" Les personnes sont le principe et la fin du droit " écrivait Jean-Etienne-Marie Portalis dans son très fameux Discours préliminaire au Code civil.

Vous me pardonnerez de commencer, dans cette enceinte plurinationale, par citer un Français.

Je le fais à dessein et pour deux raisons.

La première, c'est qu'il est important de montrer, à l'encontre d'une propagande tenace, que la France n'est pas seulement " la championne de la laïcité " mais aussi, et peut-être surtout, celle qui a, au début du XIXe siècle construit son droit des personnes, son droit privé, le plus important, celui qui régit les actes de chaque jour, sur un socle où la morale, la justice et la raison sont directement inspirés de l'héritage chrétien. Ceci permettra de contrer un argument usé mais qui fait encore florès : on ne peut inscrire, dans les textes fondateurs européens, la référence à l'héritage chrétien, car l'intransigeante laïcité française s'y oppose.

La deuxième, c'est que le travail qui s'effectue en ce moment même au sein de la Convention chargée de rédiger le texte fondamental européen est, en de nombreux points, comparable à celui que firent les juristes - Cambacérès et Portalis - chargés, sous l'égide de Bonaparte, d'unir en un seul code applicable à l'ensemble du territoire français les très diverses coutumes, lois, décrets et jurisprudences que les siècles avaient accumulés et qui différaient d'une province à l'autre.

Pas plus à cette époque qu'aujourd'hui, il n'était possible d'envisager le droit comme un ensemble de recettes toutes équivalentes entre lesquelles on pourrait choisir en les mettant aux voix, ou dont on pourrait mélanger les ingrédients au gré des fantaisies. Chaque système a sa logique. Aujourd'hui comme hier, on ne peut faire du neuf qu'en se pénétrant des grands principes qu'ont eu en commun les législateurs respectifs des entités dont on veut unifier le droit.

Ce qui est vrai du droit privé l'est aussi - et plus encore - du droit public, donc des institutions. Car plus que le droit privé, le droit public risque d'être, si l'on n'y prend pas garde, un droit politique, où les idéologies l'emportent sur la prudence, vertu cardinale qu'Aristote considérait comme la vertu première du législateur. Écoutons une fois encore Portalis : " Le législateur exerce moins une autorité qu'un sacerdoce [car] les lois ne sont pas des actes de puissance ; ce sont des actes de sagesse, de justice, de raison. " Cette prudence du législateur le conduit à un respect des religions car, ainsi qu'il l'écrit dans son ouvrage De l'usage et de l'abus de l'esprit philosophique, Portalis pense qu' " il n'appartient qu'à l'esprit religieux de garantir à la morale naturelle le caractère d'universalité qui lui convient ". En effet, " les maximes et les vertus les plus nécessaires à la conservation de la société humaine sont partout sous la sauvegarde de la religiosité et de la conscience ; elles ont un caractère de fixité, de certitude, d'énergie, qu'elles ne pourraient tenir de la science des hommes " tant il est vrai que si " la science ou la philosophie ne sont jamais réservées qu'au petit nombre, les institutions religieuses sont comme les canaux par lesquels les idées d'ordre, de devoir, d'humanité, de justice coulent dans toutes les classes de citoyens ".

Ce qui est vrai des religions en général l'est au premier chef du christianisme et Portalis conclut : " Je ne sais comment les philosophes "éclairés" ont pu méconnaître le véritable esprit du christianisme : jamais religion n'a porté plus loin le respect pour les droits inaliénables et imprescriptibles de la raison humaine. L'esprit de discussion et de recherche, l'esprit d'examen, de raison et de liberté, c'est-à-dire le véritable esprit philosophique est donc le caractère dominant de la religion chrétienne. "

Que commandent la sagesse, la justice, la raison, que commande le respect des personnes, que commande l'esprit, le " génie " du christianisme relativement aux institutions européennes dont le futur pacte fondamental devra donner une forme achevée ?

