NOUS VOILA BIEN AVANCES. D’aucuns avaient espéré que le récent scrutin européen fût l’occasion de clarifier les grands débats qui attendent les membres de l’Union européenne. Sans doute était-ce faire preuve de trop de naïveté, ou d’incongruité.

Nous ne nous consolerons pas en constatant qu’aucun pays européen n’a échappé à une campagne électorale davantage tournée vers les querelles intérieures, sans grand égard pour l’objet de l’élection, que l’abstention a partout atteint des niveaux record très supérieurs à ceux qui marquent les scrutins nationaux (56 % en moyenne sur les vingt-cinq pays membres), et que le vote-sanction a été général non pour imprimer une ligne politique commune mais par communauté du rejet des forces politiques en place quelle qu’en soit la couleur.

Les gouvernements y ont leur part de responsabilité. Il est anormal, voire scandaleux, qu’ils n’aient pas cherché à faire aboutir leurs travaux sur le projet de constitution européenne avant le scrutin : leurs premières réunions d’arbitrage ont été programmées le lendemain même du scrutin, ainsi que le Conseil européen au cours duquel a été arrêté le compromis final une semaine plus tard. Fallait-il escamoter la question turque malgré telle ou telle prise de position à usage strictement électoral et interne ? Quel admirable consensus pour tenir les électeurs à l’écart de ces débats trop importants pour les leur soumettre ! La promesse d’un éventuel référendum ne change rien à l’affaire.

Est-ce la cause majeure de ce scrutin manqué ? J’en doute malgré tout. Certains commentateurs ont également incriminé son organisation sur des bases restées nationales. Juste observation ; mais n’inverse-t-elle pas cause et conséquence ? Ne néglige-t-elle pas la réalité profonde de la démocratie qui ne s’exerce en toute vérité que dans un cadre culturel national ? C’est-à-dire dans un cadre qui épouse celui d’une communauté de vie, d’un " vouloir-vivre-ensemble " dont le contenu ne soit pas purement formel mais se charge de chair et d’esprit ? Malgré toutes les dénégations des propagandistes de son extinction, quarante-cinq ans après l’institution de la Communauté économique européenne, cette réalité demeure celle de tous les États européens, réserve faite peut-être d’un ou deux d’entre eux dont la substance nationale est incertaine. Ce n’est pas exprimer de l’" anti-européanisme " que de le constater mais du réalisme, par opposition à une vision idéologique de la démocratie.

Il ne faut donc pas trop compter sur nos nouveaux élus pour clarifier le débat institutionnel européen alors que se posent aujourd’hui des questions cruciales ; débat que le présent dossier de Liberté politique tend à éclairer, et dont les termes ont été profondément modifiés par l’élargissement de l’Union européenne à vingt-cinq membres. Je le résume en trois questions : 1/ Que veut-on faire de l’Union européenne ? 2/ Sur quel fondement ? 3/ Avec qui ?

 

1/ Que veut-on faire de l’Union européenne ?

 

Un retour aux sources de l’Europe s’impose. On se souvient que le traité de Rome a été conclu en 1957 par réaction à l’échec de la CED . Il s’est alors trouvé au confluent de deux objectifs : 1/ celui des démocrates-chrétiens d’inspiration catholique et animés par la volonté d’édifier une construction politique, R. Schuman, A. de Gasperi et K. Adenauer, qui, pour prévenir tout retour d’une guerre qui avait fini par apparaître comme civile et suicidaire, entendaient donner à l’Europe une nouvelle dimension face aux deux super-puissances qui l’enserraient ; 2/ celui incarné par J. Monnet, issu d’une longue lignée où se mêlent socialistes d’inspiration proudhonienne, milieux d’affaires déjà engagés dans une perspective mondiale, et technocrates (on parlait alors plutôt de " synarchie "), qui tendait à privilégier l’économie sur la politique, dévaluée par les guerres et les crises insurmontées, pour unir les peuples.

