste, les Égyptiens restent soumis à l'équivalence de 309 lunaisons avec 25 années. Ces chiffres fixaient inexorablement leurs fêtes religieuses. L'Egyptien doit s'identifier avec ce rythme cyclique qui révèle l'harmonie de la nature. L'éternité du monde est symbolisé par un serpent enroulé qui marque les limites du cosmos et dont la reptation avait créé le temps et l'espace.

Les Babyloniens avaient une arithmétique dont l'avancement, sous le règne d'Hammourabi, trois siècles avant notre ère, a fait et fait encore l'admiration des mathématiciens. Ils connaissaient la notation décimale et avaient des tables des carrés des nombres, de leurs cubes, de leurs racines carrées et de leurs racines cubiques. Ils savaient résoudre les équations du second degré, certaines équations cubiques et avaient une bonne approximation de la fonction exponentielle. Ils savaient que la différence du carré de deux nombres est égale au produit de leur somme et de leur différence. Mais, fait observer Van der Waerden, " les Babyloniens, quand ils posaient une question, avaient dans la tête d'effectuer un calcul, jamais de construire une théorie ou de prouver quelque chose ". Pas question de trouver chez eux l'équivalent des principes de géométrie d'Euclide. Quant à parler de leur astronomie, la lecture par Neugebauer de centaines de tablettes cunéiformes permet de dire avec Sarton, l'historien des sciences, que leurs calculs d'éphémérides " suggèrent plus une forme compliquée de divination qu'une nouvelle tranche des sciences. " Ceci est d'autant plus paradoxal qu'à la même époque en Grèce, avec laquelle les Babyloniens avaient des contacts fréquents, vivaient Calippe, Eudoxe, Appollonius, Hipparque et Aristarque de Samos. L'astronomie babylonienne était essentiellement astrologique. Son unité de temps parfaite était une période de 3600 ans bâtie sur quatre cycles et la fin du monde était prévue pour 600 x 3600 ans, nombre parfait.

 

L'année longue de Platon

Et les Grecs ? Platon voyait toute chose sous l'influence de la loi des cycles cosmiques dont une période, " l'année longue ", était le concept fondamental. Ainsi dans le Timée (39d) : " Toutefois, il n'en est pas moins possible de concevoir que le nombre parfait du Temps a accompli l'année parfaite, lorsque les huit révolutions, ayant égalisé leurs vitesses, reviennent au point initial. " Le moment de retour était inévitable et était marqué par des convulsions car le dieu n'était que l'un des deux protagonistes chargé du destin de l'Univers. Le second était le Chaos. L'univers naissait enveloppé dans des injonctions divines mais rapidement sombrait dans les méandres d'un désordre inéluctable avant de repartir pour une nouvelle aventure. Toutes les créatures mais aussi tous les systèmes politiques étaient soumis à cette loi des récurrences. Enfin, la dichotomie entre le monde parfait des idées et la réalité brumeuse de la matière ne pouvait que déboucher sur une science morte dans l'œuf. " Sauver les phénomènes " — mais au prix de sauver le dessein de l'homme aussi bien que du cosmos — ne pouvait que contraindre la science au lieu de lui donner la possibilité de se déployer.

Pour Aristote, le monde sublunaire apparaissait comme un gros animal soumis à des cycles de naissances et de morts pour l'éternité. Il faut remarquer que ses études sur le monde restait tributaire de la question de Platon dans le Timée (30): " De quelle forme d'animal le créateur a-t-il modelé le Monde ? " Timée répond que la nature du modèle du monde est le vivant en soi : " Le dieu, ayant décidé de former le Monde, le plus possible à la ressemblance du plus beau des êtres intelligibles et d'un Être parfait en tout, en a fait un Vivant unique, visible, ayant à l'intérieur de lui-même tous les vivants qui sont par nature de même sorte que lui. " Il faut souligner toutefois la réticence d'Aristote concernant le concept d'année longue, au sens platonicien du terme. Sa nuance d'appréciation provenait de l'incorruptibilité qu'il attribuait aux cieux. Pourtant l'éternité et la nécessité n'étaient pour lui que deux aspects d'une même réalité à savoir le processus cyclique. Il est clair que cette vision circulaire avait une incidence directe sur la pensée scientifique comme on peut s'en rendre compte dans les Météologues lors de sa discussion sur la circulation de l'eau où il approuve une pensée d'Anaxagore sur l'éther et ajoute : " Nous ne pouvons nous empêcher de penser que les mêmes idées reviennent en rotation chez les hommes, non pas une ou deux fois ou occasionnellement mais infiniment souvent. " Ainsi l'incorruptibilité et la nature divine des cieux prouvait la récurrente émergence de la même idée dans un processus infini. Dans sa Métaphysique, il en déduit des cycles de création en s'interrogeant : " Probablement tout art et toute philosophie ont souvent atteint un développement le plus complet possible et ensuite ont disparu. "

