Par FR. EDOUARD-MARIE GALLEZ FSJ,
Docteur en théologie et en histoire des religions, auteur de Le Messie et son Prophète, (2 tomes, Ed. de Paris).
LE SOUCI DE DIALOGUE n'est pas une nouveauté, même en Occident. Au XIIIe siècle, l'exemple de Raymond Lulle montre que, là où les musulmans formaient une partie de la population, un dialogue théologique était à l'œuvre. Il n'avait pas lieu d'être alors en France – où il suscitait néanmoins de l'intérêt.


Tout – ou presque – a déjà été dit en Orient au plan rationnel
C'est en Orient que la plupart des dialogues ont eu lieu, et cela dès le début de l'invasion musulmane. Ces contrées presque entièrement chrétiennes jouissaient d'une civilisation florissante et raffinée : l'occupant musulman se contenta de les dominer et de les exploiter sans les gérer. On sait que le grenier à blé de l'Empire qu'était la Syrie se transforma peu à peu en désert et que plusieurs villes furent alors abandonnées, dont on admire aujourd'hui les ruines. Le contenu des dialogues est souvent lié à leur contexte, comme on s'en doute. Les traductions en arabe des ouvrages grecs furent le fait de chrétiens, mais ces traductions furent parfois utilisées ensuite par des penseurs musulmans pour attaquer les vérités fondamentales du christianisme, tel Al-Kindi (IXe siècle) dans son adresse à Michel III (842-867).
La réponse vint notamment sous la forme des deux ouvrages de Nicolas de Byzance (Exposé démonstratif et preuve de la doctrine chrétienne et Réfutation du livre fabriqué par l'arabe Mahomet). Notons qu'Al-Kindi, dans son Apologie, n'hésite pas à se moquer de la prétention à l'inimitabilité qui commence à être supposée au texte coranique : aujourd'hui, de tels propos lui vaudraient de gros ennuis. Remarquons que, pour pouvoir se parler, même de manière polémique, une certaine liberté de parole est nécessaire –¬ le pire serait de ne plus se parler. En tout cas, beaucoup d'écrivains chrétiens, souvent médecins, répondirent également aux polémiques musulmanes en Égypte, en Syrie et en Mésopotamie (Abdel Messih al-Kindi, Théodore Abu Qura, évêque du Harran, etc.).
Ces dialogues théologiques eurent lieu tant que le discours religieux (et justificatif) de l'islam n'était pas encore au point, et aussi tant que le pouvoir musulman n'était pas en mesure de s'appuyer sur une population majoritaire. À cette époque, la rationalité fournissait le terrain commun permettant d'échanger. Quand on évoque aujourd'hui la raison mise en œuvre du côté musulman, on pense le plus souvent aux figures des philosophes, en particulier à celles d'Avicenne (m. 1037) et d'Al-Ghazali (m. 1111) ; mais ce dernier appartient déjà à la fermeture de la pensée, la rationalité devant finalement se limiter à justifier la croyance islamique – c'est d'ailleurs au titre de commentateur qu'il est enseigné aujourd'hui dans les écoles coraniques.
C'est qu'entre-temps, l'utilisation de la raison avait subi le coup d'arrêt du calife Hakim, en 1029, interdisant ce type de recherche (désignée sous le nom de ijtihad) au profit de la seule lettre du Coran et des Hadith-s. Une période de vingt-cinq ans s'ouvrit cependant au temps où Bagdad était sous la coupe d'un empereur mongol... bouddhiste : un dialogue s'instaura à trois (avec les juifs). Mais dès que ces empereurs se firent musulmans, l'oppression remplaça le dialogue.
En Égypte, l'arrivée des Mamelouks en 1256 amena la destruction massive de lieux sacrés chrétiens et des massacres de masse ; il s'ensuivit des conversions nombreuses à l'islam, jusqu'à rendre minoritaires les communautés chrétiennes. Et aucun dialogue ne pouvait plus être engagé sous peine de sanctions allant jusqu'à la peine capitale. Puis en Asie, avec le Mongol musulman Tamerlan, une vague atroce de persécutions s'abattit à son tour sur les chrétiens assyro-chaldéens et asiatiques, dont plusieurs millions furent tués.