Le succès du traité de Rome a tenu précisément au compromis qu’il réalisait entre deux démarches en réalité contradictoires, permettant aux premiers de poser les premiers jalons d’une construction super-étatique qui, dans leur esprit, avait vocation à revêtir une dimension politique plus ample, grâce à ce qui tenait au cœur des seconds, les questions économiques ; l’espoir restant ouvert aux uns et aux autres d’en élargir progressivement le champ dans le sens de leurs souhaits, mais sans poser a priori la question de la souveraineté et de ses attributs qui eût heurté de front les gouvernements et fait capoter le projet.

Pendant quarante-cinq ans, les deux conceptions ont cohabité avec plus ou moins de bonheur mais efficacement, chacune donnant lieu à des développements parallèles, ceux de l’une étant corrélés à ceux de l’autre. C’est ainsi qu’à partir de 1969 l’élargissement (à l’époque il s’agissait principalement de la Grande-Bretagne et des pays qui lui étaient liés dans l’AELE ) a été engagé en même temps que l’approfondissement (qui allait aboutir à l’Acte unique, puis aux traités de Maastricht, d’Amsterdam et de Nice). Pour ne pas ébranler le compromis initial, on s’est systématiquement refusé à choisir entre l’une ou l’autre démarche, préférant ou se résignant à les assumer simultanément au fur et à mesure de leurs développements. C’est peut-être pourquoi le gouvernement français, aveuglé par le compromis de Luxembourg et coincé entre son statut de pays fondateur et ses ambitions nationales, s’est néanmoins toujours trouvé sur la défensive dans des combats de retardement, incapable d’articuler une position cohérente et de s’y tenir, à la différence du gouvernement britannique par exemple.

L’entrée des dix nouveaux pays dans l’Union ¾ dont les " frontières " englobent désormais, sous réserve de quelques " dents creuses " qui seront comblées un jour ou l’autre, la totalité des façades Atlantique et méditerranéenne ¾, la majeure partie de l’ancien Empire austro-hongrois et toute l’ancienne Ligue hanséatique, constitue sans doute un aboutissement ; tandis que l’institution de l’euro a entraîné la première grande dépossession de souveraineté, et la première brèche dans l’uniformité du dispositif puisque les plus sourcilleux des États en sont restés à l’écart.

Malgré les multiples précédents contraires des vingt-cinq dernières années et sans négliger l’arrivée probable et prochaine des derniers absents, notamment balkaniques, il n’est sans doute plus possible de repousser un choix dont l’inexpression a contribué aux blocages de la négociation sur le projet de constitution européenne et aux raidissements suscités par la candidature de la Turquie. Parvenue à la croisée des chemins, l’Union européenne doit dire ce qu’elle veut être.

D’un côté, elle est allée trop loin dans l’unification économique et ses mécanismes supra-nationaux pour faire machine arrière, ce à quoi d’ailleurs personne ne songe sérieusement, ne serait-ce que par réalisme, tant les dégâts seraient considérables ; d’un autre, elle n’est qu’un nain politique trop facilement manipulé par les puissances extérieures, au premier rang desquelles se trouvent les États-Unis, nain qu’un certain nombre de ses membres ne sont pourtant pas prêts à laisser grandir. Sa compétence reste encore essentiellement économique ; mais par le biais de la libre concurrence, de la libre circulation, du libre établissement, elle peut toucher à presque tout puisque tout se tient, de la protection sociale à la fiscalité, de l’éducation et donc de la culture, à l’environnement comme au droit civil et au statut des personnes, ¾ et ce, non seulement à l’intérieur de son périmètre géographique mais vis-à-vis de l’extérieur.

Or l’Union a conservé un cadre et des modes de fonctionnement qui sont ceux d’une institution internationale, opérant essentiellement par voie de textes ou de normes juridiques issues de négociations multilatérales ; mais elle les exerce dans des domaines où les traductions concrètes et quotidiennes relèvent de l’agir gouvernemental alors qu’elle n’assume aucune des contraintes et limites qu’impose l’exécution, laissant les basses besognes aux administrations des États-membres qui n’en peuvent mais.

