LA RATIFICATION du projet de " Traité établissant une Constitution pour l'Europe " fournit l'occasion de poser à nouveau la question essentielle de la cohérence entre l'architecture institutionnelle dont l'Union souhaite se doter et le caractère propre de la réalité politique européenne.

 

Pour les catholiques qui s'interrogent sur leur responsabilité politique à l'égard du Traité, le débat doit être posé à son juste niveau : celui du soubassement éthique et culturel du fonctionnement de la démocratie en Europe, seul en mesure de répondre aux défis politiques majeurs qui se posent à l'homme européen, tels que l'Église les a identifiés depuis un quart de siècle, avec Jean Paul II :

 

· l'instrumentalisation de l'homme, et notamment du plus faible,

· la concentration de pouvoirs plus ou moins discrétionnaires, de type culturel, industriel, juridique ou politique, aux structures orientées vers le seul développement économique,

· le déterminisme de la politique, illustré par la soumission du législateur à " l'air du temps ".

 

À l'aune de ces critères, les objectifs des rédacteurs du Traité se révèlent légitimes, mais très décalés, dominés par des préoccupations fonctionnelles, de pouvoir et de procédure :

 

· remettre de l'ordre dans la succession des traités sur lesquels s'est édifiée une construction devenue excessivement complexe,

· revenir sur les équilibres institutionnels issus du Traité de Nice dont le compromis final, adopté par lassitude, semblait bancal à certains États (dont la France),

· saisir l'occasion de franchir un pas décisif dans l'adhésion des peuples en donnant de la construction européenne la visibilité d'un nouvel édifice politique.

 

En dépit des apparences, le résultat proposé ne modifie guère la structure et les principes de fonctionnement de l'Union. Récapitulation des précédents traités, le projet de Constitution n'a pas pu faire simple. Ses innovations sont faibles, et son caractère opératoire incertain. En réalité, le Traité consolide les logiques antérieures. À nos yeux, il présente trois risques majeurs :

 

· le refus d'assumer l'identité de l'Europe, garantie de ses libertés profondes (I)

· des droits fondamentaux à géométrie variable, livrés au positivisme de la Cour de justice (II)

· un déséquilibre institutionnel favorable à l'arbitraire technocratique (III)

 

À l'appui de ce constat, il faut aller plus loin : comment réveiller les esprits pour donner du sens à une Europe vieillie, en proie à une " dévastation des consciences " (Jean Paul II), et qui se cherche dans une construction procédurale qu'on prétend inéluctable ? Une crise est-elle envisageable ? et nécessaire ? (IV)

 

I- LE REFUS D'ASSUMER L'IDENTITE EUROPEENNE

 

Dès l'origine, les traités européens se sont trouvés au confluent de deux démarches contradictoires :

 

· celle des démocrates-chrétiens, animés par la volonté d'édifier une union politique qui prévienne le retour des guerres et qui équilibre les super-puissances,

· celle des constructivistes, issus d'une lignée de socialistes proudhoniens, milieux d'affaires engagés dans la mondialisation, et technocrates adeptes d'un " modernisme éclairé ", convaincus que l'économique doit primer le politique.

 

Le succès des traités européens a tenu au compromis empirique réalisé entre ces deux tendances. Chacune de ces tendances a donné lieu à des développements parallèles, sans poser a priori la question de la souveraineté politique des États et de ses attributs, qui les eût fait capoter. Pour ménager l'avenir, on a évité aussi d'arbitrer entre leurs contradictions.

Désormais, la tendance constructiviste semble l'emporter. Et avec elle le dépérissement des souverainetés locales intermédiaires (États et nations) que symbolisent l'importance prise par la Commission et l'envahissement de ses mécanismes technocratiques. Et de son côté, la source démocrate-chétienne paraît totalement tarie, impuissante à proposer une voie nouvelle.

D'où la rémanence de la question de l'identité européenne que la source démocrate-chrétienne ne peut éluder alors que l'autre l'évacue !

Sauf à considérer en effet que l'Union européenne doit demeurer un " objet politique non-identifié " (J. Delors), les droits de l'homme ne suffisent pas à la caractériser. Bien des pays à travers le monde les respectent et sont démocratiques : ils n'ont pas vocation pour autant à rejoindre l'Union européenne.