Et le discours s'est figé
En fait, la pertinence des brillantes interventions des apologistes chrétiens de l'Orient n'a pas eu l'effet rationnellement attendu. Les dialogues ont même contribué pour une part à l'élaboration du système de pensée islamique lui-même. Les critiques contre la foi chrétienne mises au point à cette époque se retrouvent de nos jours sans variation ni originalité. Et face aux questions nouvelles qui se posent, la pensée théologique musulmane n'est plus que répétitive et extensive.
Depuis une trentaine d'années, des intellectuels musulmans soulèvent l'idée de rouvrir l'ijtihad et de réinterpréter le Coran. Cette idée, largement suggérée par des Occidentaux, est séduisante ; est-il possible cependant, par un simple désir, de sortir d'un système de pensée ? Suffirait-il de bricoler la lecture du Coran pour aboutir à un nouvel islam ? Sur quelles bases ? Et où voit-on cette ouverture fonctionner ?
Les chrétiens d'Orient savent bien la vanité d'une telle ouverture qui ne serait qu'une astuce interprétative , non seulement parce qu'ils sont plus que jamais visés par un projet d'élimination totale du Proche-Orient (Lahore, 1974 ), mais aussi parce qu'ils savent que certains ex-chrétiens eux-mêmes ont contribué à rendre ce système rigoureusement fermé ; l'un d'eux, chaldéen, At-Tabari, devint la grande référence de la pensée musulmane (850), tandis qu'un autre, Al-Hasan Ibn Ayubi écrivit un essai anti-chrétien qui fut largement utilisé par le commentateur Ibn Taïmïya (988), aujourd'hui très à la mode dans les courants islamistes.
Même si le monde musulman est plus multiforme aujourd'hui que jamais, sa pensée théologique apparaît comme un bloc, ce qui était moins le cas n'est au IXe siècle (où il elle était encore en voie d'élaboration). On ne touche pas à un bloc ; le professeur Sylvain Gougenheim en a fait les frais. En 2008, il a publié un livre érudit où il montre que la vie intellectuelle de l'Orient entre le IXe et le XIIIe siècle n'avance et ne subsiste que grâce aux chrétiens, dans tous les domaines – lettres, sciences, économie – sauf évidemment dans le domaine militaire réservé aux musulmans et grâce auquel cette minorité assurait sa domination. Il faut savoir que, selon le dogme islamique, le Coran doit contenir toute vérité et toute source de progrès ; les sociétés musulmanisées sont donc ou ont dû être un jour les plus avancées de toutes. Ce n'est pas l'image que donnent ces sociétés depuis le Quattrocento, d'où le mythe de l'âge d'or que l'on veut situer dans la période antérieure... que traitait justement Gougenheim. On comprend alors le tollé puis le lynchage médiatique qui se sont déclenchés contre lui ; sans le savoir, il avait mis en cause davantage qu'un mythe : la révélation coranique elle-même.

L'impossible dialogue actuel ?
Tout ceci renforce l'impression dominante d'un débat clos d'avance et d'un impossible dialogue théologique – seules paraissent abordables les conséquences culturelles ou sociales de celui-ci. Ainsi s'exprime Benoît XVI selon un réalisme immédiat. Tout dialogue suppose une plate-forme minimale commune, et la raison est l'outil nécessaire pour la faire apparaître. Or, dès le départ, l'enseignement coranique exclut une telle perspective : sans discussion, les chrétiens y sont dits falsificateurs des Écritures (comme les juifs – c'est du moins ainsi que le texte coranique est lu), menteurs qui ajoutent un dieu à Dieu tout en disant qu'ils ne le font pas, et ennemis de Dieu qui sans exception iront rôtir dans le Feu éternel (de même que les juifs). Où la rationalité peut-elle trouver à s'exercer ?
Une littérature mystique a tenté de faire croire que cette impasse était dépassable par les vertus mêmes d'un dialogue érigé en nouvelle religion : ce fut la position d'Occidentaux séduits par Louis Massignon, et qui ne supportaient pas que des chrétiens orientaux mettent le nez dans leurs dialogues – tel le père Antoine Moussali (Libanais mort en France en 2003), qui a passé sa vie à dialoguer avec des musulmans, notamment en Algérie où il a contribué à former les moines de Thibirine. Il n'avait pas cessé de rappeler que le dialogue était possible et nécessaire au niveau de la vie mais impossible au niveau de la foi, du moins actuellement. Le paradoxe, c'est qu'aux temps mêmes où ces cercles mystiques vantaient les convergences et la grande fraternité abrahamique des croyants, il n'y a jamais eu autant de massacres anti-chrétiens : qu'il suffise de penser au génocide des Noirs du Sud-Soudan – majoritairement chrétiens – qui a fait deux millions de victimes aux dires mêmes des évêques soudanais et des organisations internationales. Aujourd'hui, le président soudanais, ‘Umar Al-Béchir, est accusé de crime contre l'humanité... à cause du Darfour : là, ce sont des Noirs musulmans qui sont tués par les Arabes musulmans (du Nord). Faut-il donc qu'un génocide soit purement ethnique pour être reconnu ?
Certains militants du dialogue ont d'ailleurs cherché à nier voire à excuser les pogroms anti-chrétiens en disant par exemple qu'en Irak, les chrétiens engagés dans l'armée américaine tuent des musulmans. Aucune comparaison ne peut cependant être faite entre une invasion militaire (qui impliquait aussi des soldats américains musulmans) et des massacres commis au nom de l'islam (de manière souvent explicite) – c'est-à-dire en haine de la foi chrétienne. Or cette haine s'exprime même en France, même si elle se fait discrète ; une radio FM parisienne diffuse tous les vendredis le prêche enflammé de l'imam de La Mecque, qui, régulièrement, invite à tuer les juifs et les chrétiens. On dirait que seuls quelques musulmans, tels Mohamed Sifaoui, osent dénoncer des appels sectaires de ce genre. Au nom du dialogue , la plupart des chrétiens se taisent. C'est bien là le paradoxe : cette manière de dialoguer n'a-t-elle pas encouragé les potentialités les plus fanatiques (et présentes dans le Coran) ? Obtient-on la paix par exemple en se faisant l'écho de ceux qui évoquent l'agression des croisades ? Al-Ghazali, contemporain de ces événements, les mentionne à peine, tellement elles sont peu importantes à ses yeux – et elles arrangeaient pas mal d'Arabes .
En réalité, le mythe de l'agression remonte au XIXe siècle. Il exprime le besoin islamique de se poser en victime, selon une logique théologique qui est l'archétype de tous les discours victimaires : la victime est innocente, elle est donc en droit de revendiquer un statut privilégié, voire dominateur. Le pastiche de la théologie chrétienne apparaît clairement à l'analyse ; et, dans le cas de l'islam, il va jusqu'à instaurer un permis de tuer, ce qui est tout à fait logique et d'ailleurs très explicite dans le texte coranique. Ce permis revêt parfois l'aspect d'un devoir.