Finalement, l’enjeu est de savoir quelle est la logique qui va l’emporter : celle de J. Monnet et du dépérissement des États, ou celle de R. Schuman, A. de Gasperi et K. Adenauer qui s’inscrit dans une finalité politique ? La première, que symbolise la Commission, se dessine dans l’aboutissement des mécanismes technocratiques actuellement à l’œuvre ; elle conviendrait sans doute assez bien aux " eurosceptiques " puisqu’elle ne s’attaque pas directement aux symboles de la souveraineté et qu’elle favorise ceux qui, comme les Britanniques, ont privilégié une vision très libérale de l’économie tout en ayant acquis une influence prépondérante sur la substance des actions mises en œuvre ; mais elle aggraverait certainement un malaise dont les symptômes inquiétants ont été évoqués en introduction. La seconde, comme déjà en 1954, peine à trouver une voie nouvelle qui la dégage des alternatives impossibles où l’enferment les trois schémas classiques :

· celui des États souverains qui se sont érigés jusqu’au XXe siècle mais dont le concert, fondé sur des rapports bilatéraux régis par une égalité stricte, est aujourd’hui supplanté par une construction qui les englobe et les dépasse,

· celui des institutions multilatérales habituelles, du type ONU ou OCDE, dont on voit bien qu’elles sont ici totalement inappropriées et vouées à l’inefficacité,

· celui enfin des mécanismes fédéraux ou confédéraux de regroupement chers aux jurisconsultes, et qui servent de modèles aux militants de l’intégration, mais dont la répétition schématique et servile violerait une réalité historique, vivante et rétive à sa propre disparition.

Reprenant à mon compte l’expression très juste qu’emploie plus loin G.-Fr. Dumont , l’Europe est un " objet non-identifié ", non seulement sur le plan géographique mais également sur le plan politique.

 

2/ Sur quel fondement veut-on poursuivre la construction européenne ?

 

L’un des moyens de procéder à l’identification réside dans la recherche et l’élucidation de son fondement. Loin d’être académique, le débat sur les " racines chrétiennes de l’Europe " y contribue de façon décisive. Il comporte en effet plusieurs plans. S’il ne s’agissait que d’une référence à un passé révolu, il n’aurait certainement pas suscité autant de blocages et de controverses : les monuments historiques sont vénérables mais n’engagent pas l’avenir. Tant qu’on en est resté à des traités internationaux comme ceux déjà cités où l’on trouve la même référence que celle qui est aujourd’hui contestée pour son insuffisance, le point pouvait apparaître secondaire : personne ne fait grand-cas des considérants qui introduisent ces instruments, lesquels intéressent les États mais non les peuples. Dès lors que les rédacteurs du futur traité européen ont déclaré, aux termes de l’article 1, que " cette Constitution établit l’Union européenne ", ils ont entendu franchir un pas décisif qui en change la nature et l’objet. Le terme " constitution " n’a pas été retenu par inadvertance ni de façon abusive : il correspond à une intention affirmée qui, précisément, fait naître le débat. Que la démarche soit baroque et aboutisse à un instrument hybride n’en fait pas disparaître la réalité !

Quoique ce ne soit pas dans leurs habitudes rédactionnelles, les rédacteurs du projet auraient pu s’abstenir d’exprimer les fondements de la construction européenne et se contenter de régler pragmatiquement le fonctionnement institutionnel de l’Union. Mais comme il est habituel et somme toute légitime qu’une Constitution comporte, en exergue des règles d’organisation des pouvoirs publics qui en sont l’objet propre, une référence aux principes et valeurs qui fondent ou garantissent la volonté commune de vivre ensemble, ils n’ont pas dérogé à la coutume. C’est ce que fait le 2e alinéa du préambule de la 1e partie du projet, tel qu’il est aujourd’hui rédigé, lorsqu’il déclare que l’Europe possède des " valeurs, toujours présentes dans son patrimoine, (qui) ont ancré dans la vie de la société sa perception du rôle central de la personne humaine et de ses droits inviolables et inaliénables ". Les termes utilisés dépassent le simple constat. Parce qu’ils se réfèrent au contexte historique et culturel, qu’ils renvoient au projet de société sous-jacent et préalable à toute organisation, par la force même des mots " valeur ", " ancrage ", " inspiration ", ils remontent à la source du contrat social et s’érigent en critères d’action et de jugement qui doivent guider les autorités publiques, le droit positif qu’elles édicteront et les politiques qu’elles engageront. D’où la contradiction entre l’ambition constituante et le caractère trop vague des fondements par lesquels ces valeurs sont référencées ceux de " l’héritage culturel, religieux et humaniste " : dans leur généralité indifférenciée, ils n’expriment qu’une substance délitée et inapte à jouer le rôle qui lui est attribué.

