Il faut absolument lire la contre-enquête d'Hubert de Beaufort sur l'affaire Papon, qui comprend une longue communication-entretien inédite (près de 100 pages sur 356) de Michel Bergès. Elle est à lire à double titre : non seulement elle rétablit des faits, mais elle sert la justice et la vérité.

 

En histoire, rien n'est plus fragile, plus ténu, plus malléable qu'un fait. Sa re-construction savante nécessite des trésors d'égards et de soins. Il est comme un nouveau-né, au sens où l'on parle de nouvelle naissance. Des pédiatres/historiens qui l'entourent l'un le choiera peut-être quand un autre lui trouvera des tares imaginaires et le mal-traitera. Ainsi, on peut devenir malade de son passé quand on n'a pas su le faire grandir en soi.

Comme la personnalité de l'enfant, le fait peut un jour se dérober, puis s'affirmer pour se dérober encore. Il peut aussi passer sous influence. Une époque croira le saisir, une autre le niera ou le transformera.

Quand l'historiographie, l'histoire de l'histoire, passe de l'affirmation d'un fait à sa dénégation, elle le fait de deux façons : 1/ de bonne foi, grâce à la découverte de sources nouvelles, à l'apport de sciences ou techniques collatérales. C'est le bon pédiatre. C'est le lent et honnête travail des hommes ; 2/ de mauvaise foi, par aveuglement sot, par cynisme politique, par idéologie pure. C'est le mauvais pédiatre. C'est la bêtise des hommes. À la destruction, l'occultation, la contrefaçon des sources, à l'oppression des consciences, à la menace physique, à la complaisance, la connivence, la complicité partisanes, depuis longtemps pratiquées, s'est ajoutée en ce siècle la manipulation médiatique des opinions.

Cette sale occurence ne s'est pas, hélas, épanouie uniquement sous Staline, Mao, Hitler ou Pol Pot. Dans son célèbre Richard III (1955), Paul Murray Kendall a démonté la falsification intentionnelle des sources par les successeurs Tudor du roi Plantagenêt qui, par nécessité politique, voulaient en faire un monstre. Cette falsification, quoique régulièrement contestée par les érudits, demeura la vérité commune pendant cinq siècles, au pays de l'habeas corpus.

 

Chasse à l'homme

La plus importante manipulation intentionnelle de faits passés à laquelle il nous ait été donné d'assister en France depuis longtemps, s'est achevée sous nos yeux entre 1995 et 1998. Ce fut, sous la Ve République, Jacques Chirac " régnant " à l'Elysée, Jacques Toubon, puis Elisabeth Guigou, étant garde des Sceaux : le procès Papon, son instruction, ses débats, son verdict.

Il faut rendre grâce à Hubert de Beaufort et à Michel Bergès de suivre les traces de Paul Murray Kendall. Il leur a fallu — surtout à Michel Bergès, compte-tenu de ses positions de départ, mais il est bon pédiatre — et il leur faudra encore un immense courage. Car la chasse à l'homme Papon vient de loin et de haut. Entamée dans les années quatre-vingts, elle prit son véritable essor après la déclaration très contestable et très contestée de Jacques Chirac du 16 juillet 1995, niant de facto, et par complaisance politique — le mauvais pédiatre ! — la France de la Résistance intérieure et de Londres, comme si le royaume de trois pieds carrés de Bourges, de Charles VII et de Jeanne, avait été rendu coupable, en son temps, de la France félone de Paris.

Elle connut une dernière accélération, quand le garde des Sceaux Toubon, d'une ultime chiquenaude politicienne, fit renvoyer en coulisses l'avocat général Defos du Rau, favorable à un non-lieu qui le paniquait. Sans vergogne apparente, le procureur Desclaux put alors choisir une échine plus souple, Marc Robert, et laisser le magistrat chargé de l'instruction, Annie Léotin, toute acquise aux parties civiles, rédiger un inepte arrêt de renvoi qui décrétait le crime et se débrouillait ensuite pour l'étayer de bouts de ficelle.

Qu'importaient en haut lieu des magistrats humiliés ou indignes, une accusation bâclée, une Justice rétrogradée à ses anciens niveaux de parodie, le ridicule évident de l'anachronisme, le risque émergent de manipulation de l'histoire de la Résistance et du Gaullisme ! Il fallait à nos apprentis-sorciers des sommets de l'État et des sphères intello-médiatiques, une catharsis finale qui, dans une immense transe pédagogique, la France entière transformée en classe unique, le monde et l'Allemagne goguenards logés dans les tribunes, purifierait une fois pour toutes cette période de notre passé, trierait enfin les justes des mauvais, c'est-à-dire les quelques centaines de bons des quarante millions de méchants; pouah ! tous ces odieux Français à bérets et baguettes dont — certains le pensaient — l'eau cristalline de l'Europe bientôt unie allait blanchir notre mémoire.

