Epitaphe :

" Périsse le jour qui me vit naître ! "

Job, 3, 1

 

Robert Bresson s'en est allé avec l'année, avec le siècle. Le vieux maître est parti discrètement, sur l'île Saint-Louis, sans demander son reste.

Il ne voulait pas voir le millénaire prochain, celui du fitness et de Wall Street, des tour-operators et des cloneurs. Bresson a traversé le siècle mieux que personne : il en a refusé les folies puis ignoré la fluidité américaine. Il s'est voulu hors du temps, hors de propos. Robert Bresson était l'inactuel du cinématographe, comme il disait. Robert Bresson était catholique.

Qui a vu tous ses films ? Est-ce nécessaire ? Le cinéma n'est rien, le cinéma est de la pellicule, un sel d'argent mobile qui nous donne l'illusion de la vie, parce que l'image défile trop vite pour notre rétine. Nous sommes loin de Bossuet ici-bas, à regarder défiler sur nos écrans les milliards d'images qui nous investissent quotidiennement. Investir est le mot : Bresson était le cinéaste du désinvestissement, le cinéaste du détachement. Il n'y avait pas d'acteurs pour lui, que des modèles ; pas de musiques, rien que des sons ; pas même d'images, des impressions. Robert Bresson nous détachait du réel : il retrouvait le monde, à mille milles du réel profané par l'image. Robert Bresson filmait la réalité défaillante d'un monde en suspens, d'un monde sans le Christ.

 

Il filmait de l'intérieur

Mais ne contournons pas l'obstacle ; tout le monde s'est réclamé de Bresson. Jean-Michel Frodon, dans son grand livre sur le cinéma français, écrit que Pickpocket a marqué des générations de cinéphiles et de cinéastes. Le narquois Louis Skorecki dans Libération affirme que les séries télé comme Sous le soleil sont imprégnées des leçons de Bresson ; que le jeu des acteurs se serait désincarné, ou presque, sous les auspices du vieux maître qu'il ne manque pas de dauber : évitons les encens...

Car Robert Bresson ne filmait pas des scènes, ni des jeux d'acteurs. Bresson n'avait rien à faire du jeu d'acteur hollyvaudou-shakespearien. Bresson filmait des êtres, ou ce qu'il en reste. Et il filmait des gestes. Personne n'a su filmer des gestes d'un pickpocket comme lui : ce bras si fluide, cette main si taquine, ce portefeuille volant d'une poche à une autre. Bresson filmait des poursuites en voiture de l'intérieur : de l'intérieur de la voiture, comme dans l'Argent. Il ne filmait pas le " réel " comme nous l'entendons, comme l'être zoomécanique conditionné l'entend. Il le filmait de l'intérieur, ce réel voisin de néant. Alors il filmait une cascade de l'intérieur de la voiture. Comme dans l'Argent.

L'Argent était son dernier film. Tout le monde (ou presque) l'encensa à Cannes. Un jeune fauché s'égare et tout bascule autour de lui, femmes, vie, enfant. C'était en 1983, quand la France a suivi la voie tracée par les marchés financiers, la voie tracée par la pensée inique. Mais il a peint le désespoir d'un homme déjà sans Dieu, déjà bernanosien. Dans le Diable probablement, Bresson avait déjà décrit ces trajectoires vaines, plus désespérantes que désespérées. Ces chemins qui ne mènent nulle part, et sont devenus nôtres.

Bresson était l'idole d'une certaine gauche libertaire, comme Rohmer. Allez savoir pourquoi ces cinéastes si français, libertin (Rohmer) ou rigoriste (Bresson) ont fait les frais de cette adoration superficielle. Les voies de la critique sont impénétrables. Mais peut-être que cette critique post-moderne avait fait sienne cette remarque d'un philosophe sur la condition post-moderne (Jean-François Lyotard) : " Le but de la vie est laissé à la diligence de chacun. Chacun est renvoyé à soi. Et l'on sait que ce soi est peu. " Le cinéma aussi est peu, et nos deux auteurs ont laissé de côté les effets spécieux du cinéma moderne pour retrouver la solitude du spectateur de salle obscure.

 

Cinéaste du sacré

Bresson composait ses films comme il écrivit ses Notes sur le cinématographe. Des éclairs, suivis de stases. Une intuition, suivie d'un commentaire, ou d'un comment se taire, comment ne pas faire de film, comment ne pas faire le jeu des acteurs, le jeu de la critique. Celle-ci a eu beau jeu justement de déniaiser Bresson en invoquant l'homosexualité latente de ses films (Skorecki) ou ses marottes d'artisan sûr du cinéma (Bory). Il est vrai que l'art de Bresson, comme celui de Bossuet en son temps (déjà) déchristianisé, était une provocation. Une pro-vocation à ne pas faire comme les autres, ni sur le plan du cinéma ni sur celui des idées.

Etre chrétien, c'est être seul, surtout dans le cinéma. Bresson était celui qui ne se conformait pas, celui qui n'était pas de ce monde. Comme l'Autre, la grande lumière. Il filma le Journal d'un curé de campagne comme s'il s'agissait vraiment d'un journal. La grâce est de s'oublier, écrit quelque part Bernanos dans ce texte de feu. Bresson oubliait le cinéma pour mieux saisir la grâce. Il s'agissait de ne pas laisser jouer l'homo ludens tout prêt à se désosser. À complaire au public. Molière aux vestiaires, et ses tartufferies.