 

Le débat sur les " racines chrétiennes de l'Europe " aurait dû trouver ici son aboutissement. La formule trop vague " des héritages culturels, religieux et humanistes de l'Europe " sur lesquels sont assises les valeurs de liberté, d'égalité, de démocratie, de droits de la personne, en souligne l'inachèvement.

L'ajout de la référence à l'héritage chrétien, par sa vérité historique et sa spécificité anthropologique, aurait constitué le gage d'une non-dissolution et d'une préservation des fondements humanistes sans lesquels le projet européen se délite. En revanche, son absence délibérée interdira de s'y référer, même implicitement.

L'absence de référence à l'héritage chrétien montre que la crise d'identité n'est pas surmontée. Tant que durera cette crise, aucune solution ne sera trouvée aux questions d'élargissement laissées en suspens, mais aussi aux débats internes à l'Union européenne, notamment ceux qui concernent l'application de la Charte et des droits fondamentaux.

 

 

 

II- DES DROITS FONDAMENTAUX A GEOMETRIE VARIABLE

 

Les droits fondamentaux contenus dans la Charte ne sont pas nouveaux : ils sont repris de la Charte qui figure dans une déclaration annexée au Traité de Nice. Son caractère positif a déjà été souligné. Deux articles notamment méritent une particulière attention : l'article II-70 relatif à la liberté de pensée, de conscience et de religion, et l'article II-74 relatif au droit à l'éducation. La lecture de ces articles doit en outre se faire à la lumière de l'article I-52 qui confère un statut constitutionnel aux Églises et organisations non-confessionnelles. Du point de vue français, ces dispositions sont clairement plus protectrices que la lettre des lois en vigueur (loi de 1905 en particulier), indépendamment d'une pratique de fait libérale.

 

La nouveauté provient de l'incorporation de la Charte dans le traité, qui rend les droits déclarés contraignants, non seulement pour les institutions de l'Union mais aussi pour les États membres lorsqu'ils mettent en œuvre le droit de l'Union. Mais qui interprètera ces droiits, et comment ? Qui dira si l'on est ou non dans le champ des compétences de l'Union ?

Pour se prémunir d'une éventuelle dérive, les États ont fait ajouter un préambule à la Charte, ainsi qu'un titre VII sur son application et des déclarations interprétatives annexes. Mais le rôle d'arbitre suprême revient à la Cour de justice de l'Union européenne, une Cour hors-contrôle, livrée à elle-même.

L'article I-29 du traité confirme la mission de la Cour de justice qui est d'" assurer le respect du droit dans l'interprétation et l'application de la Constitution ". Utile à l'origine pour arbitrer les différents sur le fonctionnement des organes communautaires et leurs rapports avec les États, la Cour de justice a pris une importance considérable au fur et à mesure de l'extension des compétences de l'Union.

Mais allant au-delà de cette fonction régulatrice, la Cour a considéré que son mandat était de promouvoir, de définir le cas échéant, et de faire systématiquement prévaloir les normes européennes sur les normes nationales. Dans ce but, elle a érigé en principes absolus leur primauté et leur effet direct, dont elle s'est arrogée l'exclusivité d'interprétation. Ainsi, par une démarche prétorienne où elle est à la fois juge et partie, elle s'est transformée en une " machine à intégrer " par le droit.

 

La Cour s'est donc érigée en une sorte de cour constitutionnelle. Mais à la différence de ses homologues, elle n'a de compte à rendre à personne, ni à ceux qui l'ont nommée, ni au peuple qui l'aurait mandatée. Nous serons ipso facto livrés à l'arbitraire d'une jurisprudence souveraine et imprévisible.

En l'absence de mention à l'héritage chrétien de l'Europe qui eût fourni, de façon synthétique mais claire, un cadre de références universelles et fondatrices, la Cour ne sera pas en mesure de défendre une conception substantielle ou ontologique des droits proclamés (comme le droit à la vie humaine ou la définition du mariage) ; elle ne pourra que s'esquiver dans le positivisme juridique.

 

Parallèlement, l'article III-118 du traité fait de la non-discrimination un principe transversal, directement applicable non seulement à toutes les politiques communautaires mais aussi aux États membres : par la conception idéologique qu'en a la Cour, il renforcera le relativisme moral dominant et favorisera la suppression des protections accordées aux plus faibles.

De ce risque majeur à long terme, nous avons le devoir, en prudence, de nous inquiéter dès maintenant ; car c'est à ce gouvernement de juges qu'est remis le dernier mot en matière de valeurs et de libertés.