Le prix humain à payer était faible. C'était presque une guerre à zéro mort. On dirait aujourd'hui un Kosovo réussi. Seul en ferait les frais un veillard déjà condamné par quelques photocopies tirées de leur contexte, exploitées, triturées, contrefaites, traqué par telle télévision qui lui jetait sous les yeux en direct des photos de bambins joyeux gazés à Auschwitz pour l'en déclarer le bourreau, puis interdit d'antenne ici ou là pour qu'il ne puisse se défendre. Déjà les plus clairvoyants des cyniques, se remémorant telle ancienne une de Charlie-Hebdo, conscients de l'absence totale de rapport entre cet hallali et un procès démocratique, se pourléchaient à l'idée d'une nouvelle une surréaliste : " Procès tragique à Bordeaux : un mort. "

 

Les habits de Tacite

Seule la myopie historique, cette sorte d'accident du travail, de maladie professionnelle qui se porte sur les yeux des politiques quand ils sont toujours vissés à la loupe des sondages, et développe dans les cas les plus aigus une cécité morale complète, ne leur permit pas de voir la gangrène qui rongeait déjà ce dossier avant le 8 octobre 1997 et la confusion qui s'en allait suivre. Car le papy, curieusement, fit de la résistance, excusez le mot, et d'autres avec lui, pour qui l'honneur de l'humanité toute entière tient à l'honneur d'un seul.

Quand la police de Napoléon traquait les esprits libres et fusillait les opposants à son règne, Châteaubriand confiait à l'historien futur le soin de redresser la vérité tordue ou bafouée : " Lorsque, dans le silence de l'abjection, l'on n'entend plus retentir que la chaîne de l'esclave et la voix du délateur [...] l'historien parait, chargé de la vengeance des peuples. C'est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l'Empire [...]. Si le rôle de l'historien est beau, il est souvent dangereux ; mais il est des autels comme celui de l'honneur, qui, bien qu'abandonnés, réclament encore des sacrifices ... "

Durant ce " procès " où les chaînes de télévision et la voix des radios ont volontairement entretenu la confusion la plus totale entre devoir de mémoire et devoir de vérité et de justice, peu d'historiens se sont levés, face à elles, en plein jour, pour revêtir les habits de Tacite. Ce n'est que dans des livres restés confidentiels, aux titres généraux, qu'au détour d'une page apparaissent quelques condamnations étouffées et souvent partielles. Citons l'appréciation d'Henry Rousso sur la conduite des Klarsfeld : " Les moyens utilisés (pendant l'Affaire) pour entretenir le devoir de mémoire n'ont plus grand chose à voir avec la morale mais relèvent de l'agit-prop, de la provocation ou du mépris souverain d'une justice que l'on a par ailleurs sollicitée et réclamée à grands cris : on peut respecter sans réserve l'oeuvre de Serge Klarsfeld, comme historien et comme militant de la mémoire au sens le plus noble du terme; avait-il pour autant le droit de se croire au-dessus des lois et de la morale commune, comme lui et son fils Arno ont pu en donner le sentiment durant le procès . "

Derrière un titre se rapportant explicitement à l'affaire, mais neutre : le Procès Papon. Un journal d'audience, (Gallimard, 1998), Éric Conan, un de ses meilleurs spécialistes, a l'honnêteté de ne rien celer et restitue, au jour le jour, par la simple narration, les évidences criardes qui annihilent ce " procès " et le replacent sous son véritable jour : un montage idéologique, politique et médiatique, mais sans se départir, hélas, d'une équidistance du pour et du contre devenue fallacieuse, donc sans apitoiement particulier pour le supplicié, certainement coupable " quelque part ". Le procès est plutôt considéré techniquement, comme un bon objet d'étude dont on aurait seulement raté la dissection en laboratoire. Le taureau devait mourir mais, Dieu, que la corrida fut mauvaise !

Leur gêne à tous venait de ce que, au prix d'une instrumentalisation honteuse de la souffrance des victimes ou du deuil sans fin des fils et filles des victimes, — qui a dû satisfaire les pires voyeurs télévisuels —, l'opinion publique avait été massivement préparée à voir dans Papon, parce qu'il était devenu le dernier survivant des fonctionnaires de Vichy à avoir tenu, ne fût-ce qu'un petit rôle dans son administration préfectorale, la victime expiatoire idéale de la participation décrétée de la France — y compris celle de la Résistance — à la Shoah, quels qu'aient pu être ses liens réels d'exécutant subalterne — au besoin on les fabriquerait, ou on les extrapolerait, ce qui revient au même — avec les nazis et la Solution finale. Ce procès ne pouvait pas se terminer sans bûcher, dut-on, par absence de combustible, en rogner un peu le fagot (dix ans seulement !).