Répondre à cette question oblige à revenir, dans un premier temps de notre réflexion, sur le caractère tout à fait exceptionnel et original des fondements de l'Union européenne, inspirés par une philosophie très chrétienne qui fut celle de Robert Schumann. Dans un deuxième temps nous examinerons si le principe central de la philosophie politique européenne : la subsidiarité, est compatible avec la notion d'institution, de tradition latine. Puis nous verrons, dans un troisième temps, quelles conditions politiques faudrait-il réunir pour permettre à cette technique de fonctionner malgré les obstacles.

 

 

 

Les institutions européennes :

des institutions imaginées par et pour des chrétiens

ou la subsidiarité conçue comme clé des relations entre les personnes,

les États et l'Europe.

 

Revenons à Robert Schumann (il ne s'agit pas cette fois d'un Français de naissance mais d'un Allemand... devenu français il est vrai, à sa demande, à l'âge de 32 ans... !)

 

 

 

Des institutions imaginées par un chrétien...

 

Il y a exactement cinquante-trois ans, en un printemps semblable à celui-ci, au mois d'avril 1950, Robert Schumann, ministre français des Affaires étrangères, prend connaissance d'un projet qui émane des services de Jean Monnet, Commissaire général au plan. Ce projet prévoit une union économique franco-allemande limitée aux productions communes de la région de la Ruhr : le charbon et l'acier. Depuis septembre 1949, Robert Schumann est chargé par Dean Acheson, secrétaire d'État américain, d'élaborer un plan de réintégration de l'Allemagne dans les Nations libres. La conjonction de ces deux projets va permettre à Robert Schumann de faire le premier pas vers l'accomplissement de son rêve à lui, un rêve d'enfant personnellement atteint par les guerres franco-allemandes : trouver le moyen d'assurer une paix durable entre les deux pays voisins si longtemps ennemis.

C'est pourquoi la très fameuse déclaration du 9 mai 1950 où il expose son projet vole bien au dessus des seuls problèmes économiques. Écoutons ces paroles désormais inscrites dans l'histoire : " La paix mondiale ne saurait être sauvegardée sans des efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent. La contribution qu'une Europe organisée et vivante peut apporter à la civilisation est indispensable au maintien des relations pacifiques. " Voilà pour les fins. Si elles sont grandes et fortes, les moyens mis à leur service seront eux modestes, prudents : " L'Europe ne se fera pas d'un coup, ni dans une construction d'ensemble. Elle se fera par des réalisations concrètes créant d'abord une solidarité de fait. "

Cinquante-trois ans ont passé et nous sommes enfin au parachèvement de la construction d'ensemble, lentement édifiée par cette politique des " petits pas " préconisée par Schumann lui-même.

 

Il importe dès le départ de notre réflexion sur la nature des institutions européennes, de dissiper une équivoque - là aussi savamment entretenue. Si Schumann parle bien dès cette époque de " fédération ", ce terme n'induit pas dans son esprit un " super-État " unifié et uniforme. On en donnera pour preuve le premier combat politique qu'il mène lorsqu'en 1919 il se retrouve député UPR (Union Populaire Républicaine) de l'Alsace-Lorraine. Il défend alors la préservation, au sein de l'État français qu'elle vient de réintégrer, des acquis sociaux, scolaires et confessionnels de l'Alsace-Lorraine qui, allemande lors du vote de la loi de 1905 est encore sous le régime du concordat - négocié par Portalis en 1801 - et de la loi Falloux de 1850. Robert Schumann demande donc le maintien de ce statut spécifique, ce qui implique le respect de la nature confessionnelle de l'école par les " hussards noirs " de la République envoyés enseigner dès 1918 dans les trois nouveaux départements. Attaqué de toutes part, traité de " boche " et de suppôt du Vatican, il tient tête et obtient gain de cause. Pour lui donc, l'existence d'institutions communes - donc supra-nationales - n'affecte en rien l'existence des Nations d'une part et, d'autre part, au sein des Nations, des régions, länders, provinces, dèmes ou comtés. Pas d'uniformité nationale, pas d'uniformité d'un super-État européen non plus.