 

 

 

III- UN DESEQUILIBRE INSTITUTIONNEL FAVORABLE A L'ARBITRAIRE TECHNOCRATIQUE

 

1/ La Commission demeure le pivot du système. Au fil des élargissements qui ont rendu pléthorique, et donc difficilement gérable, cet organe en principe collégial, la question de sa composition est devenue critique.

En raison de sa symbolique, il a été décidé de démarrer avec une Commission comptant un ressortissant de chaque État membre, soit 25 commissaires. En 2009, leur nombre devra être réduit aux deux tiers. Qui se sacrifiera ? Personne puisque le Conseil peut, " statuant à l'unanimité ", modifier ce nombre (6e alinéa de l'art. I-26). La porte de sortie étant déjà trouvée, la Commission grossira avec le nombre des États membres. Que signifiera alors sa collégialité ? Comment exercera-t-elle des responsabilités aussi complexes que les siennes ?

Plus encore qu'aujourd'hui, ce seront les services qui dirigeront. Chargée à titre exclusif de " promouvoir l'intérêt général " (art. I-26), la Commission maîtrise toujours l'ensemble du dispositif. Dotée du privilège exorbitant du monopole de l'initiative des projets, maîtresse de leur avancement devant le Conseil, elle est seule responsable des relations avec le Parlement, passage obligé de toutes les actions communautaires. Comme la généralisation de la co-décision ligote ensemble le Conseil et le Parlement, ces prérogatives lui confèrent désormais un pouvoir de fait quasi absolu sur l'aboutissement de toutes les décisions.

La prééminence de la Commission, combinée avec l'amoindrissement du Conseil, l'ambiguïté du statut du Parlement et les pouvoirs conférés à la Cour de justice, ne peut qu'accentuer le mécanisme oligarchique qui est à l'œuvre. En résulteront inévitablement le triomphe de la technocratie et ses conséquences : influence des lobbies, obscurité des processus, absence de légitimité.

 

2/ Le Conseil affaibli. Affaibli, le Conseil le sera par la généralisation de la co-décision qui en change la nature et permet de s'affranchir de la volonté des États. Il le sera également par le nouveau système de vote. L'article I-25 du traité introduit une méthode selon laquelle chaque État disposera d'une voix, mais les décisions prises à la majorité qualifiée (c'est-à-dire la plupart) devront recueillir au moins 55 % des voix, représentant au moins 15 États réunissant au moins 65 % de la population. Ceci a deux conséquences :

 

· Les petits États, avec la Commission, seront les maîtres du jeu plus encore qu'aujourd'hui : disposant déjà de la majorité qualifiée en voix (19 sur 25), il leur suffira de s'adjoindre deux " grands " pour emporter la décision.

· Pas de majorité assurée sans l'État le plus peuplé, soit la RFA ou le cas échéant la Turquie. Restera aux autres " grands " l'ultime verrou de la minorité de blocage, qui nécessite la réunion de quatre Etats, mais qui est politiquement difficile à manier.

 

Dans ce contexte, le Conseil demeurera sous tutelle, et ses instruments politiques propres de faible portée. Sa présidence (semi) permanente, sans être dénuée de visibilité, restera plus honorifique qu'opérationnelle. L'appellation de ministre des Affaires étrangères donnée au responsable de la " politique extérieure et de sécurité commune " n'ajoutera pas une once d'efficacité à un dispositif qui demeure inchangé dans sa substance ; sinon que son intégration dans les services de la Commission ajoutera une couche administrative parallèle à la diplomatie des États.

 

3/ Un Parlement aux prérogatives renforcées, mais sans légitimité substantielle. Les rédacteurs du projet de traité prétendent remédier au défaut de légitimité démocratique 1/ en renforçant les pouvoirs du Parlement (et marginalement les parlements nationaux), et 2/ en obligeant le Conseil à adopter d'ici 2009 " les mesures nécessaires pour permettre l'élection des membres du Parlement européen au suffrage universel selon une procédure uniforme dans tous les États membres, ou conformément à des principes communs " (art. III-330).

Vœu pieux : manquent en effet, et de façon durable, les facteurs qui permettraient de structurer une vie politique démocratique à l'échelle de l'Union, au premier rang desquels se trouve l'existence d'un peuple qui se reconnaît comme tel. Ce peuple européen n'existe pas : même les rédacteurs du traité l'ont admis dans le préambule lorsqu'ils évoquent " les peuples d'Europe... fiers de leur identité et de leur histoire nationale... ".

