En proposant une démarche de repentance pour les zones d'ombre des deux mille ans d'histoire du christianisme, Jean-Paul II rappelle indirectement que l'Église est un corps qui poursuit sa croissance tout au long de l'histoire et dont les membres demeurent solidaires les uns des autres.

Examen de conscience nécessaire puisque l'Église qui, rappelait Pie XII, " ne craint la vérité ni pour le passé ni pour le présent ni pour l'avenir ", est souvent infidèle et rebelle en ses membres. " Les persécutions, disait de Lubac, la font décroître au-dehors, les tentations auxquelles elle succombe la réduisent au-dedans. "

Cet examen ne peut donc se faire sans le discernement des faits historiques. L'attitude chrétienne face à l'État totalitaire qui est au cœur des recherches de Mgr Molette peut servir d'illustration . Ses travaux sur les travailleurs chrétiens requis en Allemagne dans le cadre du Service du Travail Obligatoire (STO), son combat en faveur de leur béatification — qu'il reprend dans le long article qu'il a rédigé pour Liberté politique, ont suscité des réactions de la part d'autres historiens qui lui ont reproché de privilégier les martyrs de l'apostolat clandestin au détriment des autres compagnons de la résistance spirituelle au nazisme .

 

Le siècle de la persécution totalitaire

Mais en amont de ce débat de spécialiste qui dépasse la reconnaissance de la couronne rouge du martyre ou de la couronne blanche, c'est l'étude de la condition martyrielle de l'Église en ce siècle qui reste en chantier. " Il y a aussi divers styles de martyre, disait Karl Rahner, que l'Esprit de Dieu, à l'œuvre dans l'Église et dans l'histoire du monde, suscite selon son bon plaisir ; on ne s'est pas encore arrêté suffisamment à considérer ce fait. On recule peut-être devant ce que révélerait cette étude bouleversante. Quelle différence n'y a-t-il pas entre le titanesque désir de mort d'un Ignace d'Antioche ou l'enthousiasme héroïque et rempli de l'Esprit qui anime les martyrs d'Extrême-Orient aux XVIe et XVIIe siècles et cet évanouissement anonyme et sans regard qui souvent caractérise le martyre du XXe siècle . "

Le XXe siècle dit-on souvent est le siècle des martyrs ; mais il est aussi celui qui a voulu occulter la possibilité même du martyre et de sa visibilité. Souvenons-nous de sainte Perpétue, martyre en 203, qui obtient de ses bourreaux de ne pas revêtir l'accoutrement des prêtresses de Cérés avant d'entrer dans l'arène : " "Si nous sommes venus ici volontairement, disait-elle, c'est pour défendre notre liberté ; si nous sacrifions notre vie, c'est pour n'avoir pas à faire pareille chose ; sur ce point, nous avons passé un contrat avec vous." L'injustice dut céder devant la justice ; le tribun consentit à les faire entrer avec leurs vêtements ordinaires . " Le totalitarisme ne voulait exiger à la manière antique une abjuration en bonne et due forme de ses victimes sous peine de mort ; dans la plupart des cas, trop instruit des valeurs du martyre chrétien il se devait de pervertir, de masquer les raisons de la persécution sous des considérations politiques ; la persécution sournoise, le discrédit par les procès pour trafic de devises ou de mœurs, la perversion des esprits par l'entremise des princes esclaves.

De plus le totalitarisme ne fait pas toujours du passé table rase comme on voudrait trop facilement le croire. Il se sait se servir de l'héritage : ainsi le fascisme et le nazisme savent tirer profit du cléricalisme ou du libéralisme en se servant des avantages d'une religion garantie par l'État ou d'une religion réduite au domaine privé comme le communisme sait aussi utiliser occasionnellement la symphonie des pouvoirs, le monophysisme politico-religieux des Églises d'Orient pour mieux absorber les gréco-catholiques dans l'Église orthodoxe . Mais les papes et les théologiens tels que Pie XI et Gaston Fessard l'avaient constaté depuis longtemps déjà en soulignant que le totalitarisme est un produit de décomposition du désordre politique.