Chez les Ioniens, Anaximandre défendit le point de vue des cycles de naissances et de morts pour le monde : " De l'éternité infinie vient la destruction, de la même façon que la génération en est issue longtemps auparavant : toutes les générations et les destructions se reproduisent de manière cyclique " disait-il. Le temps lui-même était constitué de ces successions. Héraclite proposa un cycle de 10800 car 10800 = 30 x 360 mais la profondeur de sa pensée ne lui valut que le surnom d'" obscur " ! De même, les stoïciens — dont les principaux sont Zénon et Épicure — atteignirent le sommet en prétendant que les astres retrouveraient leurs exactes positions et que le monde repartirait pour une nouvelle histoire déjà écrite. Chrysippe, dans une œuvre sur le cosmos, prétendait que Socrate boirait de nouveau la ciguë et que la bataille de Salamine serait de nouveau perdue par Xerxès. La reconstitution de l'Univers ne serait pas le fait d'un épisode parmi d'autres mais se produirait à l'infini.

 

Fatalisme musulman, paresse chinoise

La situation dans le monde méditerranéen du VIe jusqu'au XIe siècle pourrait laisser penser que la riche civilisation arabe a été le lieu d'une fécondité scientifique. Georges Sarton, historien des sciences, associe un nom à chaque période de développement. De 450 à 400 avant Jésus-Christ, c'est l'âge de Platon puis d'Aristote, d'Euclide, d'Archimède et ainsi de suite. De 750 à 1100 après Jésus-Christ, trois cent cinquante ans sont marqués par la science en pays d'islam. Âges de Jabir, Khwarizuni, Razi, Masudi, Wafa, Biruni et Omar Khayam, des Arabes, des Turcs, des Afghans, des Perses. Après 1100 apparaissent les premiers Occidentaux, Gérard de Crémone, Jacob Anatoli et Roger Bacon mais subsistent encore en parallèle Averroès, Maimoun, Tusi et Ifn-Nasis qui découvrit la circulation sanguine avant Harvey. Après 1350, plus rien. On pourrait citer encore Alhazen (965-1039) dont les expériences en optique influencèrent les travaux de Roger Bacon. Il avait eu l'intuition du principe de réfraction d'un rayon lumineux qui passe d'un milieu dans un autre — la fameuse expérience du bâton brisé quand on le plonge dans l'eau ! — Sarton résume ainsi l'apport musulman : " La principale quoique la moins évidente réalisation du Moyen Âge, fut la création de l'esprit expérimental, et ceci a été le legs essentiel des musulmans dès le XIIe siècle. " Véhicule de données glanées sur le pourtour de la mare nostrum, l'islam n'a toutefois pas construit de véritable science. L'occasionnalisme et le fatalisme ont eu pour fruit la mort de la science malgré des penseurs comme Avicenne et Al-Farabi par exemple.

L'astrologie procède de remarques dans l'instant plus psychologiques que fondées sur des observations s'inscrivant dans le temps avec une recherche authentique de causalité. Le but n'est pas une explication des lois de l'Univers mais une interprétation liée à une époque d'événements ancrés dans une civilisation donnée. Il est vrai que des écoles arabes comme les frères de la pureté (Ikhwan al Safa) ont condamné une astrologie de faubourg dans leur traité Rasa'il sur la connaissance. Mais pour prendre cette encyclopédie de cinquante deux volumes, on y trouve pratiquement partout des notations astrologiques. Le macrocosme et le microcosme sont soumis non à des lois de la nature mais aux mouvements cycliques du soleil, de la lune et des planètes. Le jugement dernier devait arriver lors de la conjonction des six planètes, jour de création pour Dieu d'un nouveau jour. Les frères de la pureté faisaient observer que le passage des apogées des planètes d'un signe du zodiaque à un autre tous les trois mille ans signifiait des changements dramatiques dans les civilisations.