L’ajout de la référence au christianisme, par sa spécificité, constitue un gage de non-dissolution dans une vague religiosité et de préservation des fondements humanistes sur lesquels le projet européen entend s’établir. Non en raison de ce qu’il implique de spécifiquement religieux et qui relève de la liberté de conscience de chacun, et sans préjudice du caractère laïc des institutions, mais par les apports humanistes que cet héritage chrétien a véhiculés avec lui et qu’il est le seul à nourrir. Qu’il s’agisse de la primauté de la personne et de sa conscience, du droit à la vie à toutes ses étapes, de l’intangibilité de la liberté et de la responsabilité individuelle, etc., le christianisme est seul à fonder et conforter intégralement des valeurs que nous considérons comme consubstantielles à notre civilisation et où notre organisation sociale, y compris dans sa dimension politique, trouve sa source vitale.

Le christianisme, parce qu’il a irrigué toute l’histoire européenne à des degrés divers pendant 1500 ans, constitue le plus grand dénominateur commun des peuples européens, en particulier quand l’heure est enfin venue de réunir l’Est et l’Ouest du continent. À l’inverse, il n’est pas vrai que l’Europe se reconnaît dans un autre héritage religieux. Le judaïsme y est certes présent depuis aussi longtemps ; mais ce n’est pas le dévaloriser que de constater que sa marque propre est restée marginale. Quant à l’islam, on ne niera pas qu’il soit aujourd’hui la religion d’une importante minorité issue principalement d’une immigration récente ; on ne récusera pas non plus une ancienne influence intellectuelle qui a cependant revêtu un caractère indirect et limité dans le temps ; mais c’est plus comme adversaire et par voie d’opposition violente qu’il a surtout, et pendant longtemps, contribué à forger une conscience européenne qui s’est voulue fondamentalement différente, notamment dans les parties centrales, balkanique et hispanique du continent.

Ceci dit, la référence à l’héritage chrétien, dans les termes où, avec beaucoup d’autres, la Fondation de service politique l’a préconisée, n’induit pas, par elle-même et de façon directe, un type déterminé d’organisation de l’Union européenne et un contenu précis aux compétences qui lui seraient dévolues . Elle n’est pas neutre pour autant mais elle induit une série d’implications organiques qui concernent la nature de l’Union et son organisation institutionnelle.

Si celle-ci devait n’être qu’une organisation inter-étatique classique, la référence n’aurait pas lieu d’être et on perdrait son temps à la promouvoir. Quoi qu’en pensent et disent les souverainistes, la faille de leur contestation, juste à bien des égards, réside ici : il y a longtemps que l’Union européenne a dépassé ce stade premier d’organisation ; qu’on le déplore ou qu’on s’en félicite, même l’euro est irréversible à vues humaines, sauf crise qui serait forcément de très grande ampleur, et pas seulement politique. Afin de l’illustrer, j’invite le lecteur à imaginer ce qu’aurait entraîné l’actuelle crise budgétaire française sur le cours du franc : notre monnaie aurait tremblé sur ses bases et les taux d’intérêt auraient flambé comme ce fut le cas il y a encore dix ans. À l’inverse, protégé par l’euro et des taux d’intérêt restés objectivement stables à un niveau faible, le gouvernement français a pu contester un " pacte de stabilité " trop rigide, sans risque d’avoir à recourir à la rigueur qui fut nécessaire en 1975 ou 1983 pour défendre la monnaie.