Par ailleurs, la persécution totalitaire n'a pas été exclusivement antichrétienne même si le dessein de détruire l'Église occupe une place de choix dans le communisme et le nazisme. La population juive d'Europe fait figure de singularité en ce qu'elle a fait l'objet d'un projet d'extermination acharné. Hitler a voulu la disparition totale des Juifs. C'est bien ce qui déjouait toutes les procédures classiques du machiavélisme : " Hitler présente un caractère spécifique car l'assassinat de masse représentait pour lui une fin en soi alors qu'elle n'aurait été pour Staline qu'un instrument de l'action politique . " Et cela devait permettre ensuite la destruction en second de l'Église , sorte d'inversion diabolique de l'eschatologie chrétienne qui voit dans la conversion d'Israël la figure de l'achèvement de l'histoire du Salut.

 

De l'amour de la patrie au devoir de charité

Les totalitarismes ont persécuté d'autres catégories de personnes au point de rendre vertueuse la mémoire de toutes leurs victimes et de leur délivrer involontairement par coutumance un certificat de valeur civique. Les chrétiens parmi d'autres dira-t-on. Beaucoup de chrétiens ont en effet été persécutés et exterminés en tant que prêtres polonais, en tant que résistants, en tant que membres d'organisations d'aide aux réfugiés juifs, en tant que chrétiens d'origine juive, en tant qu'aumôniers ou militants clandestins... en tant que confesseurs de la foi. Les motivations d'acte de résistance au nazisme de la part des chrétiens ont été diverses elles aussi, ce qui ne signifie pas qu'elles aient été nécessairement contradictoires les unes par rapport aux autres : de l'amour de la patrie au devoir de charité. C'est ce qui fait dire à l'historien Étienne Fouilloux que " nous conservons l'expression [de résistance spirituelle] pour désigner au sein d'une résistance chrétienne plus large à forte tonalité confessionnelle ceux de ses membres qui en sont restés à la fabrication des "armes de l'esprit", au sauvetage des juifs et, pourquoi pas, les militants persécutés en Allemagne, à condition de ne pas en faire une variété spécifique, ni surtout supérieure à leurs compagnons de lutte et de misère ou de gloire " .

Mais n'est-ce pas en définitive la contribution positive des chrétiens aux conditions d'un ordre social chrétien qui s'est révélé d'essence martyrielle comme l'est et comme le restera toujours de façon privilégiée la confession explicite et individuelle de la foi entraînant la condamnation in odium fidei ? Pie XI avait dit du politique qu'il peut être l'expression la plus haute de la charité. Le corollaire implicite n'est-il pas que l'exercice de cette charité peut aussi revêtir une forme martyrielle sans même rentrer dans des considérations particulières de personnes ? Si l'évêque de Rome et d'autres évêques ont été reconnus par le peuple comme les défenseurs de la cité dans une Italie livrée à l'occupation allemande et aux représailles, le résistant chrétien qui distribue au péril de sa vie les enseignements des papes et des évêques d'Europe contenus dans Témoignage chrétien ou qui fait passer au péril de sa vie des réfugiés juifs voués à la déportation, ou le jésuite qui vient apporter les secours de la religion aux maquis du Vercors ne réalisent-ils pas ce même idéal d'un ordre social chrétien face au désordre établi ? Il appartient alors à tous ces membres d'exprimer cette condition martyrielle de tout le corps de l'Église qui ne se réduit pas à des individus isolés et à quelques héros. Cette réalité prophétique n'était-elle pas entr'aperçue par Jacques Maritain qui écrivait au sujet de la figure de la nouvelle chrétienté : " Il se pourrait qu'avant les suprêmes réintégrations dont nous avons parlé, le monde ne connaisse en fait qu'une époque de terreur et d'amour affrontés ; il se pourrait que tout l'effort des chrétiens dans l'ordre temporel doive se borner à rendre moins mauvais des régimes de civilisation configurés par Béhémoth ou Léviathan plutôt que sur la personne humaine ; il se pourrait que la communauté chrétienne, après avoir eu pour condition d'être persécutée par les païens, puis de persécuter les hérétiques, soit encore et de nouveau dans la condition d'être persécutée ; il lui resterait d'attester, au milieu des vicissitudes de l'histoire que tout ce qui n'est pas l'amour sombrera . " Une foule innombrable de ces saints anonymes dont le nom est inscrit dans le Livre de Vie devrait attester cette vérité prophétique.

