LE PREMIER TOUR DES ELECTIONS PRESIDENTIELLES a vu le rejet des forces politiques établies, pour lesquelles n'ont voté qu'à peine un quart des électeur inscrits, et un inquiétant éclatement du corps électoral.

Il a ainsi montré à la fois la frustration de l'opinion à l'égard de la classe politique et l'ampleur de ses attentes.

Que par le jeu du système électoral, cette situation finisse par donner à la droite classique (qui avait pourtant été elle aussi sévèrement sanctionnée au premier tour des présidentielles) une majorité particulièrement confortable était au départ inattendu. La responsabilité qui pèse sur elle désormais n'en est que plus lourde. Si elle ne saurait, dans un tel contexte, rester inactive, elle risque cependant d'être à l'inverse tentée, soit pour faire de la gesticulation, soit pour faire passer telle ou telle idée tirée de son fonds idéologique, de se lancer dans un réformisme tout azimut, dont on peut craindre qu'il ne conduise à de graves déconvenues.

Que les dysfonctionnements que l'opinion ressent le plus douloureusement dans le fonctionnement de la justice, de l'éducation nationale, dans la prolifération bureaucratique ou l'alourdissement de la charge fiscale soient moins le résultat d'une évolution spontanée que de réformes conduites au cours des dernières années, serait assez facile à démontrer. C'est le propre des situations de crise que l'opinion ne tolère pas l'inaction dans son gouvernement. Chaque fois qu'un ministre s'agite pour réformer, l'opinion le crédite donc d'aller dans le bon sens. À cela s'ajoute une culture de ce que Pierre-André Taguieff appelle le " bougisme ", qui imprègne désormais toute la société, selon laquelle, dans un monde en mouvement, il faut bouger, peu importe en définitive où et comment.

Qui pourtant, à l'usage, prétendra que les réformes innombrables de l'éducation nationale (de Haby à Allègre) ont élevé le niveau général des élèves ou fait reculer l'illettrisme, que la loi Guigou a amélioré la sécurité et assuré le bon fonctionnement de la justice, que la décentralisation et la coopération intercommunale ont rapproché l'administration du citoyen et allégé les impôts locaux, que les 35 heures ont diminué le chômage, que la loi Pasqua sur l'aménagement du territoire a revitalisé le monde rural, que le plan Juppé a amélioré le fonctionnement de la Sécurité sociale, etc. ?

 

La tentation de l'auto-réforme

Cette simple évocation du peu d'effet des réformes emblématiques des dernières années montre qu'il y a moyen de faire des réformes n'importe où et n'importe comment, sans nullement répondre aux aspirations des Français, au contraire.

La tentation de faire des mauvaises réformes est d'autant plus grande que ces réformes contre-productives sont généralement l'émanation de la culture de la technostructure, qui forme l'armature des différents ministères et sur laquelle s'appuie le pouvoir politique. Un gouvernement peu inspiré demande généralement des propositions de changement à ses services, les mêmes qui ont conduit, pour le meilleur et le plus souvent pour le pire, les réformes des trente dernières années et qui sont donc les premiers responsables des dysfonctionnements que l'opinion voudrait voir redresser. L'administration de l'Éducation nationale n'est pas seulement un " mammouth " statique, elle est, comme presque toutes les administrations modernes, une infatigable machine réformatrice. Elle sait produire des réformes pédagogiques de plus en plus sophistiquées, comme celle de la justice sait produire des juridictions nouvelles et des procédures plus complexes, la direction des collectivités locales des structures intercommunales qui se surajoutent au maquis déjà existant, etc. Est-ce cela que demandent vraiment les Français ?

Dans cette perspective, nous n'hésitons pas à dire qu'il y a toute une série de réformes qui sont dans l'air du temps, dans les cartons des ministères, voire dans le programme de la nouvelle majorité qui nous semblent au mieux inutiles, au pire dangereuses et contre-productives par rapport aux attentes des Français, notamment dans les deux domaines où la droite s'est le plus engagée : l'amélioration de la sécurité et l'abaissement des impôts et des charges. C'est contre la tentation de s'y lancer de manière irréfléchie qu'il faut mettre en garde le nouveau pouvoir.