 

 

 

...pour des chrétiens

 

Il importe aussi de dire haut et fort que si Schumann était consulté aujourd'hui sur la mention du christianisme comme fondement des institutions européennes, il serait un chaleureux partisan de leur introduction dans la Charte des droits fondamentaux et/ou dans le corps du texte. N'a-t-il pas défendu avec une grande énergie la CFTC, seul syndicat chrétien, en disant que " le catholicisme n'est pas seulement une foi religieuse mais aussi une doctrine sociale " et en affirmant " le droit des catholiques à se syndiquer sur la base de leurs croyances [et celui] des adhérents de la CGT à se syndiquer sur la base d'une doctrine philosophique "...? N'a-t-il pas écrit que " l'Évangile est la matrice de la pensée et des institutions en Europe " ? Pour lui, l'Europe est gardienne de la démocratie, mais d'une démocratie à laquelle le christianisme a donné un sens et des valeurs qui sont celles que relevait déjà Ozanam un siècle auparavant : l'égalité de nature de tous les hommes, l'ouverture à toutes les civilisations, la liberté de croyance et de religion, le respect de la dignité de la personne, la pratique de l'amour fraternel non seulement individuellement mais par la promotion des nécessaires réformes sociales. Et, dit-il encore " si elle a su inaugurer une époque nouvelle dans l'histoire des hommes en créant une communauté de nations librement unies après un passé de luttes sanglantes, c'est parce qu'elle est empreinte de la civilisation qui plonge ses racines dans le christianisme ".

C'est pourquoi sa vision de l'Europe était bien celle d'un " club chrétien ". Ne disait-il pas : " Tous les pays européens ont été pétris par la civilisation chrétienne : c'est cela l'âme de l'Europe qu'il faut faire revivre " ?

 

 

 

 

 

...ou la subsidiarité est la clé du rapport personne-institution.

 

Enfin, et ce sera bien sur là l'essentiel de notre propos, il importe de souligner que - c'est du moins ce que rapporte son biographe et collaborateur René Lejeune - Robert Schumann citait la subsidiarité comme clé du rapport personnes-familles-province-nation-Europe. Une transcription juridique et politique correcte du principe de subsidiarité dans le futur texte fondateur est donc ce qui permettra de préserver au premier chef, dans les institutions européennes, l'esprit chrétien de ses créateurs. D'autres orateurs nous ont brillamment expliqué ici même les origines et la philosophie de cette notion. C'est pourquoi je l'aborderai sous un angle plus technique, plus juridique, en soulevant le problème primordial de la compatibilité entre l'institution - telle que les latins la conçoivent traditionnellement - et la subsidiarité, et enfin en énumérant les conditions qui permettraient à cette notion de s'épanouir au sein de l'Europe, malgré une tradition institutionnelle - et plus largement politique - qui lui est contraire.

 

 

La subsidiarité,

un principe directeur difficile à inscrire dans une tradition latine.

 

Il est difficile d'inscrire la subsidiarité dans nos institutions, et ceci pour plusieurs raisons.

 

• La première est celle d'une contradiction structurelle entre l'institution et le concept de subsidiarité. L'institution de type latin, inspirée du droit romain, est une construction préordonnée, préréglée. Institutum, en latin, veut dire : " plan établi, manière d'agir réglée, habitude ". Et cette habitude, ce plan, ont depuis toujours une dimension verticale, hiérarchique, héritée de la formule monarchique. Le roi est la source de tout pouvoir, et le bouleversement révolutionnaire - qui confère la souveraineté à la Nation - n'a pas réussi à modifier les choses en profondeur parce que - comme du reste dans la fiction marxienne du dépérissement de l'État - la " loi d'airain de l'oligarchie " a imposé partout la résurgence d'une hiérarchie - noblesse d'empire ou nomenklatura -. Cette oligarchie s'est empressée soit de recréer les structures les plus militairement hiérarchiques qui soient dans la société civile (Napoléon), soit d'inverser le principe de subsidiarité qui était celui des Soviets en lui substituant fort opportunément un principe de " centralisme démocratique " qui le vidait de son contenu.