Rien de ce qui est humain n'est étranger à l'Église. Et parce qu'il prétend remplacer le christianisme, rien de ce qui est inhumain n'a été étranger au totalitarisme, religion séculière, athéisme érigé en postulat scientifique et donc en idéologie. Le totalitarisme en se servant des ruines du passé s'est interposé contre l'Église au moment où en Europe occidentale des indices concordants semblaient laisser croire à une possible reconstruction de la cité chrétienne mais il a achoppé sur une donnée fondamentale : " Que dans l'action comme dans la souffrance la disponibilité chrétienne soit pleine de sens et puisse être totale marque sa supériorité par rapport à l'autre grande forme de disponibilité propre à notre temps, celle du communisme, pour lequel la souffrance, phénomène immense et inassimilable, n'est prise en considération que pour être supprimée . " Telle est la réalité véritablement totalitaire de la vie chrétienne qui peut se décliner dans la plus grande détresse et sous le mode de la faiblesse apparente et de la défaite temporelle qu'il est impossible d'extirper définitivement ni complètement.

 

Quelle reconnaissance ?

Il reste une question irritante et néanmoins bienvenue : " Quelle est la postérité de cet héroïsme dans l'Église, pour l'Église et dans le monde ? " Force est de constater que la mémoire de cette résistance spirituelle n'a pas donné lieu à des formes populaires de dévotion ou de commémoration mais qu'elle est demeurée pour les chrétiens eux-mêmes un objet de contradiction. " Après tout, déclarait le père de Lubac, le silence fait autour de la résistance spirituelle est dans la ligne de celle-ci. Le travail fait ne demandait aucune reconnaissance . " Partiellement fondatrice au lendemain de la guerre d'une légitimité politique dont la démocratie chrétienne européenne a été pour un temps la principale expression, la résistance chrétienne au nazisme est pourtant demeurée sans postérité pour le monde et ce, alors même qu'étaient et que sont toujours commémorés les héros de la résistance politique. De multiples raisons peuvent l'expliquer, la méthode de restriction mentale du laïcisme, les divisions entre chrétiens qui n'ont pas manqué de se produire mais aussi et plus profondément le fait que les causes de cette résistance étaient dans certains cas humainement partagées par les non chrétiens. Du même coup, l'exclusivité ne joue plus comme elle peut jouer a contrario dans le cas du mémorial juif. Dans ce cas en effet, l'exclusivité du projet exterminateur dispense de regarder les divisions de la communauté juive et scelle l'unité par l'intention même du bourreau. C'est ce qui permet de comprendre pourquoi l'État d'Israël, mais aussi la communauté juive dans son ensemble célèbrent la Shoah comme une " véritable religion civile, entretenue comme un culte national ", sorte d'image négative et séculière de l'élection.

Mais c'est plus encore par le concept de martyre que l'on mesure la sécularisation puisque le terme en vient à désigner aujourd'hui la souffrance ou la résistance face à la persécution en général et non plus la confession de la foi au risque de la mort. Balthasar écrivait : " Je ne crois guère que nos martyrs — dont la multitude toujours plus innombrable se fond imperceptiblement dans celle encore plus innombrable des martyrs morts pour l'humanité — pourraient dans leur ensemble regagner aujourd'hui la gloire d'antan ; je ne voudrais pas m'étendre sur les tristes raisons de cet état de choses : l'incroyable capacité d'oubli et l'indifférence de l'homme moderne, surtout dans nos pays développés, vis-à-vis de la misère et de tous les combats héroïques dans le monde . " Pis encore et par un révisionnisme presque inconscient, le libéral qui naguère saluait son compagnon chrétien de résistance oppose désormais à sa mémoire un silence amnésique quand il ne remet pas simplement en cause son existence. N'est-ce pas la pleine attestation que la figure de la reconnaissance mondaine ne fait que passer et que le véritable martyre chrétien lutte pour un royaume qui n'est pas de ce monde ? Ces propos n'ont pas pour prétention de réviser les clauses retenues par l'Église pour la reconnaissance et la canonisation des martyrs mais invitent à un approfondissement théologique qui pourrait être aussi une contribution majeure à l'histoire religieuse.

 

Jean Chaunu