Violences et massacres ethniques, guerres, famines, immensités urbaines misérables et dangereuses, telle est souvent l'image de l'Afrique que nous avons à l'esprit. Image partielle, insuffisante, d'un continent en cours de peuplement, de civilisations en construction.

Serons-nous simplement spectateurs horrifiés ? Pouvons-nous jouer un rôle d'acteurs compatissants comme le souhaite l'exhortation postsynodale sur l'Afrique ?

 

Quelle Afrique ?

Le continent africain s'individualise remarquablement : les cartes et les images satellitaires nous ont habitués à sa forme massive, un trapèze prolongé d'un triangle, aux angles arrondis, ceinturée par les mers et les océans, à l'exception du modeste isthme de Suez, percé par le canal du même nom, qui le rattache à l'Asie. La ligne horizontale de l'Équateur coupe cette figure géométrique, les deux tiers de sa masse se situant dans l'hémisphère nord. Mais quand nous parlons de l'Afrique, s'agit-il de tout ce continent ? Bien rarement. Le plus souvent, pour nous Français, le terme s'applique à cette partie, au sud du Sahara, principalement peuplée d'hommes de race noire, à laquelle nous avons donné le nom d'Afrique noire. Il y a une certaine raison à distinguer les pays de la rive méditerranéenne de l'Afrique, profondément marqués par la culture arabo-musulmane, de ceux situés plus au Sud, même si, historiquement, de nombreux liens se sont établis à travers le grand désert entre le Maghreb, le Machrek et l'Afrique noire.

La bordure méridionale du désert est aujourd'hui un lieu de conflit entre la culture dominante de l'Afrique méditerranéenne et les cultures du monde noir. Au sein des États, selon la proportion de population appartenant à l'un ou l'autre ensemble, les violences sont plus ou moins étendues mais les affrontements existent partout, de la Mauritanie à la Somalie, atteignant leur paroxysme au Soudan. Les observations et réflexions qui vont suivre ne concernent pas les pays arabo-musulmans de l'Afrique méditerranéenne mais ceux de l'Afrique au sud du Sahara (y compris Madagascar), s'appuyant sur une expérience et une documentation qui concernent surtout les pays de l'Afrique atlantique, de la Mauritanie à l'Afrique du Sud.

Le principal caractère commun à la quarantaine de pays qui se partagent cet ensemble est la couleur sombre de la peau de la population avec, sous cet aspect uniforme, autant de nuances et de types morphologiques que l'on en rencontre en Europe, du Cap Nord au Péloponnèse. Les langues appartiennent à plusieurs ensembles originels dont le plus important semble être le groupe bantou, mais la diversité quotidienne des dialectes fractionne considérablement les relations humaines. Une certaine unité linguistique est reconstituée par l'utilisation de quelques langues véhiculaires : le swahili en Afrique orientale, le haoussa en Afrique de l'Ouest et surtout les langues des colonisateurs, le français, l'anglais et le portugais.

L'islam a largement pénétré la zone sahélienne (bordure méridionale du Sahara) et la côte de l'océan Indien depuis plusieurs siècles. Le massif éthiopien a résisté à tous ses assauts, maintenant un christianisme dit monophysite, lié à la chrétienté des origines. Les religions traditionnelles ont été appelées " animistes ", faisant une plus large place aux relations avec les esprits des ancêtres qu'avec le Créateur. Elles donnent une importance essentielle à la " force vitale " qui anime tout être vivant. Elles imprègnent très profondément les esprits et régissent la vie sociale. L'évangélisation de l'Afrique noire n'a qu'un siècle ; catholiques et protestants sont majoritaires dans la partie sud du continent. La foi est vive mais les mœurs restent traditionnelles.

Hormis l'Éthiopie, les États de l'Afrique noire sont nés de la colonisation. Leurs frontières ont été dessinées sur des cartes à très petite échelle lors de conférences diplomatiques entre les puissances européennes. Elles se sont ensuite plus ou moins solidifiées au fur et à mesure de la prise de possession de l'espace par les autorités coloniales. Comme toutes les frontières, elles sont le fruit de l'histoire mais d'une histoire récente, brève (trois quarts de siècle), dont les premiers acteurs politiques se sont repliés sur leur territoire d'origine. Certains de ces acteurs extérieurs du passé sont encore visiblement présents, d'autres, plus ou moins nouveaux venus, voudraient se faire une place sur le continent. Les appétits de pouvoir nationaux pourraient bien devenir la force dominante.

