QUEL ENSEIGNEMENT MORAL dispenser dans une société laïque ? Voici une question qui paraît dépassée quand la possibilité même d'un tel enseignement est posée. En effet, toute charge d'enseignement est intrinsèquement liée à une autorité ; or une société laïque peut-elle reconnaître une autorité chargée de transmettre une morale ? Si laïque vient de laos, une société est laïque quand elle est en transparence indivise envers elle-même .

L'enseignement (notamment moral) qu'elle prodigue doit donc être universel ; son assiette est la totalité du peuple. Le lieu et le temps de cet enseignement en découlent : c'est l'école, ainsi que le déclarent les républicains des années 1880, à la suite de Condorcet et de Quinet. L'obligation et la gratuité assurent à cette institution le privilège unique d'asseoir sur ses bancs la totalité de la population. L'école est donc le miroir de la société qui se pense et se veut laïque ; plus, elle en est la condition sine qua non. La société s'y réfléchit, s'y représente, s'y anticipe et s'y enseigne elle-même .

D'où deux questions : l'école peut-elle être encore aujourd'hui le lieu et le moment de l'enseignement moral que la société se donne à elle-même ? quelle est la nature de la morale laïque et de son autorité ?

 

L'origine républicaine de la morale laïque

 

C'est dans ces années 1880 que le prédicat " laïque " a modifié le contenu et l'autorité de l'enseignement. On s'interrogeait : la morale était-elle " avec ou sans épithète " ? Les discussions sur la transmission de la morale à l'école élémentaire sont à situer dans le cadre plus large d'un programme de laïcisation de la société française, que l'on retrouve explicitement chez Quinet. L'objectif est la séparation de l'Église et de l'État. Le moyen central est la séparation de l'Église et de l'école. Celle-ci va donc être le champ où se cristallise l'opposition entre deux représentations de la société, c'est-à-dire du lien social et politique . Schématiquement, on peut relever trois positions sur la nature de la morale à enseigner à l'école primaire.

Tout d'abord celle de l'Église catholique : la morale ne peut être fondée que sur la religion, en l'occurrence, catholique. Tout enseignement moral sans référence à celle-ci sera considéré, non pas comme neutre, mais comme issu d'un choix délibéré d'une morale sans Dieu. Le ferment du lien social est la moralité, et celui de la moralité la vitalité religieuse. L'homme est trop faible pour se conduire par la seule force de sa raison vers le bien personnel et social.

La deuxième position est celle des spiritualistes, dont le modèle est le républicain Jules Simon. Celui-ci s'oppose à une laïcité sans Dieu. La morale religieuse renvoie ici ultimement à une religion naturelle , capable de rejoindre rationnellement l'existence de Dieu, sa Providence sur l'homme, de fonder l'immortalité de l'âme et la moralité. Cette religion naturelle a le mérite d'être non confessionnelle et par là indemne des particularités de la religion positive. Simon se battra pour que les devoirs envers Dieu soient maintenus dans le texte de la loi aménageant l'instruction morale et civique.

Lié nominalement à cette position et faisant le pont avec celle de Jules Ferry, Ferdinand Buisson est directeur de l'enseignement primaire, principal artisan des lois scolaires et de leur application. Il veut garder une dimension religieuse à la morale laïque, mais pour lui, la religion n'est qu'un idéal de l'homme . Dieu n'est pas personnel, c'est l'ensemble des aspirations infinies de l'homme. Buisson est en faveur des devoirs envers Dieu, lesquels cautionnent et renforcent les devoirs envers soi-même et envers autrui. Au lieu de fonder la morale cette religion l'achève, la couronne.

La troisième position est enfin celle de Ferry et de Paul Bert, pour lesquels la morale se tient debout toute seule. La morale n'a pas besoin d'épithète et c'est pour cela qu'elle est pleinement laïque. Plusieurs questions sur cette option qui sera effectivement retenue. Quel est son positionnement par rapport à la religion dominante, le catholicisme ? Comporte-t-elle ou non un horizon et un enjeu politiques ? Comment résout-elle l'opposition instruction/éducation, traditionnelle depuis la Révolution ?