C’est bien parce que l’ambition est constituante qu’il faut la fonder sur un substrat solide qui la transcende et en marque également la limite. Contrairement à ce que recherchent les fédéralistes, l’Union ne saurait cependant s’édifier dans la fidélité à son héritage en se posant contre les nations et en gommant leur réalité historique, culturelle et par conséquent politique : la coïncidence des réalités nationales et étatiques en Europe n’est pas fortuite mais trouve sa source dans l’émergence progressive d’une volonté de vivre ensemble qui dépasse la vision utilitaire de la cité s’originant dans un simple besoin de sécurité, ou dans la seule commodité, mais qui touche aux fins ultimes de l’existence auxquelles on aspire de concert et solidairement. L’avenir ne réside pas dans l’édification d’un super-État, peu importe qu’on le qualifie de fédéral ou de confédéral, modelé sur les USA ou l’Allemagne.

S’il faut à tout prix et pour éclairer la démarche rechercher un modèle à cet " objet non-identifié " qu’est l’Europe, mieux vaudrait s’intéresser à des formes comme celles de l’Empire austro-hongrois voire de l’Empire romain, certes aujourd’hui disparues mais dont la souplesse et le caractère empirique pourraient nous inspirer utilement.

Je m’en explique. Le terme " empire " a mauvaise presse. Il véhicule avec lui une image napoléonienne de rigidité et d’uniformité qui, associée à l’impérialisme guerrier de son fondateur, le handicape lourdement. Sa version austro-hongroise a subi à la fois les malheurs des vaincus de 1918 et les erreurs que leurs vainqueurs ne sont peut-être pas encore disposés à reconnaître. Sans même évoquer sa version soviétique, intéressons-nous du moins à la chose et observons la réalité. Forme faible ou trop malléable ? objectera-t-on. Mais forme adaptée aux grands espaces très divers dont la durabilité n’a rien eu à envier à certaines structures plus rigides ou plus ambitieuses. La véritable objection réside dans l’absence de ce qui semble avoir toujours fait l’unité des empires : 1/ un symbole commun, l’empereur qui rassemblait sur sa personne toute la force du principe royal (et non monarchique, car il gouvernait rarement lui-même, et jamais directement), au temps où celui-ci exprimait quelque chose ; 2/ une citoyenneté commune qui permettait à chacun de se mouvoir et de se promouvoir dans la totalité de l’espace à titre personnel, sans perdre ses racines et son identité nationale ; 3/ un facteur de protection vis-à-vis de l’extérieur par la mise en commun des moyens diplomatiques et des forces armées où il se manifeste le plus visiblement. Tel me semble être le triple défi à affronter : il n’est pas mince.

Le premier symbole n’est pas le plus difficile à construire même s’il sollicite notre imagination : on n’inventera certes pas une forme dynastique qui n’existe pas à l’échelle européenne, mais on pourrait approfondir la voie d’une présidence, au moins d’honneur, garante du pacte non par voie juridictionnelle mais à la manière des chefs d’État constitutionnels, qui soit élue directement par tous pour une longue durée et qui, mieux que l’élection de députés dont on a vu les limites, donne aussi corps au second symbole. Celui-ci nous est aisément accessible et correspondrait assez précisément à cette communauté culturelle que forment les pays européens, par superposition à la citoyenneté nationale et non par confusion comme on y tend aujourd’hui.

Le troisième symbole, en revanche, heurte directement l’équilibre actuel des relations internationales. Il met évidemment en question le Traité de l’Atlantique Nord et son organisation militaire, donc la suprématie américaine, mais aussi la représentation de la France et de la Grande-Bretagne à l’ONU, avec leur siège permanent au conseil de sécurité : il m’apparaît à la fois le plus nécessaire au vu des récentes crises balkaniques et proche-orientales, et le plus ardu à élaborer compte tenu des échecs passés. Peut-être l’UEO pourrait-elle servir de cadre ou de sas à la transition, bien qu’elle n’ait pas trouvé sa place jusqu’à présent malgré plusieurs tentatives avortées.

 

Avec qui ?

 

Il serait hypocrite de dissocier le principe fondateur de l’extension géographique. Non que l’enracinement en fait ou en droit dans l’héritage chrétien oblige à entrer dans le périmètre de l’Union : si les peuples et gouvernements de Norvège ou de Suisse souhaitent demeurer à l’extérieur, ce serait basculer dans l’impérialisme que de leur en dénier le droit. Mais tout principe d’identité, sauf à se renier lui-même, implique l’acceptation de la différence. Sujet tabou s’il en est ; quand on aura rappelé ici que différence ne signifie ni supériorité ni infériorité, mais reconnaissance de l’autre dans sa spécificité irréductible et respect de ce qui le constitue, on aura suffisamment répondu à une fausse objection qui masque mal la vacuité de son contenu et sa dimension principalement émotionnelle.