 

Un continent en cours de peuplement

La transition démographique que finit de vivre la planète a touché tardivement le continent africain. Jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les populations sont perçues comme peu nombreuses, peu denses, peu dynamiques. C'est globalement vrai mais les connaissances de base sont trop partielles, trop biaisées pour refléter la réalité. L'Afrique du xixe siècle est certainement peu peuplée mais sans doute plus qu'on ne l'a imaginée à la suite des premiers recensements des administrations coloniales. L'intrusion européenne, l'ouverture sur l'extérieur consécutive à la colonisation ont eu initialement des conséquences néfastes à la population, comme sur le continent américain : les épidémies, les violences diverses ont entraîné dans un premier temps une diminution de la population. Les recensements coloniaux, souvent à but fiscal, sont sous-estimés. Il faut attendre la deuxième moitié du siècle, après la guerre, pour disposer d'une véritable maîtrise des territoires et de moyens scientifiques et techniques d'évaluation fiables. On est déjà au début de la transition démographique.

Au début de la période coloniale l'Afrique noire est peu peuplée, sans doute un peu plus qu'on ne l'a cru. La période coloniale apporte la paix (de manière relative puisque l'Afrique noire participe aux deux guerres mondiales et les conflits locaux ne sont pas absents) et la mise en place d'un système de santé publique font entrer le continent dans la grande dynamique internationale. À partir des années 50, la croissance démographique devient très rapide.

Pendant près d'un demi-siècle, le taux de croissance annuel moyen des pays de l'Afrique au sud du Sahara a été proche de 3 %, ce qui veut dire, grosso modo, un doublement tous les 25 à 30 ans. Ce doublement a déjà eu lieu une fois entre 1930 et 1960 et une deuxième fois entre 1960 et 1990. Cette croissance constitue un choc auquel peu de régions du monde ont été confrontées. Ce choc est d'autant plus violent qu'il s'accompagne, depuis la Seconde Guerre mondiale et surtout depuis les indépendances, d'un bouleversement économique et social considérable et de l'entrée dans le système politique et économique international. La population de l'Afrique noire est de 500 millions d'habitants en 1990. Cette formidable poussée de vie n'est pas terminée. La croissance démographique des trente prochaines années est inscrite dans la pyramide des âges. La fécondité moyenne était jusqu'à ces dernières années d'environ six enfants par femme. Il y a pour chaque femme adulte d'aujourd'hui trois petites filles, futures mamans de 2015. La baisse de la fertilité est amorcée mais elle sera contrebalancée par l'augmentation du nombre des mères. On peut donc s'attendre à ce que la population double encore en une génération. Il y aura sans doute 1,2 milliard d'habitants en 2025. L'épidémie de Sida ne sera pas sans influence sur ce puissant mouvement ; il ne semble pas pourtant qu'elle le remette en question. On peut craindre aussi les effets des endémies traditionnelles, notamment le paludisme, dont la résurgence accompagne l'effondrement des pouvoirs publics. L'ordre de grandeur des populations devrait cependant rester le même.

L'accroissement de la population s'accompagne de très importantes migrations. C'est une constante historique que la colonisation n'avait fait qu'encadrer en organisant des mouvements de travailleurs : en Afrique de l'Ouest, de la zone sahélienne vers le Sénégal, le Ghana ou la Côte-d'Ivoire, en Afrique centrale, du Rwanda vers le Congo belge, en Afrique du Sud, des pays limitrophes vers la concentration minière et industrielle de Johannesbourg. Après les indépendances, ces mouvements se sont poursuivis, marqués parfois par d'énormes et violents reflux : on se souvient de l'expulsion des étrangers du Nigéria ou du million de réfugiés qu'a suscité la guerre civile rwandaise. En Afrique du Sud aujourd'hui, près de 10 % de la population sont des migrants irréguliers. L'arrivée en Europe de migrants en provenance d'Afrique noire n'est que l'écume de flots internes dix fois plus importants.