Le Parlement continuera donc de fonctionner en vase clos, soumis à la pression de multiples lobbies, et sans être politiquement responsable, en tant que corps constitué, devant un peuple qui puisse l'approuver ou le sanctionner.

 

 

 

IV- LA CRISE NECESSAIRE ?

 

À la différence du traité de Maastricht, le traité constitutionnel ne comporte pas de projet majeur et tangible comme l'était la création d'une monnaie unique. Même les innovations symboliques dont il est porteur relèvent de la rhétorique. Il ne suffit pas d'employer le mot " Constitution " pour faire exister la chose. Le traité reste un traité : à preuve, par exemple, les multiples réserves nationales dont il est assorti de la part de certains pays, notamment de la Grande-Bretagne qui a su préserver ses spécificités.

 

L'invocation de la " subsidiarité " relève de l'abus de langage : les compétences laissées aux États sont résiduelles. En pratique, l'Union peut intervenir quand elle le souhaite dès lors qu'est invoqué un intérêt communautaire, tandis que les États ne le peuvent que si et dans la mesure où l'Union s'est abstenue. Or cet intérêt, seules l'apprécieront la Commission et la Cour de Justice... Le mécanisme fonctionne à rebours du principe. Les " coopérations renforcées ", subordonnées à l'initiative de la Commission, exclusivement gérées par elle, et placées sous un contrôle qu'elle exercera conjointement avec les États qui n'y participeront pas, sont frappées d'irréalisme.

L'Union européenne continue de s'engoncer dans un carcan oligarchique de plus en plus serré alors qu'il fallait le faire éclater. Les agents de la Commission ou du Conseil des ministres préservent leur autonomie. Ce n'est pas ce projet de traité qui fera sortir l'Union de son ornière, faute de remédier aux dysfonctionnements des organes communautaires, à leur prurit réglementaire et à leurs dérives procédurales en remettant en cause des mécanismes devenus pervers. À dire vrai, les propositions initiales du président Giscard d'Estaing y tendaient, du moins pour la Commission. Celle-ci n'a eu de cesse de les torpiller. Elle y est parvenue.

 

Quel motif reste-t-il d'approuver le projet en l'état ? Se prétendre " pour l'Europe ", purement et simplement, sans se demander si l'intention de ses fondateurs n'a pas été trahie ? Préserver la sécurité politique du gouvernement français ? Ménager l'administration européenne sans remédier au désenchantement dont cette Europe-là est la source, qui se manifeste de plus en plus souvent, et qui risque de se retourner contre elle ?

L'hypothèse du rejet n'est pas celle du chaos. L'Union ne s'arrêterait pas de fonctionner, mais continuerait selon les mécanismes actuellement en vigueur. En revanche un rejet ne serait ni anodin ni méprisé, surtout venant de France, pays fondateur et moteur de la construction européenne avec l'Allemagne ! Personne ne pourrait la marginaliser, unanimité oblige, ni se dérober à l'examen critique qui s'imposerait alors. Resterait aux Français l'obligation politique de s'en saisir pour ne pas se faire dérober le sens de leur vote.

Puisque l'occasion s'en présente, il faut donc obliger les gouvernements à faire ce dont ils n'ont pas eu le courage malgré l'évidente nécessité, autrement dit revoir la finalité et l'architecture de la construction :

 

· assumer l'identité de l'Europe et par conséquent ses frontières ;

· remettre à plat les éléments concrets du fonctionnement de l'Union ;

· accepter la modulation des coopérations et la différenciation des degrés d'intégration politique ;

· repartir sur d'autres bases, plus conformes à la réalité d'une Europe qui a procédé à sa réunification, non au profit d'un pouvoir technocratique gérant un espace indéfini, mais autour de la liberté retrouvée de ses peuples.

 

Si nous pensons, en toute rigueur et après une étude approfondie, qu'on nous conduit dans une impasse, notre devoir est de le dire. Si nous ne le faisons pas aujourd'hui, quand le ferons-nous ?

 

L'Europe ne se réduit pas à ses institutions : ce sont les institutions qui sont à son service. Quand les institutions refusent d'assumer l'identité fondatrice de la communauté politique, elles s'exposent à une dérive contraire à la démocratie, génératrice d'une profonde crise de confiance. Nous avons le devoir moral de saisir cette occasion d'une refondation de l'Europe.

 

 

 

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