Si les savants arabes pouvaient adhérer du bout des lèvres à la notion de création ex nihilo, l'idée d'une création dans le temps n'avait aucun écho. Ainsi Pines dans son article : " Les précurseurs musulmans de la théorie de l'impetus " écrit-il : " Ce qui restait à faire était qu'Avicenne et ses successeurs laissassent les habits de la pensée des péripatéticiens et construisissent leur physique. Les philosophes arabes ne se mirent pas à cette tâche, ils ne l'envisagèrent même pas ! " Il est au contraire symptomatique qu'au moment où Tycho Brahé construisait son télescope à Prague, celui qui existait à Constantinople était détruit en 1580.

De la même façon, l'étonnement des jésuites à la cour des empereurs de Chine montre l'absence de réflexion scientifique dans une civilisation de haut niveau mais empêtrée dans une métaphysique de dualisme et de cyclicité. Ortous de Mairan, secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, s'interrogeait en 1728 dans sa correspondance avec le père Dominique Parrénin, un des jésuites en mission auprès de la cour impériale de Pékin, sur l'étrange paradoxe qu'il y avait à ne pas trouver de science du niveau de celle de l'Occident en Chine. Pourtant, la découverte de la poudre, sans parler de la qualité de leur orfèvrerie, prouvait l'existence d'un embryon de chimie. Les mathématiques chinoises comportaient au moins le théorème de Pythagore sur le carré de l'hypothénuse d'un triangle rectangle ; on sait que les artisans chinois vérifient l'orthogonalité des murs en comptant trois pas le long du premier mur, quatre pas le long du second puis joignent les deux points ainsi définis et constatent — si l'angle des deux murs est bien un angle droit — que leur distance est de cinq pas : c'est le fameux théorème puisque la somme du carré de trois et du carré de quatre est égal au carré de cinq... Enfin, le papier était un véhicule de transmission de données autrement plus facile à utiliser que des peaux de bêtes. Et pourtant, le révérend Parrénin écrivait en 1735 que les Chinois " eurent de tout temps à peu près toujours le même caractère que celui de ceux qui vivent actuellement : superstitieux, indolents, hostiles à toute innovation, préférant des intérêts réels et tangibles à ce qui, selon eux, n'est qu'une gloire vaine et stérile : la découverte de quelque chose de neuf ".

Diderot, dans l'Encyclopédie fait sienne cette interprétation en ne voulant pas aller au delà d'une étude qui n'est, tout compte fait, que psychologique. Quand Voltaire plaçait l'origine de la science aux Indes, Bailly, dans sa monumentale Histoire de l'astronomie faisait observer que " lorsqu'on considère avec attention l'état de l'astronomie en Chaldée, aux Indes et en Chine, on trouve là plus des débris que des éléments d'une science [...] Si les anciens hindous ou Chinois ne firent aucun progrès en astronomie, c'est tout simplement parce qu'ils ne l'inventèrent pas. "

 

Dieu et l'autonomie de la science

L'astrologie arabe va être reprise par le Moyen Âge et le lien que les médiévaux établissent entre la nature et l'homme sera une pierre d'achoppement pour le développement d'un regard scientifique dans les premiers siècles du deuxième millénaire. L'homme médiéval se sent comme un microcosme inclus dans un macrocosme et donc lie ses activités à la position des étoiles ou des planètes : semailles, soins médicaux, etc. Bernard Silvestre, membre de la très célèbre école de Chartres, dans son poème cosmologique De mundi universitate, ne manque pas d'utiliser les données astrologiques arabes, tout séduit qu'il est par l'ordre du monde. Ecartelés entre le texte du Timée et le texte mosaïque de Genèse 1, les membres de l'école de Chartres vont gloser sur l'ordre qui succède au chaos primitif. Le platonisme n'impose pas le fait d'un chaos primitif même si les théogonies commencent toutes par le chaos : le monde a toujours été et toujours été en ordre. Le passage du désordre à l'ordre — " la terre était informe et vide " dit la Genèse — pose le problème de l'intervention divine avec le piège de la confusion de l'immanence et de la transcendance. Les scholastiques vont réfléchir sur la phrase " Deus ex inordinata jactatione in ordinem redegit ". Dieu apparaît comme la forma essendi des créatures mais toute la difficulté va être d'éviter le polythéisme sous-jacent tout en unissant, sans sacrifier l'une à l'autre, l'immanence et la transcendance divine. Duns Scot Érigène n'hésite pas à écrire dans son De divisione naturae : " Peut-on nier que le Créateur et la créature ne font qu'un ? " puisqu'il subsiste en tout comme essence de tout. Sauver l'acte créateur sans abandonner la pensée de Platon relevait de la quadrature du cercle. J.-M Parent dans son étude sur la Création dans l'école de Chartres souligne combien les chartrains ont " pensé que la nature pouvait être étudiée sans référence immédiate à son auteur et que cette étude relevait de disciplines autonomes. Ils estiment que dans ce domaine livré aux investigations humaines, il vaut mieux chercher l'explication de phénomènes naturels que d'en appeler à la toute puissance divine pour faire taire toute curiosité ".