La répartition spatiale de la population reste très contrastée : les très hautes densités des hautes terres de l'Afrique centrale (plus de 300 h/km2, soit la densité de la Hollande) voisinent avec le quasi vide de la zone forestière du bassin congolais. L'étude de " l'image à long terme de l'Afrique (ilta) " entreprise par les instances européennes dans les années quatre-vingt avait fait ressortir des " môles " démographiques à haute densité : pays Mossi, au Burkina-Faso, pays Haoussa, Igbo-Yoruba, au Nigéria, pays Bamiléké, au Cameroun, montagne éthiopienne, ensemble des hautes terres d'Afrique centrale et bordure septentrionale du Lac Victoria (50 millions d'habitants, densité moyenne supérieure à 100 h/km2, l'équivalent de la France). L'espace africain est parsemé de ces foyers de population à partir desquels s'élève la densité de l'ensemble du continent. Souvent encore trop faible pour rentabiliser les investissements de maîtrise de l'espace (on considère 20 h/km2 comme un seuil de rentabilité), elle augmente partout mais on est encore loin d'un espace " plein ", obligeant à des modifications profondes des mentalités et des techniques agricoles. La conquête de nouveaux espaces agricoles et la migration vers la ville sont les réponses les plus fréquentes à la croissance démographique. La forêt a beaucoup plus reculé devant les planteurs que devant les exploitants forestiers ; la frange sahélienne connaît avancées et reflux de l'agriculture au gré des aléas climatiques. La densité du milieu rural ne faiblit pas (la population rurale a presque doublé au cours des 25 dernières années), elle s'étend. Lorsque les deux " soupapes " — nouveaux espaces agricoles et urbanisation — sont fermées, la situation devient impossible. C'est une explication partielle des grandes violences du Rwanda et du Burundi.

Le constat le plus extraordinaire que l'on puisse faire est que cette formidable croissance ait pu se faire avec si peu de moyens et sans grande catastrophe : les crises les plus violentes, entraînant des pointes de mortalité, sont toutes dues à des événements politiques : c'est la guerre qui cause les plus grandes souffrances. Lorsque la paix est assurée, même si l'encadrement politique et économique est très déficient, les hommes ont su s'adapter aux événements. Certes, en bien des pays, le niveau de vie moyen n'a guère progressé au cours des trente dernières années mais les Africains ont fait face avec leurs pauvres moyens au doublement de leur population en une génération. Ce n'était jamais arrivé dans l'histoire du monde.

 

Les villes et les campagnes : une dynamique économique endogène

L'une des caractéristiques de la croissance démographique de l'Afrique est le formidable mouvement d'urbanisation. Les villes précoloniales sont très peu nombreuses et, pour la plupart, dans les zones d'islamisation ancienne (Sahel, côte de l'océan Indien). L'armature urbaine actuelle s'est mise en place pendant la période coloniale et, depuis, n'a cessé de croître. Les statistiques sont imprécises et les définitions de la ville variables ; on peut estimer que 30 % de la population de l'Afrique noire vit dans des villes (agglomérations de plus de 5 000 h). C'est deux fois plus qu'il y a trente ans en valeur relative et cinq à six fois plus en valeur absolue (150 millions en 1990). La croissance urbaine s'est d'abord nourrie de migrations rurales mais, peu à peu, très logiquement, elle s'est appuyée sur son croît naturel qui prédomine aujourd'hui. On estime à 4 à 5 % par an le taux de croissance urbaine (avec des variations du simple au double selon les villes) dont 1 % serait dû aux migrations d'origine rurale. La crise économique très sévère que subissent les pays africains depuis le début des années quatre-vingt a ralenti le mouvement mais ne l'a pas arrêté.

Les images urbaines de l'Afrique sont marquées par les très grandes villes, capitales politiques ou économiques, dont la prédominance paraît écrasante : Dakar regroupe près du quart de la population sénégalaise. Cette " macrocéphalie " est surtout le fait des petits pays côtiers. Elle disparaît si l'on envisage le peuplement à l'échelle de grandes régions et l'on constate que la croissance urbaine concerne aussi bien les petites que les grandes villes. L'armature urbaine de l'Afrique noire, appuyée il y a 30 ans sur un petit nombre de centres, se transforme peu à peu en un véritable réseau hiérarchisé qui tend à couvrir tout le territoire, structurant de plus en plus solidement l'espace.