 

L'opposition des deux universalités, catholique et laïque

 

Ferry ne veut pas d'un enseignement moral à fondement religieux car la religion est multiple et la morale est une. La laïcité est liée à cette notion d'unité et de transparence du corps politique à lui-même. Le véritable enjeu porte donc sur son universalité. Edgard Quinet le thématise avec beaucoup de clarté dans l'Enseignement du peuple, livre de chevet de Jules Ferry pendant les débats sur les réformes de l'école. L'historien de la Révolution française s'interroge sur les rapports entre religion et politique dans les révolutions des deux derniers siècles. Les révolutions anglaise et américaine ont eu lieu dans des contextes religieux de libre examen d'origine protestante. Intégrant une culture de la liberté politique et de la discussion, elles en sont d'une certaine manière le prolongement. La Révolution en France s'est construite contre la religion catholique et surtout s'est pensée elle-même en totale indépendance à celle-ci. " Elle est elle-même son origine, sa règle, sa limite ; elle ne s'appuie sur personne, écrit Quinet ; [...] elle fait chaque jour son dogme au lieu de le modeler sur un dogme antérieur . " L'opposition à la religion catholique est donc inévitable ; la France oscille entre deux corps vivant en mutuelle répulsion.

Le seul moyen de sortir de ces convulsions à répétition (1789 qui donne 1804, 1830 qui donne Louis-Philippe et enfin l'espoir de 1848 qui sombre dans le Second Empire), c'est de séparer radicalement l'État des religions et surtout de la première d'entre elles auquel il est lié par le Concordat. L'argument clé de Quinet consiste à opposer deux universels, l'un qui se présente tel et qui est le résultat d'une illusion usurpatrice et l'autre qui l'étant réellement doit alors être le garant de l'unité nationale. L'universalité (la catholicité) de l'Église est en réalité particulière, partisane, et tous ceux qui prétendent le contraire (les cléricaux) sont intolérants et veulent identifier la France à l'une de ses parties. Leur dogmatisme est le résultat de ce " comme si ", l'illusion que la Nation dans sa totalité est identique à la catholicité. De plus, celle-ci est structurée par l'obéissance à une autorité transcendante et extérieure à la Nation qui nie la liberté de conscience. C'est le règne de l'hétéronomie contre lequel la Révolution a lutté. Seule la laïcité de l'État peut prétendre à l'universalité car sous les enseignements divers des religions et philosophies, il y a une morale sociale qu'il faut arriver à dégager comme telle et sur laquelle la vie commune pourra se déployer dans la paix : " Il faut chercher ailleurs que dans les sectes, impossibles à se concilier, l'enseignement de cette morale sociale, sans laquelle il y a désormais des catholiques, des dissidents, des philosophes, c'est-à-dire des partis, des sectes et point de France . "

Nous voyons donc que la laïcité est la figure accomplie de l'universalité du corps politique et que l'enseignement moral d'une société qui se veut et se pense laïque ne peut en aucune manière être lié à une religion particulière. L'école est représentée dans un tel modèle comme le lien mystique de la Nation enfin unifiée. Peut-on dire alors que l'école reçoit une mission proprement politique, ne serait-elle que l'agent de transmission du nouveau gouvernement niant par là sa neutralité affichée ?

 

L'école, institutrice de la République

 

Nous arrivons ici au deuxième point de cette analyse de la réforme voulue par Jules Ferry. Sous couvert d'enseignement moral, ne se trouve-ton pas devant une volonté d'endoctrinement ? N'est-ce pas la tentation de tout pouvoir d'assurer sa mainmise idéologique sur le peuple par le biais notamment de l'école ? Il faut ici reprendre une distinction faite aussi bien par Ferry que par Buisson entre 1/ la politique comme exercice concret de la démocratie impliquant des débats d'opinions contradictoires, et 2/ la politique comme cadre de référence dans lequel ces débats ont lieu. Dans l'article " Politique " de son Dictionnaire de pédagogie, Buisson prend garde de ne pas confondre " les notions générales et fondamentales de la politique impersonnelle, nationale, théorique, qui sont du domaine de l'enseignement commun, avec les vues étroites, les doctrines particulières, les opinions et les passions de la politique militante et quotidienne ".