De militaire - et on peut bien comprendre qu'il soit là indispensable - le principe hiérarchique s'est donc étendu, en France en particulier à l'ensemble de l'administration, qu'elle ait des tâches administratives proprement dites ou scolaires, hospitalières, de secours social, etc. Il est inscrit au cœur de notre droit administratif où le recours hiérarchique doit précéder le recours contentieux, où le visa de l'autorité hiérarchique - ou la délégation de pouvoir ou de signature - est indispensable, et où l'autorité hiérarchique ou de tutelle ne peut être contournée. La demande formulée remonte jusqu'en haut à travers les différents grades et fonctions, puis redescend de l'autorité supérieure jusqu'à l'échelon où elle a été exprimée. Certes, de multiples réformes sont venues atténuer ce réflexe hiérarchique et redonner aux échelons intermédiaires ou de base un peu de responsabilité et même une identité (mention des noms) qui, jadis, disparaissait sous l'identité du supérieur. Certes, la privatisation même partielle de certains services publics ont commencé à donner aux ex-agents de l'État une philosophie nouvelle de l'initiative et de la responsabilité, mais il reste que l'image de l'Institution dans les esprits, dans les pays latins, est celle d'une pyramide au sein de laquelle les fonctions sont préréglées et prédéterminées.

 

• La deuxième raison est celle d'une antinomie entre la notion de subsidiarité et le positivisme juridique actuellement prédominant.

Le triomphe récent dans la doctrine juridique française d'un " positivisme " importé d'Autriche, via Hans Kelsen, par Charles Eisenmann dès 1923, a aggravé ce syndrome de l'autorité compétente puisque cette nouvelle " science du droit " a pour axiome qu'une décision est juste quand elle est prise par l'autorité compétente. La nature de l'autorité qui prend la décision est donc primordiale et prédéterminée par la norme, qu'elle provienne de la base (arrêté municipal) ou du sommet (constitution). Cela induit une imbrication totale du droit (la norme) et de l'institution (autorité compétente) qui fige totalement la répartition des compétences et en fait une condition absolue de légalité.

Le danger de cette théorie est évidemment qu'elle aboutisse à considérer comme justes, parce que légales, des normes juridiques aberrantes pour la personne. Tel est le cas du droit allemand que les Français furent contraints d'importer pendant la guerre et qui écartait de la fonction publique et de certains métiers, des personnes, en raison de leur appartenance raciale ou sexuelle ; c'est encore le cas aujourd'hui, dans les pays pratiquant des discriminations de ce type, mais dont les dirigeants ont été régulièrement élus ou désignés.

La " prudence " aristotélicienne puis chrétienne, qui impose de s'interroger sur les intentions du législateur, de pratiquer la genèse des textes et le respect de la jurisprudence, disparaît. Le droit devient une création continue de l'autorité. Il n'est que trop évident qu'un droit et des institutions soucieux des droits et devoirs de la personne ne peut se fonder sur une telle théorie.

Le schéma d'institutions où la subsidiarité serait la règle, a en effet un tout autre présupposé : la légalité de la norme n'est plus fondée sur un critère formel de compétence, mais sur des critères de fond heureusement rétablis, paradoxalement, en Europe, par les institutions même créées par Hans Kelsen : les cours constitutionnelles. Il s'agit bien sûr en France du fameux " bloc de légalité " qui a permis d'inclure dans le droit positif - donc directement applicable - les principes généraux du droit, dont beaucoup sont d'inspiration chrétienne. Il suffit de rappeler les termes du préambule de la Constitution de 1946 : " Tout être humain sans distinction de race, de religion ni de croyance possède des droits inaliénables et sacrés " ou encore ceci, dont s'inspireront les rédacteurs des textes européens : " L'Union française est composée de Nations et de peuples qui mettent en commun ou coordonnent leurs ressources et leurs efforts pour développer leurs civilisations respectives, accroître leur bien être et assurer leur sécurité. "

 

• La troisième raison est que la subsidiarité est subversive pour notre ordre juridique étatique.

L'introduction de la subsidiarité rend de toutes façons obsolète une telle manière de voir. En effet, ainsi que le mentionne l'article 5 du traité CE, si la Communauté a des compétences propres, qui sont fixées et limitées par les traités UE et CE aujourd'hui, par un pacte fondamental unique demain, elle n'intervient dans les autres domaines " que si et dans la mesure ou les objectifs de l'action envisagée ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les États membres et peuvent donc, en raison des dimensions ou des effets de l'action envisagée, être mieux réalisés au niveau communautaire ". Et même dans son domaine de compétences, l'action de la Communauté, précise le dernier alinéa " n'excède pas ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs du présent traité ".