Il est couramment admis que la croissance urbaine massive est un frein au développement, qu'il faut la limiter et porter tous les efforts d'aide sur le milieu rural. On peut envisager différemment l'évolution de la répartition de la population entre villes et campagnes en rappelant que le milieu rural a lui-même multiplié sa population au fil du temps. Que seraient devenus les migrants s'ils étaient restés en milieu rural ? de nouveaux producteurs autarciques ou les victimes des famines ? Le mouvement d'urbanisation peut apparaître comme un moteur du développement, et d'un développement réel, aux racines endogènes, quand il apporte un marché de consommation aux producteurs ruraux. En 1960, avec moins de 20 % d'urbains, on trouve un client potentiel pour quatre producteurs : c'est bien peu. Tous les producteurs n'avaient pas accès au marché. Ce sont d'abord ceux qui se trouvaient bien reliés aux villes qui ont développé un surplus de production en vue de la commercialisation. Les politiques des états (et les surplus du monde développé) n'ont pas favorisé le développement de la production intérieure en maintenant des prix très bas sur les marchés urbains. Peu à peu les choses ont changé. La production vivrière mise en vente sur le marché intérieur, en Afrique de l'Ouest, représente 73 % du pib marchand agricole en 1990 (le reste est fait de cultures de rentes, exportées). Le peuplement rural se structure en fonction du marché urbain : plus une zone est exposée au marché, plus sa densité de population est élevée. Les agricultures africaines sont en transition : l'autoconsommation prédomine encore mais beaucoup d'exploitations sont de mieux en mieux insérées au marché. La production vivrière se modernise d'ailleurs bien souvent au contact des cultures d'exportation et le potentiel de croissance du vivrier, tourné vers un marché urbain en continuelle expansion, est certainement plus important que celui de l'exportation, tourné vers les populations vieillissantes du monde développé.

On a aussi beaucoup parlé de modifications du régime alimentaire faisant une place de plus en plus importante aux produits importés. Ni les enquêtes de consommation, ni les observations statistiques ne confirment cette opinion. En Afrique de l'Ouest, les importations alimentaires sont passées de 6 à 14 % de la ration calorique entre 1960 et 1990, après avoir culminé à 20 % dans la première moitié des années 80. Le mouvement se poursuit à la baisse et peut être interprété comme un décalage dans le temps de l'offre et de la demande. En 1980, au plus fort de la crise agricole, le décalage est de 5 ans. En 1993, il n'est plus que de 3 ans, la production agricole assurant l'alimentation de la population telle qu'elle était 3 ans plus tôt en 1990. Il y a donc un phénomène de rattrapage dont la Côte d'Ivoire offre un exemple remarquable : ses agriculteurs satisfont aujourd'hui sa demande intérieure (et même un peu plus) alors qu'en 30 ans sa population totale a été multipliée par 3,5 et sa population urbaine par 10. Les agriculteurs africains sont capables d'augmenter leur production à un rythme plus élevé que celui de la progression démographique lorsque les conditions climatiques mais surtout institutionnelles et économiques sont assurées .

 

Une nouvelle forme d'économie urbaine : l'économie populaire ou informelle

L'urbanisation rapide de l'Afrique au sud du Sahara n'a pas reposé sur l'appel de main-d'œuvre lié à l'industrialisation et au développement économique général : elle a été soutenue par le développement d'un vaste secteur d'activités beaucoup plus modestes et parcellisées, à la limite de l'auto-emploi, baptisé " économie informelle ". Non enregistrée, cette forme d'économie est évidemment mal appréciée. Elle produit et distribue des biens et services demandés par une population disposant de revenus insuffisants pour accéder aux biens et services produits et commercialisés par l'économie moderne. Elle produit également des modes de socialisation urbaine, particulièrement pour les jeunes, qui pallient les carences de l'école et de l'emploi salarié.