Naïveté ou cynisme ? Comment tenir de tels propos quand on sait que l'installation d'un tel enseignement moral et civique laïque soulève justement dans tout le pays des débats passionnés et contradictoires ? On pourrait dire que l'instituteur doit être d'autant plus neutre qu'il a préalablement fait le choix délibéré du cadre antérieur dans lequel cette neutralité s'inscrit. L'enjeu est donc proprement politique, de philosophie politique — d'ailleurs Ferry avait promis la neutralité religieuse et non la neutralité philosophique . On peut pourtant rétorquer à l'opposition des deux universels que le choix républicain s'est d'abord pensé comme un choix ayant une implication dans le domaine religieux. Certes, c'est bien le cléricalisme qui est explicitement attaqué et non la foi personnelle des citoyens encore majoritairement catholiques, mais c'est plus profondément la volonté d'inculquer un nouveau principe anthropologique, celui de l'autonomie de la raison contre l'obéissance à une autorité transcendante. Jean Baubérot a bien montré la dialectique et le difficile équilibre entre liberté de conscience et liberté de penser au sein de la constitution de la laïcité française . La République s'est pensée non pas comme un régime parmi d'autres, mais comme l'avènement d'une nouvelle ère pour l'humanité. L'enseignement moral doit être saisi dans un tel contexte pour bien mettre en perspective les déclarations des responsables de l'époque et notamment relativiser l'expression de Ferry sur " la bonne vieille morale de nos pères ". Claude Nicolet a attiré l'attention sur l'essence dynamique de la République et par là sur l'exigence pédagogique de celle-ci. La République est ce mouvement de libération intérieure indéfiniment à recommencer : " La révolution permanente qu'opère la République, c'est d'abord l'abolition, dans les esprits de tous et de chacun, de ces éternels ennemis : le recours à la transcendance, l'acceptation des "vérités" toutes faites, l'égoïsme des intérêts. D'où la pédagogie et la morale . " L'enseignement moral repose sur cette anthropologie abstraite, il en est l'effectuation. Par celui-ci, il s'agit d'" intérioriser la République " et de libérer l'homme. La politique et la morale ne se séparent plus et on comprend mieux l'enjeu du remplacement de l'instruction morale et religieuse par l'instruction morale et civique.

Il nous reste justement à nous interroger sur ce vocable d'instruction, récurrent à l'époque. Il fait écho aux débats révolutionnaires sur la nature d'un enseignement national : celui-ci doit-il être une éducation ou une instruction ?

 

Éducation ou instruction ?

 

Deux modèles sont en concurrences chez les révolutionnaires. Pour Le Peletier de Saint-Fargeau et d'une manière moindre Rabaut Saint-Étienne, l'enseignement dispensé au peuple doit être une éducation. Il s'agit de le disposer à agir de manière bonne et ce par le biais certes d'un savoir (limité pour ne pas enorgueillir), mais plus encore par la formation d'attitudes, de manières de réagir face aux événements. L'objet de l'éducation est l'homme en sa totalité, raison, volonté et affectivité. Fortement inspiré par le Rousseau de la Nouvelle Héloïse, cet enseignement est englobant et doit développer l'homme comme citoyen . Il est intrinsèquement lié à une conception jacobine de la Nation, au primat de celle-ci sur l'individu, à un certain anti-intellectualisme. Il s'agit de " régénérer l'espèce humaine ".

Face à ce modèle, Condorcet se propose de constituer un système d'enseignement reposant exclusivement sur l'instruction, c'est-à-dire sur le développement de la puissance émancipatrice de la raison éclairée. Fidèle au projet des Lumières, Condorcet fonde l'instruction sur l'acquisition de savoirs scientifiques par eux-mêmes libérateurs des préjugés de toutes sortes. Il y a donc un idéal de recherche critique de la vérité qui garantit le mouvement même de libération et de réforme future . Condorcet fait confiance à la raison et à son désir intrinsèque de vérité, et il récuse toute éducation nationale portant sur l'homme dans sa totalité (d'où sa méfiance envers les internats). L'éducation est la charge exclusive des parents ; l'instruction a pour seul objet la raison individuelle des enfants, capacité à l'universel.

L'idéal de Quinet repris par Ferry et exposé plus haut semble renvoyer à la position de Condorcet. Ferry lui-même le prend comme guide et garant dans son " discours-programme " de la salle Molière de 1870. Et pourtant, lorsqu'on examine le contenu et surtout la manière dont l'instruction morale doit être dispensée, des doutes surviennent. Il apparaît une tension entre l'émancipation laïque du jugement et le conformisme moral.