 

Les fausses bonnes réformes

Hélas, une des premières décisions qui aient été prises, avant même les élections législatives, nous paraît représentative de ce genre de fausses bonnes idées qui vont à l'encontre du but que l'on s'était assigné. Placer la police et la gendarmerie sous un même commandement, comme on l'a fait dès la formation du gouvernement Raffarin, ne correspond à aucune nécessité : personne ne prétendra sérieusement que la montée de la délinquance soit imputable, même à la marge, à un défaut de coordination entre ces deux institutions. Il y a certes, là derrière, un effet d'annonce, voulant signifier que le gouvernement reprend les choses en main. Mais à quel prix ? Celui d'une double frustration de deux corps déjà touchés par un profond malaise : la police craint d'être militarisée, la gendarmerie pourra plus que jamais revendiquer le bénéfice des privilèges de la police, notamment en matière d'horaires et de discipline. Et rien ne dit que, au terme, les voleurs seront mieux poursuivis !

Au risque de heurter les idées reçues, nous dirons qu'il vaut mieux ne pas trop toucher à l'Éducation nationale. Elle marche plutôt moins mal, quoi qu'on dise, que les autres systèmes publics occidentaux. Ce dont elle souffre le plus est le contrecoup des problèmes de société dont elle n'a pas la clef : crise de la famille, crise des banlieues, avènement d'une culture audiovisuelle qui encourage la dispersion et le " zapping ". Elle souffre surtout de trop de chamboulements : qu'on lui laisse donc un peu la paix ! D'autant que toutes les réformes depuis vingt ans vont dans le même sens, le mauvais : celui de la pédagogie supposée scientifique, aux effets souvent désastreux, celui du relâchement des disciplines structurantes (de la morale à la grammaire) et celui du faux égalitarisme. Elle est certes coûteuse et suradministrée mais ce sont les réformes qui produisent de l'administration. Toute réforme qui conduirait à des procédures supplémentaires doit être bannie. À ce titre, la méthode Allègre, du style " on va voir ce qu'on va voir ", est la pire qui se puisse imaginer.

En matière de retraite, la droite se propose de mettre " enfin " en place des fonds de pension. Si elle croit inévitable de le faire, que ce soit discrètement, par exemple par un sous-amendement à la loi des finances étendant le bénéfice du régime Préfon-retraite aux non-fonctionnaires. Car cette idée est loin d'être populaire. Face à une crise des retraites qui, pour des raisons démographiques bien connues, se profile à l'horizon, instituer des fonds de pension sans remettre en cause les régimes existants revient à laisser planer un doute dangereux sur la pérennité de ceux-ci, à inquiéter sans véritablement réformer, à troubler une opinion qui n'a pas seulement besoin de sécurité physique mais aussi de sécurité économique. Envisage-t-on sérieusement de réduire le vote Le Pen par les fonds de pension ? Quant à espérer rivaliser un jour avec les fonds de pension américains, sait-on qu'il faudrait pour cela doubler les cotisations obligatoires pendant vingt-cinq ans ? On se trouve loin du compte !

Il n'est pas sûr non plus que l'opinion demande autant qu'on le croit de nouvelles privatisations. La chair du patrimoine public a déjà été privatisée ; il ne reste que le squelette : les grands services publics, comme EDF et la SNCF, pour lesquels se posent de redoutables questions de principe. S'il s'agit seulement de réduire, comme le faisait la gauche, les déficits publics, en vendant quelques bijoux de famille, on est là aussi très loin de ce qu'il faudrait : ce ne sera qu'une goutte d'eau dans le tonneau des Danaïdes. La privatisation d'EDF serait sans doute la fin de notre programme nucléaire, sur lequel aucun groupe privé n'osera jamais affronter le lobby écologiste. Et si on croit vraiment qu'il faut continuer de privatiser, que la droite fasse comme la gauche : non point en fanfare mais discrètement. Car ce n'est pas non plus vraiment avec cela qu'on fera plaisir aux 75 % d'électeurs qui n'ont spontanément voté ni Chirac ni Jospin (ni Madelin !) aux présidentielles.

 

Dispendieuse décentralisation

En matière de gestion publique, la décentralisation semble être à nouveau dans l'air du temps. Nul certes n'en contestera la bien-fondé sur le plan philosophique. Mais il faut savoir qu'elle coûte cher. La première, celle de 1983, avait déjà entraîné le recrutement de 500000 fonctionnaires. À la différence des libéraux anglais, ceux de France ignorent cette loi arithmétique pourtant toute simple qu'on ne peut à la fois démultiplier les pôles de la puissance publique et réduire la sphère publique (et donc la charge fiscale) dans son ensemble. C'est l'un ou c'est l'autre. Ou alors il faut accompagner la décentralisation de réformes drastiques. Renforcer le pouvoir régional sans opérer en même temps des coupes claires dans le paysage local coûtera cher. Si l'on ne se sent pas le courage de supprimer par exemple les conseils généraux, autant vaut ne rien faire.