La constitution du capital immobilier urbain, " la production de la ville ", en est une activité essentielle. Elle représente un formidable investissement : en l'Afrique de l'Ouest (19 pays, 200 Mh en 1990), pour la période 1960-1990, l'étude précitée a estimé l'accumulation de capital immobilier à 300 milliards de Us dollars, valeur 1990, soit 4000 Usd par habitant urbain. Cet investissement est avant tout privé, c'est celui des innombrables pères de famille dont l'objectif majeur est d'acquérir une parcelle et d'y construire une maison. La puissance publique, qui a seule les moyens de créer les infrastructures (voirie, eau, électricité, télécommunication), suit avec grand retard mais ici encore, si les conditions institutionnelles ne sont pas trop défavorables, on peut interpréter l'absence de ces infrastructures comme un décalage. Il est beaucoup plus important que celui de la production agricole vis-à-vis de la consommation et atteint sans doute 15 à 20 ans.

Le coût et la satisfaction des besoins essentiels exigent beaucoup plus d'espèces monétaires en ville qu'à la campagne et d'autant plus que la ville est grande. La dépense exigée par l'acquisition des biens et services engendre un besoin de revenu monétaire auquel répond une volonté d'entreprendre plus affirmée. L'économie informelle a eu comme fonction principale d'accueillir le maximum de nouveaux acteurs (migrants ou jeunes nés en ville) tout en leur procurant les moyens d'existence minimaux. On est évidemment loin de la recherche de la productivité et la production moyenne par tête a peu varié en 30 ans. C'est plus un genre de vie (ou un système de survie) qu'un système de développement et la crise économique l'a durement frappé. La contraction de la demande, l'appauvrissement d'une grande partie de la population ont réduit la capacité d'absorption des nouveaux acteurs du système. L'émigration, la violence, le trafic de drogue et toutes les formes de délinquance en sont les conséquences.

 

Afrique et christianisme

La christianisation de l'Afrique noire est contemporaine de la colonisation et lui est en grande partie liée. En Afrique au sud du Sahara, seule l'Église éthiopienne est encore témoin de l'évangélisation des premiers siècles. Des religieux sont présents dès le xvie siècle dans le sillage des découvreurs européens mais, en dehors de l'éphémère royaume chrétien du Congo, l'évangélisation ne touche qu'une frange très étroite de la population. Les missionnaires ont commencé à s'implanter dès le début du xixe siècle dans des stations côtières où ils paient un lourd tribut aux très mauvaises conditions de vie dans lesquelles ils sont placés ; la mise en place d'un personnel permanent nombreux, le maillage progressif du territoire par les " missions " commencent réellement à la fin du siècle. C'est un long processus, toujours en expansion, et pour lequel la période qui suit la Seconde Guerre mondiale est aussi une période clé : il faut attendre les années 50 pour que le cœur du continent soit atteint de façon permanente et relativement massive (par exemple, le Nord Cameroun fête aujourd'hui le cinquantenaire de l'évangélisation quand la côte en fête le centenaire).

Après le premier synode des évêques africains réunis à Rome en 1995, le Saint-Père observait : " L'Afrique a répondu très généreusement à l'appel du Christ... Vraiment, la croissance de l'Église en Afrique depuis cent ans est une merveille de la grâce de Dieu . " Et cette croissance magnifique est due au " dévouement héroïque de générations de missionnaires désintéressés ", parmi lesquels les Français ont été longtemps les plus nombreux. Ils sont encore présents mais de moins en moins (la source est tarie) et aujourd'hui l'Église en Afrique est pleinement africaine. La hiérarchie est installée partout depuis 30 ans et la plupart des évêques sont africains. Les vocations sacerdotales et religieuses sont très nombreuses, les institutions sociales d'origine ecclésiale jouent un rôle essentiel dans la vie du continent. Est-ce à dire que tout va pour le mieux ? Évidemment non. La foi est vive, c'est ce qui frappe le plus lorsqu'on arrive de nos vieux pays refroidis, mais la christianisation des genres de vie est encore bien embryonnaire. L'approfondissement spirituel est favorisé par " l'inculturation ", particulièrement dans le domaine liturgique, mais l'œuvre principale de l'Église en Afrique reste l'évangélisation : il y a encore des millions de personnes non baptisées.