Quel est l'objet de cette instruction morale dispensée dans les écoles primaires ? Ce sont les règles élémentaires de la morale, fruit d'un consensus social absolu. D'où l'expression fameuse — " la bonne vieille morale de nos pères " — qui tend à manifester un accord sur le contenu, au-delà des désaccords sur les systèmes de fondation et de justification de ce même contenu. L'école publique enseigne donc la morale et non une morale catholique ou une morale athée. De plus, cet enseignement n'est pas d'abord théorique ; il vise bien plus à façonner le comportement des enfants de manière morale. Là encore Buisson est explicite :

 

Qui peut prétendre qu'il y ait une éducation sans un ensemble d'influences morales, sans une certaine culture générale de l'âme, sans quelques notions sur l'homme lui-même et sa destinée ? Il faut donc que l'instituteur puisse être un maître de morale en même temps qu'un maître de langue ou de calcul, pour que son œuvre soit complète ; il faut qu'il ait le droit et le devoir de parler au cœur aussi bien qu'à l'esprit, de surveiller dans chaque enfant l'éducation de la conscience au moins à l'égal de toute autre partie de son enseignement .

 

Quelques lignes plus bas il rappelle l'instruction du 27 juillet 1882 :

 

Cette éducation n'a pas pour but de faire savoir , mais de faire vouloir ; elle émeut plus qu'elle ne démontre ; devant agir sur l'être sensible, elle procède plus du cœur que du raisonnement ; elle n'entreprend pas d'analyser toutes les raisons de l'acte moral, elle cherche avant tout à le produire, à le répéter, à en faire une habitude qui gouverne la vie. À l'école primaire surtout, ce n'est pas une science, c'est un art, l'art d'incliner la volonté libre vers le bien .

 

Nous sommes loin ici de la formation à l'esprit critique. Il s'agit plus de disposer intérieurement à l'agir bon. C'est strictement la démarche d'une véritable éducation morale. Mais celle-ci est liée à un silence total sur les principes du bien et sur le critère de définition de celui-ci. C'est le rôle stratégique de la " bonne vieille morale ", expression qui permet de préserver l'unité dont la laïcité a tant besoin, et qui écarte toute question problématique sur le fondement.

La position de Ferry est donc ambivalente ; d'un côté il s'appuie sur l'autorité de Condorcet et en tire une force de légitimation en se pensant comme héritier de la raison émancipatrice et critique des Lumières ; de l'autre, il rassure sur le contenu consensuel de la morale, morale qui ne sera pas enseignée de manière philosophique et critique mais inculquée par la formation d'habitus estimés bons par la société. Y a-t-il contradiction dans cette dualité ? Ferry a-t-il trahi l'idéal des Lumières en cautionnant un ordre bourgeois, qui de plus était un moyen tactique pour désarmorcer la suspicion d'immoralisme qui planait chez les catholiques sur cette morale sans Dieu ?

La réponse nous semble être dans la saisie du décalage important qu'il y a entre Condorcet et Auguste Comte qui, via Emile Littré, fut le référent conceptuel de Ferry. Le positivisme de Ferry est bien connu et il éclaire ce qui nous est apparu comme ambivalent. La morale peut enfin se tenir debout toute seule : " La morale sociale a ses garanties, ses racines dans la conscience humaine, elle peut enfin jeter ses béquilles théologiques . " Sur quoi repose en réalité la morale, ce qui explique son unité de contenu ? Sur la société, sur les mœurs. Le positivisme fournit à Ferry un principe de lecture de la réalité sociale de son époque et de ce que celle-ci peut accueillir, qui est la racine intellectuelle de l'" opportunisme " républicain de ces années. Il y a comme une confiance dans le progrès de la conscience immanente à la Nation. Mais le positivisme n'est pas que descriptif ; il est programmatique et finalisé par l'avènement progressif de la rationalité libérée de toute tutelle théologique et métaphysique (âge métaphysique représenté par les Lumières qui restent à un stade d'émancipation et qui demandent par conséquent une régulation dans le système de la science positive culminant dans la sociologie). Le primat relevé de l'éducation sur l'instruction est donc cohérent avec la dimension organique de la pensée et de l'action positivistes. Cette organicité rationnelle s'incarne dans la République nouvellement instituée et encore fragile qui pourtant correspond à l'état profond du peuple Français. Le génie de Ferry est d'avoir stratégiquement mis entre parenthèses la question du fondement, nécessairement source de divisions, pour manifester le consensus pratique sur le contenu commun de la morale, consensus reposant néanmoins, par définition, sur un fondement sociologique.

 

République de droit, morale de fait

 

Ce rapide tour d'horizon de la mise en place d'un enseignement moral libre de toute référence religieuse dans les années 1880, va nous permettre de mieux identifier l'enjeu et les difficultés d'un enseignement moral dans une société laïque.