Un système peut-il exister s'il est fermé absolument ?
Même dramatique, le constat objectif de la situation doit être fait : c'est la condition de toute espérance réaliste. Le système islamique est fermé à tout échange. Pourtant, il ne l'est pas absolument. Revenons en arrière.
Le premier dialogue théologique islamo-chrétien connu date de l'an 644, soit douze ans après la mort de Muhammad, lorsque le nouveau maître de Homs (en Syrie) convia le Patriarche Jean des Jacobites à discuter avec lui : il voulait le convaincre du fait que les Arabes exodés (muhajirun, émigrés) formaient le nouveau peuple choisi par Dieu et sorti du désert pour dominer le monde (à ce moment-là, l'appellation de musulman n'existait pas encore). Lors de ce dialogue, s'il fut question de Jésus et d'Abraham, ce ne fut le cas ni du Coran , ni de Muhammad . En fait, on aborda la seule question qui fût vraiment fondamentale, celle du Jugement. Ceci surprend la plupart des historiens, qui, comme Occidentaux, sont marqués par des présupposés rationalistes pour lesquels l'islam est un système dans lequel il n'y a rien à comprendre et qui apparaît tout à coup dans l'histoire. En revanche, la plupart des chrétiens orientaux n'en sont pas surpris puisqu'ils savent par tradition que l'islam s'enracine dans un mouvement ex-chrétien antérieur .
C'est dans le système théologique de ce mouvement – dont l'islam des califes cherchera de mille manières à occulter l'histoire et même l'existence –, que se trouve la clef de la pensée islamique qui cesse alors d'être un bloc absolument hermétique, même si elle fait tout pour le paraître et tire sa force de cette fermeture apparente. Cette clef est liée à une perspective judéo-chrétienne fondamentale qu'on a oubliée aujourd'hui : le Jugement de ce monde. En langage actuel, on pourrait l'exprimer sous la forme de trois questions : 1/ Que va devenir notre monde qui va mal ? 2/ Dieu peut-Il le sauver, et si oui, comment ? 3/ Dieu a-t-Il choisi une ethnie ou un groupe pour établir en Son Nom un monde idéal ou même simplement meilleur ? Sur les deux premières questions, tous les vrais croyants chrétiens, musulmans et aussi juifs peuvent se retrouver immédiatement. C'est la troisième qui fait problème. Elle suppose que Dieu ait donné à certains un programme – une révélation – qu'il suffirait d'appliquer pour obtenir un monde meilleur. Par exemple le Coran et la Charia. Mais la Bible a fonctionné d'une manière quelque peu comparable dans la fondation des États-Unis d'Amérique...
Chacun aura compris que ces questions, à aborder avec la plus grande rationalité, forment le cœur des affrontements actuels, et il en est ainsi depuis quatorze siècles (et même davantage si l'on tient compte de ce qui a précédé l'islam). Elles devraient constituer la plate-forme du seul dialogue islamo-chrétien fécond possible, qu'espère Benoît XVI. Dans ce dialogue, la lucidité est requise des deux côtés. Avant tout, les chrétiens (occidentaux) ne devraient-ils pas se demander où ils en sont de ces interrogations relatives à l'avenir, s'ils sont bien au fait de la part de la révélation néotestamentaire qui en parle, et s'il ne faudrait pas mettre en cause la vision rationaliste de l'histoire qui les imprègne pour la plupart ?

E.-M. G.

 

 

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