Les articles de ce présent dossier de Liberté politique s’étendent assez longuement sur la question de l’adhésion éventuelle de la Turquie à l’Union européenne et ses différents paramètres (historique, religieux, culturel, diplomatique, géopolitique, etc.) pour que je n’y insiste pas ici. J’évoquerai seulement le lien qui existe entre cet aspect du débat européen et le précédent.

Le problème ne se poserait évidemment pas s’il agissait de faire adhérer la Turquie à une organisation internationale supplémentaire de coopération entre les États, à une espèce de " super-OCDE ". Pas plus qu’il ne s’est posé pour son adhésion au Conseil de l’Europe. Instituée en 1949 par le traité de Londres et groupant alors dix États, cette organisation multilatérale a reçu de ses fondateurs l’objectif d’introduire dans le droit international un dispositif de garantie et de protection des droits de l’homme plus efficace que la déclaration universelle des Nations unies : ce fut la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome en 1950, suivie en 1958 par la création d’une Cour de justice chargée de veiller au respect des engagements pris par les États parties à la convention.

Bien que qualifiée d’européenne et initialement destinée aux États de notre continent, cette convention ne présente pas de spécificité géographique : les droits de l’homme sont universels par définition. Sa particularité réside dans le mécanisme juridictionnel de protection dont elle est assortie, directement accessible aux ressortissants des États et contraignant pour leurs gouvernements, qui devait symboliser l’exigence démocratique des pays confrontés à la menace d’un bloc soviétique que la déclaration universelle des Nations unies, à laquelle celui-ci avait adhéré, n’embarrassait guère.

C’est pourquoi l’adhésion de la Turquie au Conseil de l’Europe (mais non au dispositif de la Cour dans un premier temps) s’est faite assez naturellement dès l’origine, en 1949, au moment où ce pays intégrait le Traité de l’Atlantique Nord, et pour les mêmes raisons. C’est également pourquoi s’y sont joints l’Espagne et le Portugal dès la chute de leurs régimes autoritaires, puis tous les États situés derrière le Rideau de fer, y compris ceux de l’ex-URSS, au fur et à mesure qu’ils se libéraient de l’emprise soviétique : non seulement la Russie (en 1996), mais aussi la Georgie, l’Arménie et même l’Azerbaïdjan (en 2001). En outre, les USA, le Canada, Israël, et le Mexique y ont été admis comme observateurs. C’est assez dire son caractère non spécifiquement européen.

C’est aussi dire combien la question du respect des droits de l’homme, à quoi nombre d’hommes politiques sont tentés de réduire l’exigence préalable à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne est hors-sujet. À moins qu’ils ne veuillent en déduire que les deux organisations ont vocation à se superposer, l’Union européenne n’étant plus que le pendant économique du Conseil de l’Europe dans un dispositif suffisamment lâche pour ne faire d’ombre à personne et escamoter une réalité plus profonde. Mais c’est bien parce que l’enjeu est d’une toute autre ampleur que la question du rapport entre la reconnaissance de l’héritage chrétien et l’adhésion de la Turquie demeure obstinément présente dans le débat. À y regarder de près, elle se situe à deux niveaux qui renvoient chacun des partenaires à sa propre conscience de soi.

Si elle devait offrir aux Européens un prétexte à ne pas s’interroger sur leur identité et à en éluder l’affirmation, elle participerait d’une tromperie et d’un détournement de procédure qu’il est de notre devoir de mettre en lumière et de refuser. Dès lors que l’Europe décide de se doter d’un idéal qu’elle tire sans doute de son histoire mais qui l’invite bien davantage à progresser dans la voie où elle s’est construite, elle se contredirait elle-même en l’édulcorant dans une expression qui ne serait pas plus spécifique que les termes strictement formels des traités internationaux : autrement dit, soit le projet en cours est rédigé comme la Convention européenne des droits de l’homme et il doit abandonner son ambition constituante ; soit cette ambition est réelle et il doit l’assumer jusqu’à son terme.