La mise en évidence du consensus nécessaire à la société pour que celle-ci s'enseigne elle-même, via son école, nous conduit à nous interroger sur la possibilité en soi d'un tel processus. Autrement dit, la condition prérequise n'est-elle pas un universel déjà implicitement donné qu'il s'agirait juste d'expliciter et de transmettre ? Que se passe-t-il quand cet universel consensuel ne va plus de soi ? L'universalité (coextensive à l'idée de laïcité) a-t-elle les moyens de résister par l'enseignement aux forces centrifuges intrinsèques à toute société moderne ? Il semble que dans le modèle historique que nous présente la IIIe République, il y ait circularité entre morale et mœurs. La morale enseignée informe les mœurs des nouvelles générations ; les mœurs établies donnent un contenu à la morale enseignée. Dès lors s'ouvre la possibilité d'une scission entre l'universalité exigée pour fonder la République, le corps politique national et la possible diversité des mœurs. L'enseignement de la morale fait rapidement les frais de cette tension puisqu'il ne peut plus être le vecteur par lequel la société éclatée dans ses mœurs se constitue comme République indivise. Il faudrait, pour que cela fonctionne bien, des mœurs d'emblée républicaines. La question est de savoir si le modèle des années 1880 a encore une pertinence pour nous faire penser aujourd'hui.

Il nous semble que l'enjeu se situe autour du type de rationalité mis en avant, et par là de ce que l'on entend par l'universel de référence. De droit, la République a un sous-bassement anthropologique issu de l'universalisme abstrait des Lumières. L'homme accédera par le biais de la citoyenneté juridique à une nouvelle humanité, souveraine, libérée de tous les arbitraires historiques et particuliers. Il y a donc une rationalité qui est essentiellement critique et qui se constitue par le mouvement de distanciation de tout donné empirique. La finalité est en fait la liberté comprise comme libération toujours à reprendre. Si transcendance il y a, elle est dans cette tension de droit toujours possible vers un au-delà de la situation de fait. L'homme est ce projet d'auto-constitution qui ne peut s'achever sous peine de retomber dans l'empiricité et donc l'hétéronomie. À ce modèle, cependant, a correspondu une réalisation qui a connu son heure de gloire dans l'établissement de la République comme régime définitif en France à partir de 1877. Or l'incarnation d'un idéal implique un accueil du donné tel qu'il est. Celui-ci est, à cette date, la réalité sociologique de la France qui malgré les soubresauts politiques connus depuis un siècle garde une certaine homogénéité. Certes, celle-ci n'est plus religieuse, ni même philosophique, mais elle demeure au niveau des comportements pratiques.

On trouve effectivement un consensus de fond sur les attitudes sociales et personnelles. Cela va faciliter la mise en place d'un contenu concret d'enseignement, qui a été bien étudié par Jean Baubérot et qui est organisé autour des notions de dignité et de solidarité. Mais d'un autre côté, cela va créer l'illusion que la morale tient debout toute seule, qu'elle n'a pas besoin de fondation. Or elle en a une, nous l'avons vu, c'est l'état des mœurs. Mais ce n'est pas le principe qu'a priori l'on attendrait pour fonder une République si celle-ci se veut rationnelle et libératrice des donnés dans lesquels il faut bien sûr inclure les préjugés sociaux. Il y a donc une sorte de contradiction interne. De droit, la République tend vers un universel abstrait. Or un enseignement a besoin d'un contenu ; ce contenu doit donc être, lui aussi, universel s'il veut être laïque. D'où la nécessité de fait d'un universel concret ou substantiel fourni à l'époque par le consensus des mœurs. L'illusion s'explique par cette collusion provisoire. Dès que les mœurs se pluralisent, ce qui est massivement le cas après la Seconde Guerre mondiale et a fortiori après Mai-68, l'enseignement moral laïque à prétention universelle devient rétrograde ou impossible. Le consensus sur lequel il reposait n'existe plus. Un tel enseignement disparaît d'ailleurs quelques années après.