Robert Bresson a filmé l'âne. L'âne Balthasar, dont on nous dit qu'il fut roi mage. Dans ce film il est le saint, nous dit la vieille paysanne. Cet âne devient martyr, l'âne-objet d'un être maléfique et si banal, parce que son maître lui préfère les machines. Les tracteurs. Les données chiffrées. Le reste. Apostasie de la paysannerie des Trente Glorieuses, qui rompit avec ses champs et créa les exploitations (quel mot !) et les poulaillers fous. Dans Balthazar, l'âne fait tout : puis il devient souffre-douleur, bête de cirque, contrebandier. Il meurt entouré d'agneaux. Il est celui qui ne comprend pas, mais qui a tout compris. Toujours ces tours de cirque, ces tours de passe-passe et ces cascades. Bresson est peut-être le seul vrai cinéaste d'action qu'il y ait jamais eu. Il firme les gestes et les actes, furtivement.

J'ai dit furtif. Bresson est un artiste, un moraliste furtif. Il serait plus proche de La Rochefoucauld que de Bossuet, que je citais plus haut. Ce cinéaste du sacré ne s'embarrasse pas de sermons. Quelques syllabes lui suffisent, à tout jamais. Son cinéma est furtif, comme ces avions que personne ne détectent, et qui lâchent pudiquement leur bombe. Bresson n'a pas pris la posture, et il a converti le monde, qui n'en pouvait mais.

Furtif, parce que fuyard. Tous ces hommes damnés, tous ces prisonniers du monde, et qui savent que le monde est comme une prison, et qui ne cessent de s'enfuir. Ceux qui laissent l'âne mourir pour fuir tous les gendarmes sont les premiers coupables. Bresson filmait l'art de la fugue, la fugue décevante. Sauf son condamné à mort, vrai maître d'Alcatraz, infiniment plus dynamique que tous les malabars américains, et qui fuit la prison nazie. Bresson savait ce que deviendrait l'homme, entre les Rosetta et les Schwartzenegger, les animaux humains et les Terminators.

 

Père de la dissolution du moi ?

Je reviens à la question : pourquoi Bresson a-t-il autant fasciné, avec le handicap — chrétien — qui fut le sien ? Sa vision noire du monde ? Peut-être. Elle s'accommodait au pessimisme de l'après-guerre : Beckett et tout le reste. Et Bresson a mis fin au cinéma chrétien sulpicien-hollywoodien, celui des Quo Vadis et des Zeffirelli, des Dix commandements et des pieux démagogues. Godard — le protestant Godard — nous racontait un jour que, assistant à Genève à une projection de Pickpocket, il entendit durant toute la séance un vieux bonhomme dire : " C'est pas possible... c'est pas possible... ", comme s'il se fût agi là du plus infect navet au monde, du pire pensum en l'univers. De ce point de vue, Bresson est réservé. Aux happy few, aux moins handicapés de l'esprit. Son cinéma est pur ésotérisme. Et vraie pro-vocation.

Et pourtant... Nul n'a plus mis le doigt que lui sur ce qui nous guettait, et qui depuis vingt ans est passé de mode : la déshumanisation, le satanisme matériel, la perfidie du sens. L'âne que l'on transforme en transport de contrebande. Un jeune homme est tué dans le Diable. Pour quelques sous, dans un cimetière. Déjà mort. Il est déjà mort, alors qu'il vit encore. Ce constat d'épouvante, qu'on a dit janséniste, nous ne cessons de le vivre. Hegel disait que l'argent était le mouvement du non-vivant. L'Argent, dernier film de Bresson, et qui incarne cette fluidité matérielle d'un monde mort. L'argent furtif et jamais sale. Ces sont les hommes qui sont sales, quand ils s'en mettent plein les doigts. L'homme damné ?

Bresson est-il coupable d'acédie, ce désespoir médiéval décrit par Jean Cassien, et qui prend l'âme des moines quand ils prient ? Bresson cinéaste de la vraie dépression, celle qui vous fait fondre dans le non-être, confondre l'être et le non-être ? Bresson père de la dissolution du moi au siècle du désenchantement du monde ? Et pourquoi pas. La rédemption finit par être obscène en notre siècle : tous en vacances, tous au travail, tous au ciné, et pour finir toutes et tous au paradis ! Le seul film heureux — et donc suspect — de Bresson est le premier : les Dames du Bois de Boulogne ; avec une tentation, une très forte tentation de retournement d'une manipulation, et une non moins grande tentation homosexuelle — Louis Skorecki a raison — entre deux femmes. Cocteau et Montherlant étaient passés par là.

Je préfère un Bresson larouchefoucaldien : nos vertus sont des vices bien camouflés. Nos vertus ne sont pas. Bresson furtif a contourné la fausse apparence des vertus. Et il gratte jusqu'au plus profond de notre noirceur ; jusqu'à ce qu'il ne reste rien. Dans un siècle de monstres, où l'homme pour finir a préféré s'oublier au sens second du terme — et satanique —, Bresson a préféré combattre. Il est remarquable, il est extraordinaire même qu'un artiste tel que lui ait pu s'exprimer. Il est au cinéma ce que Bernanos ou Chesterton, ce merle chanteur, ont été à la littérature. Des sortes d'oasis dans un désert abstrait fait de tueries et de festivités. Bresson méritait mieux que l'an 2000. Et il a eu ce que son âme désirait. Et l'âne est abattu entouré de brebis.

Ma compagnie, c'est la ténèbre (Psaume 88).

n. c.