Ensuite, c’est aux autorités et au peuple turcs qu’il convient d’adresser la question : sont-ils prêts à faire leur cet idéal qui, à l’évidence, n’appartient pas à leur patrimoine actuel, c’est-à-dire à renouer avec des racines plus profondes et antérieures à l’islam, qui ont été celles du premier christianisme et de l’empire byzantin ? Et au prix de quels renoncements ou de quelles secousses intérieures ? Coïncidence étrange mais révélatrice en ce mois de juin 2004, et qui montre le grand-écart auquel elle devrait être contrainte : la Turquie accueille la cession de l’Organisation de la conférence islamique. Maintenant que la Guerre froide est terminée et qu’a disparu le motif militaire de l’inclusion de la Turquie dans le dispositif occidental, que les peuples turcs d’Asie centrale ont recouvré leur indépendance et peuvent renouer des liens que la civilisation et l’histoire avaient tissés de longue date, ne leur faut-il pas reprendre cette question à frais nouveaux ?

 

Le suicide de l’Europe

 

Dans un discours prononcé dans la salle capitulaire du couvent romain de Santa-Maria-sopra-Minerva, le préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, le cardinal Joseph Ratzinger, est revenu sur ce qu’il a appelé le " suicide de l'Europe ". Le paradoxe, a observé le cardinal, est que

 

la victoire du monde européen, l’universalisation de son modèle de vie et de sa manière de penser, est liée à l'impression que le monde européen, sa culture et sa foi, ce sur quoi se base son identité, ont atteint leurs limites et sont proprement sortis de la scène ; que l’heure est désormais à d’autres systèmes de valeurs venus d’autres mondes, de l'Amérique pré-colombienne, de l'islam, ou de la mystique asiatique. Alors qu’elle connaît son plus grand succès, l'Europe semble s’être vidée de l’intérieur, comme paralysée par une crise de son système sanguin, une crise qui met sa vie en danger, l’obligeant à s’en remettre à une sorte de transfusion qui, cependant, ne peut que miner son identité. À cette crise intérieure, alors que ses forces spirituelles viennent à manquer, correspond le fait que, démographiquement, l'Europe apparaît sur la voie du déclin.

 

L’Europe ne s’aime pas ; ou plus précisément, ses dirigeants ne l’aiment plus, à l’inverse de ses habitants qui lui vouent un attachement certainement plus réel que ne le manifeste leur vote récent : n’a-t-elle pas attiré irrésistiblement tous les peuples de sa composante orientale ? Le montre également et d’une autre manière le sondage BVA-Fondation de service politique sur le désir de mentionner l’héritage chrétien dans le traité fondateur de l’Europe réunifiée : les Français les plus pauvres ne sont-ils pas les plus attachés à l’Europe-patrimoine et à son histoire, comme un bien propre ?

Ce divorce, un homme le revendique, avec obstination. S’obstinant dans un refus dont il est devenu le principal porte-parole, contraignant ses partenaires à se plier à son exigence, le président de la République française l’a consacré dans le compromis élaboré par le Conseil européen des 17 et 18 juin. Le projet de traité procède désormais à une auto-mutilation qui contredit les vœux d’une grande majorité d’Européens, et parmi eux de presque la moitié des Français dont une nette majorité des électeurs de l’actuel gouvernement. En se faisant l’instrument d’une rupture symbolique qui n’attente pas seulement à l’histoire mais surtout aux fondements d’une entreprise dont l’avenir n’est pas encore établi de façon irréversible, Jacques Chirac est-il conscient de la responsabilité endossée et du risque encouru ?

Demeure le sentiment patriotique par lequel l’amour des Européens, de France et d’ailleurs, s’exprime. Certes, celui-ci n’est pas exclusif et s’accommode de plusieurs niveaux. Mais sans lui, rien de solide ni de durable ne se peut construire. Avec lui seront dépassés les enjeux de pouvoir dans lesquels se sont enfermés les débats institutionnels et les obstinations idéologiques, dont il faut sortir. Nécessairement par le haut !

F. de L.L.