 

Pluralisme moral et laïcité

 

La substance sur laquelle reposait cet enseignement était instable ; elle n'a donc pas pu résister aux forces centrifuges habitant le corps social qui s'était progressivement atomisé. Tout se passe comme si le principe de laïcité utilisé en 1880 par rapport aux religions particulières s'était appliqué aux morales désormais multiples elles-mêmes, conduisant par là à une auto-suppression de cet enseignement. Face à un tel constat et si l'on veut maintenir ou plutôt réinstaller un enseignement de la morale, l'alternative est la suivante : 1/ soit on prend acte du pluralisme de fait et on tente d'aménager celui-ci par une redécouverte de l'universalité formelle de l'idée républicaine. C'est ce que tente de faire l'éthique procédurale de la discussion ; 2/ soit on tente de refonder un contenu substantiel de nature anthropologique, considéré comme seul capable de permettre à l'exigence universelle de la République de se manifester concrètement et de faire vivre ensemble des gens différents.

Nous voyons ici que l'enjeu de la possibilité d'un enseignement de la morale dans une société laïque contemporaine concerne plus que jamais la nature de l'universalité mobilisée par cette laïcité. Cet enjeu est intrinsèquement lié à la réflexion sur la nature de la raison et donc sur la nature de la philosophie. C'est à ce prix que nous pourrons répondre à la question originelle.

La crise d'un référent commun en matière pratique est, pour beaucoup de nos contemporains, non seulement un fait mais une situation indépassable. Celle-ci serait même la propriété des sociétés post-modernes désenchantées et vouées à " la guerre des dieux ". Cependant certains pensent qu'il y a effectivement crise, autrement dit, cherchent à penser cette nouvelle situation . Cela est d'autant plus impératif que l'on se situe en matière pratique et dans une vie sociale. L'agir libre a toujours une répercussion sur autrui, et la nécessité de vivre ensemble requiert un minimum d'accord sur les normes. Si on ne peut plus construire celui-ci sur un contenu commun, reste à tirer toutes les implications de ce qu'offre encore une telle situation : l'accord se fera sur les procédures permettant de confronter la multiplicité des contenus.

Le modèle rationnel en question est donc procédural ; il porte sur la possibilité de produire des argumentations sur le sujet soumis au débat. La force de ce modèle est qu'il correspond très bien à l'universalité formelle défendue par les Lumières. La raison est avant tout cette faculté capable de se critiquer, de se distancier d'elle-même et de toutes les particularités auxquelles l'homme empirique est soumis. Or le décentrement est bien le cœur des modèles procéduraux exposés par John Rawls , Karl-Otto Apel et Jürgen Habermas . Il est significatif que des penseurs d'inspiration kantienne comme Luc Ferry et Alain Renaut repensent l'héritage des Lumières à partir de ce prisme de la raison procédurale . Celle-ci assume le pluralisme de fait et même le considère comme de droit et s'applique à expliciter les conditions de possibilité d'une confrontation éthique propre au vivre-ensemble démocratique. Or ces conditions ont une valeur morale certaine : l'égalité des participants, leur liberté d'argumentation, leur solidarité effective de par leur engagement dans un processus commun. L'avantage que fournit une telle éthique par rapport à l'enseignement moral des années 1880, c'est qu'il nécessite une réflexion critique de la raison. Il ne peut plus être dispensé sous le mode éducatif, puisque son contenu (qu'on pourrait appeler formel, paradoxalement) n'est obtenu que par un retour sur les conditions d'un débat rationnel portant sur des contenus substantiels qui eux, le plus souvent, sont d'abord irréfléchis.

Ici, la fondation de la morale n'est plus implicitement sociologique ; elle est explicitement philosophique et ne risque donc plus d'être " déniaisée " par son développement futur. C'est une éthique qui a conscience de sa fragilité et qui, ainsi, ne peut se reposer sur un corpus établi. Elle n'existe que par son exigence à s'engager toujours sans cesse dans le débat démocratique . Sous ce rapport, elle rejoint la longue tradition de la libre pensée qui ne se satisfait d'aucun résultat ; c'est une éthique de la vigilance. On ne peut nier la prégnance et par là l'adéquation d'une telle éthique à la situation contemporaine. Mais justement ! une telle proximité n'est-elle pas inquiétante, ne risque-t-elle pas, de par sa relativité essentielle, de manquer le moment proprement moral du devoir-être ? Il convient, en effet, de s'interroger sur les possibles dangers d'un tel modèle qui seraient coextensifs à ses impensés.