L'approfondissement de la foi est une nécessité pour faire face aux défis posés par l'évolution rapide de la société et aux tensions extrêmes des oppositions ethniques ou nationalistes. La construction de l'Église et de la société passe par les témoignages de sainteté : on n'a pas assez perçu en Occident, dans les événements atroces du Rwanda et du Burundi, les innombrables actes de charité accomplis par les chrétiens, allant jusqu'au don de leur vie. Le cardinal Jean-Marie Lustiger porte à ce sujet un témoignage remarquable dans une interview au Figaro : " La cruauté est banale dans l'histoire humaine. Ce qui est étonnant, c'est au contraire le pardon, l'amour qui surmonte la cruauté native de l'homme à l'égard de l'homme. L'Afrique nous en propose aujourd'hui l'exemple d'autant plus admirable qu'est plus profond le chaos dans lequel sombrent ces populations.[...] Quelle réussite de l'évangélisation de permettre que fleurissent parmi tant de violences tant de gestes d'amour et de dignité ! "

L'évangélisation en Afrique a déjà donné de nombreux saints mais elle n'a pas encore suffisamment pénétré les genres de vie et les mentalités pour que les relations sociales en soient le reflet. Notre propre expérience historique devrait nous rendre d'ailleurs très modestes dans nos jugements sur ce sujet. L'histoire de la chrétienté en Afrique noire n'en est qu'à ses débuts. L'Église apparaît comme la principale force morale du continent ; à ce titre, elle dénonce les injustices et les carences de la société : " tribalisme, népotisme, racisme, intolérance religieuse, soif de pouvoir " qui sont à l'origine des guerres qui déciment les populations et jettent des flots de réfugiés sur les routes, mais aussi " les pratiques sexuelles irresponsables " qui assurent la propagation du Sida et " les coutumes et pratiques qui privent les femmes de leur droit et du respect qui leur est dû ". L'Église constate " une misère épouvantable, une mauvaise administration des rares ressources disponibles, une instabilité et une désorientation sociale... L'Afrique est un continent où d'innombrables êtres humains ... sont étendus, en quelque sorte, sur le bord de la route, malades, blessés, impotents, marginalisés et abandonnés. Ils ont un extrême besoin de bons samaritains qui leur viennent en aide... L'homme blessé doit retrouver toutes les ressources de son humanité . " Experte en humanité, l'Église a un immense champ d'action devant elle en Afrique. Et l'Afrique le rend déjà à l'Église, comme le proclame Jean-Paul II : " C'est vous qui êtes, aujourd'hui, l'espérance de notre Église qui a deux mille ans : étant jeunes dans la foi, vous devez être comme les premiers chrétiens et rayonner l'enthousiasme et le courage... Vous serez aussi des ferments d'esprit missionnaire pour les églises plus anciennes. "

 

Une évolution lente mais inéluctable

L'Afrique au sud du Sahara, continent en peuplement rapide, sera pour longtemps encore en déséquilibre. Elle devra gérer en permanence la pénurie des ressources financières, techniques et humaines. Ses besoins en investissements collectifs sont énormes : voies de communication, infrastructures urbaines, équipements scolaires et sanitaires. Ses réussites politiques et économiques sont bien rares malgré l'ingéniosité et l'esprit d'ajustement de ses populations. Ce nouveau monde se bâtit dans de grandes souffrances.

C'est une nouvelle civilisation qui se construit : on assiste à un grand phénomène historique analogue à celui qu'a connu l'Europe du haut Moyen Âge. Évidemment, le monde n'étant plus le même, le mouvement sera différent. L'évolution est beaucoup plus rapide, poussée par la puissance du mouvement démographique et par la participation au progrès technique et scientifique mondial. Cependant c'est toujours la génération qui mesure le temps lorsqu'il s'agit d'évolution des mentalités. Il ne faut pas compter en décennies mais en siècles. L'Afrique de demain n'est pas celle des dix prochaines années mais celle du milieu du prochain siècle.