Toujours en matière de gestion locale, le ministère de l'Intérieur promeut depuis quarante ans, avec une persévérance admirable et sans que personne n'en conteste le bien-fondé, l'" intercommunalité ". Nos 36000 communes – qui ne coûtaient pas cher et ne faisaient du mal à personne – apparaissent comme un insupportable élément d'archaïsme aux hauts-fonctionnaires de ce ministère et à une partie de l'opinion parisienne. Faute de les supprimer – ce que l'opinion, à juste titre, n'accepterait pas — on invente année après année de nouvelles entités destinées à les vider sournoisement de leur substance : sivom, districts, communautés de ville, communautés de communes (quelle dénomination élégante !) et à présent pays, etc. qui, pour une part, se superposent, compliquent l'administration et, ce qui est plus grave, poussent toutes à la dépense. À cet égard, la loi Chevènement s'inscrit dans le droit fil de la loi Joxe et de la loi Pasqua. Le monde rural perd ainsi peu à peu son principal avantage comparatif qui était la modération fiscale. Voilà le type même de mauvaise réforme.

Que nos nouveaux gouvernants prennent clairement conscience de ce fait simple que l'électeur que l'on rencontre sur le marché ou dans sa boutique se moque comme d'une guigne de la déconcentration, de la décentralisation ou de l'intercommunalité : ce qu'il veut, c'est d'abord payer moins d'impôts. Toute réforme des institutions locales qui n'irait pas dans ce sens serait mauvaise.

La décentralisation est souvent confondue à tort avec l'aménagement du territoire, lequel vise une harmonieuse répartition de la population et des activités sur le territoire. Faute d'une vigoureuse péréquation des moyens financiers entre les régions, comme l'Allemagne la pratique, l'État peut utilement relancer la politique de rééquilibrage, dangereusement diluée au cours des dernières années.

La simplification est également nécessaire dans des domaines comme l'urbanisme ou l'environnement, où les dernières années ont vu la complexité des règles et des procédures croître et embellir joyeusement. Il est vrai qu'en ces domaines, Bruxelles s'est mis de la partie. La loi site SRU, votée en 1999, représente à cet égard un summum de complexité. Un gouvernement peu inspiré qui se contenterait en la matière de suivre l'avis de ses services ne manquera pas de compliquer encore les procédures. Alors que c'est le contraire qu'il faut faire, même s'il faut prendre à rebrousse-poil les administrations en charge de ces questions.

 

Justice : punir les coupables

Mais si toutes les réformes envisageables sont contre-productives ou dangereuses, que reste t-il en définitive à faire ? Faut-il se résoudre à ne rien faire ? Évidemment pas. Mais les vraies réformes qu'appelle notre pays ne sont pas en nombre illimité. Il vaut mieux bien faire celles-là et ne pas se disperser sur des projets inutiles. Ces réformes indispensables, nous pensons qu' elles sont au nombre de deux.

La première est une grande réforme de la justice. Rien ne sert de multiplier gendarmes et policiers si, faute de suites judiciaires adéquates, ceux-ci se trouvent démotivés. Au demeurant, tout autant que la " sécurité ", nos concitoyens, spécialement les plus démunis demandent la " justice " au sens traditionnel de ce mot, c'est-à-dire la punition des coupables. Sans tomber dans les excès du tout-répressif, il convient de trouver rapidement le moyen de sanctionner sans défaillance les crimes et délits, notamment en matière de petite délinquance et de toxicomanie, de trouver un traitement adéquat de la délinquance des mineurs et d'une façon générale de simplifier les procédures tout en préservant les droits de la défense. Tout cela passe par une reprise en main de la politique pénale, qui doit naturellement dépendre du gouvernement et sans doute par une refonte de la formation des magistrats, loin de toute idéologie. Si le contrôle des parquets par le pouvoir politique paraît suspect à l'opinion, osons alors instituer une parquet indépendant spécialisé dans les affaires politiques !

Il n'y a pas que la politique pénale qui soit à revoir. La jurisprudence Perruche a laissé entrevoir, par son excès même, les débordements du droit de la responsabilité, excès qui ont, on ne le dit pas assez, des effets pervers dans tout le corps social : complications bureaucratiques (sous forme de décharges, d'autorisations multiples, etc.), fuite devant les responsabilités, paralysie de certaines institutions...