Ce dernier point de vue, qui est celui de Guillaume de Conches dans sa Philosophia mundi, sera lourd de conséquence pour le déploiement de la science dans les siècles suivants. Mais il fallait se dégager de l'étreinte des philosophies platoniciennes puis aristotéliciennes pour y parvenir. Maïmonide, philosophe juif du XIIe siècle, par son œuvre le Guide des égarés fut une source d'inspiration pour saint Thomas d'Aquin. Pour lui, si les lois de la nature étaient permanentes, il était conscient du fait que cette vision aristotélicienne contenait une certaine dose de blasphème car il était impossible de prétendre que " l'Univers existât, comme toutes les autres choses que l'on rencontre dans la nature, comme résultats des lois de la Nature " (II, 27). Maïmonide se trouve donc à la charnière entre une vision aristotélicienne qui était en train de s'évanouir et un renouveau de la pensée en Sorbonne. Il écrivait à usage de disciples futurs que " nous croyons que cet Univers a toujours les mêmes propriétés que lui a donné le Créateur et qu'aucune d'entre elles ne changera excepté par voie miraculeuse dans des cas particuliers, bien que le Créateur a le pouvoir de changer l'Univers tout entier, de le désintégrer, ou de retirer telles ou telles de ses propriétés. L'Univers a eu, cependant, un début et un commencement car lorsque rien n'existait sauf Dieu, sa sagesse décréta que l'Univers soit créé dans le temps, qu'il ne fut pas désintégré ni modifié au regard de ses propriétés sauf dans certaines circonstances.[...] Ceci est notre opinion et la base de notre religion ".

Le changement de point de vue se fera en deux temps. Tout d'abord l'abandon du Timée puis celui d'Aristote par la condamnation de 219 propositions considérées comme hérétiques par l'évêque de Paris, en particulier sur l'éternité du monde. Une difficulté consistait à tenter d'éviter la contradiction qui existait entre la création du monde dans le temps et l'éternité de l'univers que prônaient les Grecs. Éternité et temps que Boèce dans son De Consolatione Mundi va essayer de distinguer au regard de la Création et tenter, ainsi, de réconcilier la foi chrétienne en l'acte créateur ex nihilo et la pensée grecque. Timée se demande dans le dialogue platonicien si le monde a toujours existé, n'ayant pas eu de commencement, ou bien s'il est né. Il répond qu'il est né . Aristote dans le De Caelo reprend ce point de vue puisqu'il dit que selon le Timée, le ciel a eu un commencement mais ne finira pas. Guillaume de Conches dans son commentaire de Boèce observera subtilement que le Philosophe n'a pas voulu nier tout commencement mais un commencement in tempore.

Et Thomas d'Aquin ? Le docteur angélique va sauver la vision aristotélicienne de l'éternité du monde en disant que la création relève d'un acte de foi et donc qu'il n'y pas de contradiction. Il conservera Aristote tant que celui-ci ne sera pas en contradiction avec le credo de l'Église. Que se soit dans la Summa contra gentiles écrite pour dénoncer l'occasionalisme et le fatalisme du monde musulman ou plus tard dans la Summa theologica, Thomas d'Aquin sauve tout ce qui peut être sauvé de l'œuvre du Stagirite. Dans la quaestio 91 des suppléments de la tertia pars, il s'interroge sur l'état du monde après le jugement (" de qualitate mundi post judicium "). La confrontation de la foi chrétienne avec la philosophie grecque était inévitable : l'éternité du monde est contradictoire avec le nombre fini d'élus et donc le monde doit passer. Mais cela donne à Thomas l'occasion de réaffirmer la causalité efficiente d'un ciel en rotation, sur tout ce qui habite le monde sublunaire. La vision cyclique du retour des espèces, tant animales que végétales, était, pour lui, normale.