L'Afrique au sud du Sahara commence à construire son histoire moderne. Comme la nôtre, elle connaîtra ses périodes pacifiques et heureuses mais aussi ses tyrans et ses guerres. La carte politique d'aujourd'hui n'est pas faite pour durer : des conquérants nationalistes ou des bâtisseurs d'empire se lèveront ; des pouvoirs apparaîtront et disparaîtront comme ailleurs dans le monde. Il se trouvera des personnages exceptionnels dans le bien comme dans le mal : la sainteté est de tous les temps. Le continent perdra de son monolithisme apparent : les dynamismes se différencieront selon les espaces et selon les moments.

Dans une telle perspective serons-nous de simples spectateurs ou accepterons-nous de prendre notre part du fardeau ? Serons-nous de ces " samaritains " que l'exhortation postsynodale appelle à l'action ? Cet appel est d'abord adressé aux personnes : de nombreux organismes missionnaires recherchent des volontaires pour un temps de charité envers les corps et les esprits. Le service national en coopération (à condition d'être bien encadré) a permis à bien des jeunes Français d'acquérir une expérience personnelle de la grande pauvreté des 4/5 de nos frères en humanité ; beaucoup en ont reçu une nouvelle vision de leur vie. C'est une voie à poursuivre par le volontariat. Pour ceux qui ne partent pas, les œuvres missionnaires sont toujours heureuses d'être soutenues par l'aumône et la prière. L'appel s'adresse aussi aux institutions et particulièrement à la France. Dans son apostrophe au Bourget, en 1980, Jean-Paul II s'adressait à la fille aînée de l'Église, éducatrice des peuples. Le sommet France-Afrique de 1999 nous montre que la relation singulière de la France avec l'Afrique dépasse le " pré carré " de la francophonie même si cette dernière est au cœur de cette même relation.

 

Qu'as-tu fait de ton frère ?

Alors que faire ? 1/ D'abord aider au maintien, au rétablissement et à l'extension de zones de paix. La guerre annihile et empêche toute forme de développement. Les armées françaises ont une longue expérience de la pacification en Afrique. Peut-être même sont-elles aujourd'hui les seules à l'avoir gardée vivante. Sans doute, les formes d'intervention évoluent vers une véritable coopération avec les forces armées africaines mais il est aussi évident que sans la France, il n'y a pas de solution possible avant longtemps. L'intervention militaire ne suffit pas à faire la paix même si elle arrête la guerre. La diplomatie française détient aussi une place exceptionnelle et doit maintenir sa capacité d'intervention. Pour cela il lui faut des hommes de terrain, connaisseurs des mentalités, capables de vraies relations qui ne soient pas compromissions avec la violence et la corruption. La nécessité des interventions d'interposition est puissamment démontrée par la situation du Congo : la France a refusé de se placer entre les belligérants potentiels. Aujourd'hui, les milices rançonnent, pillent, violent et tuent et ce ne sont pas les soldats angolais venus réinstaller l'actuel président qui pourront imposer l'arrêt des violences. En Centrafrique, la France a agi autrement et des résultats positifs ont été obtenus.

Dans la situation de déséquilibre qui va pour longtemps caractériser l'Afrique, il est nécessaire de se donner des moyens diversifiés d'intervention auprès de la population. La coopération officielle, d'État à État, est la seule possible lorsqu'il s'agit d'aider à remplir les fonctions régaliennes : monnaie, sécurité, justice. Elle est soumise aux aléas de la relation politique. Il faudrait multiplier les moyens d'accès à la population, indépendants (autant que possible) de cette relation. En effet, le soutien à la santé ou à l'éducation, mais aussi bien d'autres actions, sont indispensables pour accompagner l'évolution de la société. La société civile se construit lentement, dans des conditions toujours difficiles ; l'avenir dépend de cette construction, de l'émergence de personnalités libres, compétentes, dont les capacités intellectuelles et morales soient à la mesure des problèmes à résoudre. Comme ailleurs, l'avenir dépend de l'existence de familles capables de former ces personnalités, suffisamment nombreuses pour " marquer " la société. Dans cette optique, l'orientation d'une partie grandissante de l'aide publique vers des organisations non gouvernementales, plus libres de leurs actions, est indispensable.