On conçoit la difficulté d'une vraie réforme de la justice. Elle implique sans doute que quelques satisfactions morales – et matérielles — soient données aux magistrats : pourquoi pas la fusion de l'École de la magistrature et de l'École nationale d'administration ? Un moyen simple d'entamer la réforme de la justice dans le sens que le grand public souhaite serait l'abrogation pure et simple de la loi Guigou.

 

 

 

État : réduire les tâches

La seconde est une vraie réforme de l'État. Il est étonnant qu'aucune leçon n'ait été tirée jusqu'ici du lamentable fiasco que fut celui du Commissariat du même nom institué par le gouvernement Juppé en 1995. Une réforme de l'État demeure nécessaire si l'on veut contrôler la prolifération continue des agents publics – sous tous gouvernements – à l'œuvre depuis vingt ans. La démographie ne permet guère de réduire les dépenses de sécurité sociale (et surtout pas de toucher comme on l'a fait en 1995 aux prestations familiales !) ; la décentralisation rend difficile celle des collectivités locales (sauf à s'engager, comme le fit Mme Thatcher, dans une recentralisation !) ; les dépenses de l'État peuvent en principe être mieux contrôlées. D'autant que le départ en retraite de la moitié des fonctionnaires français dans les dix ans offre une aubaine qu'il serait criminel de ne pas mettre à profit. Mais si l'on ne remplace pas tous les partants, peut-on demander aux restants de travailler plus ? Évidemment pas. C'est donc la charge de travail globale qui doit diminuer.

L'urgence est telle qu'une réforme de l'État qui se fixerait d'autres objectifs que la réduction des tâches — ou les progrès de productivité — serait vouée à l'échec. Oublions donc les mots à la mode comme " modernisation ", transparence, déconcentration (généralement responsable d'effets pervers), " E-administration ", évaluation, qualité, etc. qui aboutissent presque tous à alourdir les effectifs et compliquer les procédures. Cessons aussi de vouloir transposer à toute force des concepts tirés du secteur privé dans un domaine dont la logique sera toujours différente. L'urgence, c'est un audit général des procédures gérées par l'administration, y compris au plus petit niveau afin de les simplifier coûte que coûte, quitte, quand l'Union européenne est compétente, ce qui est de plus en plus souvent le cas, à lui proposer ces simplifications. Cette réforme ne doit toucher que les emplois, pas les statuts. C'est pourquoi conjoindre la réforme de l'État et celle de la fonction publique est déjà mal poser le problème : si l'on veut que le gouvernement garde les coudées franches, il faut les séparer. À condition de ne pas vouloir chambouler leur statut, ni leur régime de retraite, il est possible d'obtenir des syndicats de fonctionnaires qu'ils laissent le champ libre au gouvernement en matière d'emplois et d'effectifs. Sur cette question des effectifs, un gouvernement digne de ce nom ne saurait négocier.

Contrôler les dépenses publiques par une vraie réforme de l'État, réformer en profondeur la justice : c'est ni plus ni moins que répondre aux deux préoccupations majeures des Français exprimées lors de la campagne électorale : la pression fiscale, la sécurité. C'est aussi rejoindre ce qui était déjà les deux griefs majeurs des Français à la veille de la Révolution de 1789 : les dépenses de l'État et les dysfonctionnements de la justice, si tant est que les deux situations soient comparables – il est probable qu'elles le sont !

En mettant l'accent sur ces deux réformes, nous n'évoquons pas le droit du travail. Là aussi pas de provocation inutile. Il est sûrement nécessaire de revoir les 35 heures si l'on veut éviter à notre pays d'être entraîné sur la pente fatale du déclin. Mais est-il envisageable de le faire sans augmenter les salaires, que ce soit globalement ou par le biais d'une libéralisation des heures supplémentaires, et donc sans relancer l'inflation ? Voilà une vraie question.

Il reste la question des retraites : on a dit que les fonds de pension n'étaient qu'une solution illusoire – et dangereuse politiquement. Des vraies solutions, il n'y en a que trois : augmenter les cotisations, réduire les prestations ou allonger la durée de cotisation. Il nous semble que seule la troisième est vraiment envisageable. L'amélioration de la santé et de l'espérance de vie la rend possible. L'instauration, en lieu et place d'une durée fixe, d'une sorte d'échelle mobile démographique, ajustant chaque année la durée des cotisations en fonction de la pyramide des âges présenterait le double avantage d'éviter des débats ultérieurs et de constituer une utile pédagogie sur le rôle du facteur démographique en la matière !

 

R. H.