Or, les historiens d'aujourd'hui restent tétanisés devant une opinion conditionnée. Ils jouent leur carrière à trop la braver. Le dieu Moloch médiatique fait ployer l'intelligence, la connaissance, les compétences, la vérité.

 

Un mal ancien

Il faut remercier doublement Hubert de Beaufort d'imiter Tacite et de repousser Moloch. Du titre à la conclusion de son livre, il montre qu'il sait s'opposer, pour une cause juste, en fils de résistant. Car les Tacites se font rares dans notre société occidentale vieillissante et utilitariste où les historiens eux-mêmes se croient tenus de lui rendre des comptes, s'ils veulent garder sinon leur poste, du moins leur renommée et leurs éditeurs. On nage moins bien à contre-courant !

Cette faiblesse a frappé les plus grands, ce qui n'est pas une excuse. Tocqueville en fait le demi-aveu, dans sa lettre-confession à Madame Swetchine du 26 février 1857. Il attribue l' "inquiètude d'esprit ", qui le tanailla sa vie durant, " à cette passion du succès, du bruit, de la renommée [...], passion qui pousse quelquefois à de grandes choses, mais qui en elle assurément n'est pas grande . " Dans un livre qui n'est pas sans rapport direct avec l'affaire Papon, Jean-Noël Jeanneney écrit : " La société fait vivre les historiens et leur permet d'acquérir un certain savoir-faire pour les aider à enrichir, à toutes fins utiles, sa connaissance du passé. Et comme citoyens il me parait qu'il leur est difficile de se refuser à servir la Justice quand celle-ci les requiert de contribuer [...] à sa sagesse (c'est nous qui soulignons) . " La phrase, certes, est d'abord une critique de la position d'Henry Rousso, qui avait refusé de témoigner au procès, comme historien. Mais elle contient aussi des généralités. Est-ce ingénuité ou conviction fortement ancrée que de faire d'une dépendance de type appointeur/appointé la summa ratio qui gouvernerait les rapports entre l'historien, rebaptisé historien-citoyen, et la société ? Et que deviennent les droits de la conscience quand la Justice — et sa " sagesse " — sont ouvertement manipulées ?

Je me remémore cette lettre de Berryer à son vieil ami Laurentie, du 12 juin 1862. Il lui confiait son " pénible dégoût de discuter avec raison devant des juges dont les décisions sont arrêtées d'avance par l'esprit de parti [pensons à Annie Léotin] et dans l'espoir des faveurs gouvernementales " (le procureur Desclaux et l'avocat général Robert ont bien mérité de Jacques Toubon). Le grand avocat ajoutait : " À la fin de ma vie consacrée aux travaux judiciaires, je vois avec douleur le grand abaissement de toute dignité dans notre magistrature et la perte absolue de son indépendance, qui à travers nos révolutions conservait encore à l'administration de la justice en France une autorité morale et avait fait de cette magistrature le corps le plus constamment respectable et respecté et l'institution la plus salutaire pour notre pays [...]. "

Comment peut-on encore tirer d'un âge pré-démocratique des phrases qui s'accordent si bien à la situation d'aujourd'hui ? A-t-on régressé à ce point ?

Après 137 ans, malgré quelques tâches indélébiles marquant, ici ou là, le chemin parcouru, on pouvait penser enfin révolues ces accusations d'abaissement, volontaire ou contraint, de la justice. Pourtant qu'a-t-on vu ? Des magistrats intègres écartés vulgairement de l'instruction, un revirement spécieux de jurisprudence de notre plus haute cour civile, un président de cour d'assises outragé dans le prétoire par un avocat des parties civiles, sans mot dire du Parquet ; menacé de guerre psychologique dans la presse et sur les radios, sans réaction de la République, un garde des Sceaux, un gouvernement et un Président demeurant totalement silencieux dans ce qui restera — très longtemps, il faut l'espérer — une " affaire " hors normes.

L'omniprésence allemande, tous services confondus, la situation de Bordeaux en zone de sécurité maximale à l'intérieur de la zone occupée, 806 otages et résistants exécutés " qui faisaient peser une chape de terreur sur la population bordelaise et sur la préfecture ", l'absence quasi totale de marges de manœuvre de ladite préfecture, 1300 déportés politiques, drame parallèle mais inséparable de celui des 1600 déportés juifs, les consignes de Londres de rester en place pour assurer la transition lors de la libération du territoire, la sélectivité des dépositions ou témoignages retenus par l'accusation, toutes ces mises en perspective incessamment occultées dans l'arrêt de renvoi comme lors des débats eux-mêmes, H. de Beaufort les restitue, souvent dans leur plénitude.

Ce livre servira de point de départ à tout amoureux de la vérité, qui voudra un jour re-construire les faits si fragiles, si ténus, si malléables que ces six mois de barbarie juridique et historique ont transformés en champs de ruines.

b. de v.