2/ Il faut investir en Afrique. Investir dans les outils de production naturellement mais aussi (et peut-être surtout) dans les grands équipements que la pauvreté actuelle ne permet pas aux Africains de se construire. Les villes ne peuvent jouer leur rôle développeur sans un grand réseau de voirie, sans un système d'assainissement et de santé publique, sans eau potable et sans énergie. Les campagnes ne peuvent produire et vendre sans réseau routier, sans système de transport et de télécommunication. La société ne peut évoluer positivement sans organismes sérieux de formation supérieure et de recherche. L'Afrique au sud du Sahara ne peut pas supporter les efforts financiers qui sont nécessaires à la création ou l'extension des infrastructures et des équipements. Elle a aussi besoin du savoir-faire organisateur de nos sociétés. On rétorquera que le désert est déjà parsemé " d'éléphants blancs ". Il y a aussi des exemples de réussite et il n'est pas interdit d'imaginer des formes d'intervention nouvelles.

Il nous faut aussi maintenir la connaissance de l'Afrique. Les responsabilités historiques de la France l'ont amenée " naturellement " à développer sa connaissance des hommes et du milieu. Aujourd'hui il faut une volonté spécifique pour maintenir des instruments d'étude et de recherche consacrés au continent. Ils sont nécessaires pour assurer notre propre information mais aussi pour permettre à des Africains de se trouver dans des conditions de travail que la pauvreté ou la désorganisation de leurs États ne peuvent pas leur fournir. Ces " savants " sont indispensables au développement de leur propre société.

Si nous ne prenons pas une position dynamique vis-à-vis du développement de l'Afrique, nous subirons les conséquences de son " non développement ". Déjà la poussée migratoire nous le rend sensible. Avec elle, les antagonismes tribaux ou religieux se transportent chez nous. Mais il y a aussi, sur le continent, le développement des activités illicites : la production et le commerce de la drogue, les contrefaçons industrielles, et toutes sortes de trafics.

En 1967, dans l'encyclique Populorum progressio, Paul vi disait : " La question sociale est devenue mondiale. " Jean-Paul II ne dit pas autre chose évoquant la nécessité de la " globalisation de la solidarité ". Chez nous, la question sociale a trouvé des solutions, non sous la pression de la violence révolutionnaire, mais parce que, bon gré, mal gré, les classes possédantes ont accepté d'investir dans le développement de la population de leur pays. Aujourd'hui nous sommes les peuples possédants, nous avons richesse économique, savoir scientifique et technique ; avons-nous la volonté d'investir dans le développement de nos frères en humanité ? Pour avoir tardé à le faire, l'Europe du xixe siècle, et tout particulièrement la France, a connu des violences effrayantes (combien de dizaines de milliers de morts dans les émeutes parisiennes ?). Les violences de l'Afrique n'en sont-elles pas l'actualisation ? Il nous faut entendre l'appel de Dieu : " Qu'as-tu fait de ton frère ? " et y répondre autrement que Caïn. Peut-être y trouverons-nous aussi les raisons de vivre qui manquent à la jeunesse de nos vieux peuples.

 

j. fl.
. Ecclesia in Africa, exhortation apostolique post-synodale, 1995.

. OCDE -club du Sahel, Pour préparer l'avenir de l'Afrique de l'Ouest : une vision à l'horizon 2020, Paris, 1994.

ISTED, Dynamique de l'urbanisation de l'Afrique au Sud du Sahara, Paris, 1998. Disponible au ministère des Affaires étrangères, coopération et francophonie.

Dubresson A. , Marchal J.-Y., Raison J.-P. Les Afriques au sud du Sahara. Géographie Universelle. Belin/Reclus. Paris. 1994.

. OCDE, club du Sahel. Pour préparer l'avenir de l'Afrique de l'Ouest : une vision à l'horizon 2020, Paris, 1994.

 

. Ecclesia in Africa, exhortation apostolique postsynodale, 1995.

. Ibid.

. Le Figaro du 29/12/98, cité dans Demain l'an 2000, n° 49, 85 290 St-Laurent-sur-Sèvre.

. Ecclesia in Africa, op. cit.

. Ibid.