 

Du compromis à l'arbitraire

Ce modèle procédural érige en finalité régulatrice l'atteinte idéale d'un compromis. Or la pratique ne se satisfait pas de l'idéal mais implique une incarnation nécessairement précaire. Sur quel critère peut-on s'appuyer pour discerner la valeur morale d'un comportement ? Il semble que ce critère ne peut être lui-même que le fruit d'une négociation argumentée. Or ne réintroduit-on pas là subrepticement l'arbitraire, c'est-à-dire l'injustifiable, en se fondant sur un compromis comme critère ? Il semble que non puisque ce critère est justement l'ensemble des conditions de possibilité du débat démocratique. Bref, il semble que les droits de l'homme (égalité, liberté, etc.) soient la norme en deçà de laquelle on ne peut négocier. Ainsi une proposition remettant en cause l'égalité des citoyens, en s'appuyant sur une particularisation raciale, serait immédiatement rejetée comme intrinsèquement contradictoire. On retrouve ici l'alliance entre l'éthique de la discussion et l'anthropologie abstraite des Lumières. Mais que se passe-t-il et sur quel critère s'appuyer quand on assiste à un conflit de droits ? Par exemple, et de manière archétypique, entre le droit pour la femme de disposer de son corps et le droit pour l'enfant à naître de vivre ? On prétendra que l'embryon ne devient un être humain qu'après dix semaines, terme au-delà duquel l'IVG devient un crime. Une telle réponse amène plusieurs remarques :

1/ Cela sous-entend d'une part que l'on se réfère à une anthropologie non plus abstraite, comme on le prétendait plus haut, mais concrète, et si concrète que l'on doit s'en enquérir auprès des scientifiques. L'éthique procédurale s'appuie, en réalité, sur un impensé qui est un critère permettant de recruter les possibles membres de la discussion, impensé qui est donc une conception de ce qu'est un être humain .

2/ Dans d'autres pays, l'IVG est autorisée jusqu'à cinq mois, voire plus ; un être humain serait-il différent en France et aux États-Unis ? En France même, un embryon sur lequel on détecte une pathologie irrémédiable peut être éliminé jusqu'à la veille de sa naissance. Un embryon sain ne peut évidemment pas être traité de la même manière. N'y a-t-il pas ici discrimination en raison du handicap, c'est-à-dire là encore une entorse au principe d'un universalisme abstrait de toute particularité empirique ? On pourra répondre qu'il y a effectivement conflit de droits et que dans de tels cas il convient d'agir au cas par cas et de respecter la libre appréciation de la conscience des parents ou de la mère. Une telle réponse manifeste bien la relativité des conditions universelles mises en évidence dans une telle éthique formelle. Relativité au fait dans sa dureté, face auquel il s'agit de se déterminer sans espérer produire une argumentation rationnelle.

De telles décisions sont d'ailleurs toujours difficiles à prendre, comme le manifeste le professeur Jacques Milliez en ce qui concerne les interruptions thérapeutiques de grossesse : " La décision ne naîtra pas d'une injonction métaphysique et spéculative, elle ne surgira pas d'une référence à un principe universel, du légitime et du légal. [...] Elle émane très humblement d'un dialogue singulier entre le médecin et sa patiente. Elle ne procède que de la rencontre entre la confiance du couple et la conscience du médecin . "

N'assistons-nous pas ici à la confusion entre l'ordre de la prudence et celui de la conscience morale ? La prudence est l'ajustement de l'acte libre aux circonstances singulières dans lesquels celui-ci va se déployer. Mais la prudence s'applique à l'intérieur de bornes qui ne relèvent pas de sa définition. Autrement dit, son pouvoir de délibération est circonscrit par ce que la conscience a discerné comme bon. Le jugement de conscience sur ce qui est bien ou mal se réduit-il alors au fonctionnement de la délibération prudentielle sur ce qui est ajusté à la situation concrète et singulière ? Répondre oui implique de fait une suppression de l'ordre de la moralité au profit de l'injustifiable et donc de l'arbitraire. De deux choses l'une, soit l'embryon handicapé n'est pas un être humain et donc on peut sans problème le supprimer, avant ou après la naissance ; soit, il est un être humain et quel que soit son stade de développement, il est digne d'un respect égal à tout autre individu de la même espèce.