Vingt ans après la Summa contra gentiles de saint Thomas d'Aquin, le 7 mars 1277, l'évêque de Paris, Étienne Tempier, publie un décret qui marque — selon Pierre Duhem — le départ d'une période qui allait déboucher sur la science moderne. En particulier la proposition 49 condamne l'affirmation suivante : " Dieu ne saurait donner au ciel un mouvement de translation pour cette raison que, le ciel mû de la sorte, laisserait le vide derrière lui. " Autrement dit la toute puissance divine peut imprimer un mouvement de translation à l'univers et ce mouvement peut se dérouler dans le vide ou produire du vide. Il est clair que cette conception est en opposition avec le principe grec du mouvement. Pour Platon dans sa théorie de l'antipéristase, si la flèche lancée par un archer est animée d'un mouvement, c'est parce que l'air qui est devant la pointe de la flèche va se déplacer vers l'arrière pour la propulser. Pour Aristote, aucun corps qui est en mouvement ne peut l'être s'il n'est soumis à l'action d'un moteur qui soit distinct de lui et extérieur à lui mais constamment en contact avec lui. Il faut chercher dans le milieu dans lequel évolue la flèche la raison de son mouvement. Comme pour la propagation du son, c'est l'ébranlement des couches de l'air qui va justifier le mouvement.

Ce décret marque la maturité des universitaires de Sorbonne de l'époque, face à l'apport des Grecs et des Arabes en philosophie et en sciences. Il était exclu de dire que tout était soumis à un cycle de trente-six mille ans et que le monde était éternel. Jean Buridan et son disciple Nicolas Oresme vont s'appuyer sur ce socle pour proposer, au début du XIVe siècle, une nouvelle réflexion sur l'impulsion première qui fut à l'origine du mouvement. Dans le tome six du Système du monde Duhem écrit : " Après bien des vicissitudes, la foi chrétienne et la science expérimentale ont vaincu le dogmatisme aristotélicien comme le pyrrhonisme occamiste ; leurs efforts combinés ont engendré le positivisme chrétien dont Buridan nous a fait connaître les règles. " Telle une Béatrice conduisant la science hors des cercles infernaux, la métaphysique du Moyen Âge a donc donné l'impulsion intellectuelle qui conduira ultimement aux résultats de cet âge d'or scientifique que fut le XVIIe siècle. " [Newton] annoncera le plein épanouissement d'une fleur dont Jean Buridan avait semé la graine. Et ce jour ou cette graine fut semée est, peut-on dire, celui où naquit la Science moderne " (Système du monde VIII) et non pas au XVIIIe siècle comme le prétendait Lagrange dans son Traité de mécanique analytique...

Whitehead après Duhem reconnaît que ce moment fut décisif :

 

Je veux dire cette croyance inexpugnable que tout occurrence une fois détaillée peut être corrélée avec ses antécédents d'une façon parfaitement définie, mettant en évidence des principe généraux. Sans cette certitude, le labeur incroyable des scientifiques serait sans espoir. C'est dans cette conviction instinctive, jetée vivement devant l'imagination, que réside le moteur puissant de la recherche : il y a un secret, un secret qui peut être dévoilé. Comment cette conviction a-t-elle pu être si vivante dans l'esprit européen ? Quand nous comparons cet état d'esprit en Europe avec l'attitude d'autres civilisations laissées à elles-mêmes, il semble qu'il n'y ait qu'une seule source pour son origine. Cela doit provenir de l'instance médiévale sur la rationalité de Dieu conçue comme synthèse de l'énergie personnelle de Jéhovah et de la rationalité d'un philosophe grec. Tous les détails furent supervisés et ordonnés : la recherche dans la nature ne pourrait provenir que de l'apologie de la foi en une rationalité. Souvenez-vous que je ne parle pas des croyances explicites de quelques uns. Ce que je veux dire concerne l'impact sur l'esprit européen de ce qui provenait d'une foi centenaire non remise en question. Par cela je veux dire une tonalité instinctive de pensée et non pas un simple credo de mots. En Asie, la conception de Dieu était celle d'un être qui était ou soit trop arbitraire ou trop impersonnel pour que de telles idées puissent avoir le moindre impact sur les habitudes de pensée. Tout événement pouvait provenir du fiat d'un despote irrationnel ou pouvait surgir de quelque origine impersonnelle et impénétrable. Il n'y avait pas la même confiance que celle que l'on peut mettre dans la rationalité intelligible d'un être personnel. Je ne suis pas en train d'argumenter que l'assurance européenne dans l'impossibilité de scruter la nature était la conséquence logique justifiée par sa propre théologie. Mon seul souci est de comprendre comment cela a pu apparaître. Mon explication est que la foi en la possibilité d'une science, engendré avant tout développement scientifique, est un dérivé fût-il inconscient de la théologie médiévale.