 

L'universalité anthropologique

 

Nous voyons ici que l'enjeu ultime de notre question est bien anthropologique et qu'il semble que la morale ne puisse se passer totalement d'un savoir sur ce qu'est l'homme . Telle est la seule possibilité de sortir des impasses d'une conception proliférante et par là contradictoire des droits de l'homme. Sinon la morale mise en place risque de faire la part belle au consensus social qui s'est toujours, à travers l'histoire, prétendu humaniste mais qui a également restreint souvent de manière arbitraire et intéressée l'extension de ce qui est effectivement humain (pensons à l'esclavage ou au racisme). Cette référence à ce qu'est l'être humain permet alors de hiérarchiser les actes posés en fonction de leur objet propre.

Certes, nos sociétés affichent un pluralisme de fait, mais faut-il immédiatement en induire qu'il y a par là-même un pluralisme de droit sur la conception de l'homme ? Nous avons vu que toute éthique présuppose celle-ci. L'éthique de la discussion est féconde si cette discussion est finalisée par une recherche commune de la vérité sur l'homme et sur la société. La requête anthropologique que nous formulons manifeste la nécessité de concevoir un universel substantiel qui est l'homme lui-même. Celui-ci ne renvoie pas d'abord à un mouvement de la raison qui consisterait à se libérer de toutes particularités. Cette libération ne peut effectivement s'accomplir que parce que l'homme est un être doué de raison et de liberté et qu'il ne se constitue pas ontologiquement. Il s'agit de reconnaître que tout homme de par ce qu'il est se reçoit originairement, et que c'est sur ce fond de réceptivité qu'il se réalise en posant des actes dont il est le véritable auteur. Bref, un enseignement moral n'est possible que lié à la question " qui suis-je ? ", indissociable de celle " qu'est-ce que l'homme ? " Il va donc de pair avec une démarche éminemment critique et réflexive. Critique ici ne s'entend pas d'abord comme un mouvement de négation du donné, mais comme un travail de réappropriation de soi-même pour s'autodéterminer et par là devenir pleinement ce que l'on est en puissance, ce qu'indique bien le terme de réalisation.

 

Au terme de cette étude, nous pouvons maintenant répondre à la question originelle : " Quel enseignement moral dans une société laïque ? " Celui-ci ne peut être ni un endoctrinement pré-réflexif, ni un simple décalque des opinions du moment. Il doit être proprement philosophique. Son lieu ne peut donc être, dans le système scolaire français actuel, que la classe de philosophie (classe explicitement voulue par les instances scolaires de la IIIe République).

Nous avons essayé de manifester les ambiguïtés et surtout les difficultés de l'établissement voilà plus de cent ans d'une morale laïque chargée d'établir une nouvelle manière d'être humain et citoyen. Il nous a semblé que l'universalité abstraite de la République comme idée devait s'appuyer implicitement sur un consensus moral au sein de la population. Celui-ci explosant, cette universalité est tentée de s'allier à une morale qui a fait le deuil de tout contenu explicite et qui n'est que procédurale et formelle. Chassez l'anthropologie, elle revient au galop... On ne peut effectivement s'en passer. Toute détermination d'une norme morale négative (au-delà de laquelle on ne doit pas s'aventurer) ne peut être l'objet d'un compromis sous peine de sombrer dans l'arbitraire et l'irrationnel. L'argumentation éthique doit donc s'appuyer sur une recherche universelle de ce qu'est l'homme. La découverte d'un donné que l'homme n'a pas produit (qui ne lui est donc pas relatif et auquel il doit se soumettre) et qui est la dignité intrinsèque de tout être humain permettra de sortir de toute compromission avec des pouvoirs extra-moraux. Cette valeur en soi n'est pas négociable et ce que son non-respect entraîne, l'histoire du XXe siècle nous l'apprend et nous indique le chemin d'une authentique recherche de la vérité, de droit, universelle.

Reste à savoir si cette anthropologie substantielle remet en cause le principe de laïcité, constitutif de nos sociétés actuelles. Certes elle récuse une totale autonomie de l'homme, mais non pas au nom d'une obéissance à un ordre irrationnel et arbitraire. Bien plutôt, elle repose sur une reconnaissance par la raison humaine que l'être de l'homme a une dignité dont il n'est pas le producteur mais qui lui est antérieure. N'est-ce pas là le fondement de l'autorité nécessaire à tout enseignement moral ? Non pas une autorité auto-proclamée, non pas une autorité qui s'impose par la violence, fut-elle symbolique, mais une autorité à l'écoute de laquelle l'homme devient plus lui-même. La seule autorité qui soit source de réalisation, c'est la réalité même de l'homme qu'il s'agit dès lors de connaître le mieux possible.

 

TH. C.