 

 

 

Le Grand Tout des Modernes

La situation est-elle enfin stabilisée ? Hélas non ! Dans le modèle du Big Bang certains scientifiques vont adjoindre au Big-Bang un Big-Crunch correspondant à un effondrement gravitationnel. Les présupposés métaphysiques sont évidents : un éternel recommencement permet de renouer avec les vieux mythes des années longues qui ont représenté la seule explication disponible jusqu'à ce que le peuple juif bouscule ce cadre et ouvre le cercle vicieux du temps éternellement recommencé. Cette théorie suppose suffisamment de masse dans l'Univers, qui a jusqu'à présent refusé de la mettre en évidence même si les médias ont crié au miracle dès qu'on en trouvait une pincée !

Mais on a aussi la solution de détruire toute velléité de considérer un temps initial correspondant à une création. Ainsi Hawking, le très médiatique professeur de Cambridge, dans son livre Une brève histoire du temps nous donne sa version des faits. Carl Sagan, professeur à Cornell, en fait la synthèse suivante : " Hawking s'embarque dans une recherche pour répondre à la fameuse question d'Einstein se demandant si Dieu avait le choix en créant l'Univers. Hawking essaie et il le dit explicitement, de comprendre la pensée de Dieu. Et cela rend encore plus inattendue la conclusion de cet effort au moins jusqu'à présent : un univers sans limite dans l'espace, sans commencement ni fin dans le temps et rien à faire pour un créateur. "

Ce qui permet à Trinh Xuan Thuan de nous dire que cela impose que Dieu fût en dehors du temps : " Mais, dit-il, cela soulève aussi des difficultés : un tel Dieu, distant impersonnel ne serait plus à même de nous secourir[...]. Pourquoi se préoccuperait-il du progrès de la lutte humaine contre le mal ? Le résultat lui est connu d'avance. Un Dieu en dehors du temps ne pensera plus car la pensée est, elle aussi, une activité temporelle. Le savoir de Dieu ne changerait plus au cours du temps. Dieu devra connaître à l'avance tous les changements en fonction du temps du moindre atome de l'univers [...]. Le temps devenu élastique n'autorise plus un Dieu à la fois personnel et omniprésent. "

Pour les tenants d'une théorie quantique qui régit tout, les êtres retourneront dans le cycle infini des nuages de molécules : " poussières d'étoiles " nous sommes, potage de quarks nous serons à la fin de notre existence nous dissolvant dans le Grand Tout du New Age. Il n'est pas étonnant que les mystiques orientales aient fasciné les promoteurs de cette nouvelle physique: Bohr avait pour blason le Yin et le Yang, Shrödinger transposait toute chose dans le langage des Upanishad pour ne citer que deux des pères fondateurs de la mécanique quantique.

On a vu dans cet aperçu rapide combien la métaphysique du temps ouvert est essentielle pour la constitution d'une science. Les adeptes de la " Deep ecology " comme par exemple Ness, sont partisans de la destruction de la science porteuse de toutes les déviances qui conduisent aux destructions de l'environnement. Mais dans la même ligne ils sont aussi partisans de détruire les religions judéo-chrétiennes qui ont été le berceau de cette même science. Le temps comme irruption de l'éternité dans l'espace est en effet essentiel pour cette lecture du grand livre de la nature et ensuite aller jusqu'à son Créateur. " C'est une triste chose que la Nature parle et que le genre humain n'écoute pas " (Victor Hugo).

 

j. v.