Il y a donc là une marge d'appréciation. Rien n'est prédéterminé. Au contraire, pour chaque action envisagée, se pose la question du meilleur niveau. Et il ne s'agit pas là de paroles en l'air. Ceci est applicable et appliqué par la Cour de Justice qui peut sanctionner une action communautaire qui, soit " excéderait ce qui serait nécessaire " dans son domaine de compétence prédéfinie, soit interviendrait hors de son domaine fixé par les traités, alors que l'action en question pouvait être réalisée par les États.

Bien sûr, la Cour de justice de la Communauté européenne ne pourra juger que du respect de la subsidiarité entre les État et l'Union. C'est à chaque État ensuite à faire entrer dans sa législation le concept de subsidiarité et à en sanctionner l'inapplication. C'est du reste ce que les länder allemands ont demandé dès 1992, lorsque ce principe fut introduit dans le droit européen. En France la réforme voulue par le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin, à propos de la décentralisation, va dans ce sens mais au moyen d' " expérimentation ", notion sans définition juridique précise, encore plus difficile à mettre en œuvre dans notre société française aux multiples hiérarchies (commune, communautés de commune, pays, département, région...) qu'une subsidiarité exigée sans expérimentation préalable... La subsidiarité est subversive au sens propre du terme : elle inverse le courant traditionnel du pouvoir qui court de haut en bas.

Cependant, il importe de mettre en œuvre la subsidiarité, car elle est profondément démocratique : elle s'appuie sur le quod omnes tangit ab omnibus approbari debet (" ce qui concerne tout le monde doit avoir l'approbation de tous ") du droit canonique, qui signifie qu'à chaque niveau d'organisation du pouvoir et de la société, même le plus humble, ceux qui ont intérêt à la réussite d'une action, d'un projet, doivent pouvoir influer sur son déroulement. Non seuls, certes - car nous serions alors dans une autogestion à la Proudhon, bien éloignée des idées de l'Église et qui a montré, par l'échec de tous ses phalanstères et familistères, son inapplicabilité - mais sous l'autorité qui reste, conformément à l'Évangile (Épîtres de Pierre 4, 12-5 et 2, 7-16) investie par Dieu du devoir de (bien) diriger les hommes. Ainsi - et c'est ce qui se voit dans l'Église -, l'autorité supérieure est à la fois celle qui a le pouvoir le plus étendu puisqu'il s'étend à toutes les personnes que gouverne l'institution, mais aussi le plus résiduel puisque, en partant du bas, chaque niveau de pouvoir en capte une partie...

De telle sorte que le pouvoir du pape de l'Église catholique s'étend aux chrétiens de toute la terre. Chef mondial incontesté, il va pourtant s'occuper très rarement d'une affaire qui se situe au niveau d'un évêché ou d'une paroisse. C'est d'abord l'affaire des autorités ecclésiastiques du pays où le problème se pose. Cette subsidiarité-là va même en dessous de la plus petite entité institutionnelle connue puisque les laïcs sont incités à jouer un rôle dans l'administration de la paroisse et le déroulement des cérémonies. Même si ce n'est pas toujours un franc succès, notamment sur le plan musical ou décoratif, on ne peut que saluer ce moyen d'intéresser tout le monde à ce qui concerne tout le monde...

Seulement, la différence entre l'État et le Vatican est bien connue : le Vatican n'a pas de divisions ; l'État, oui. La nécessité de faire régner l'ordre à l'intérieur, et d'assurer la défense à l'extérieur a induit, dans nos sociétés, une organisation quasi militaire des institutions même civiles. Même si des signes de changement apparaissent, les mentalités sont encore attachées aux formes traditionnelles de dévolution du pouvoir. Comment faire, dès lors, pour inverser à la fois une doctrine juridique à la mode et des pratiques traditionnelles qui privilégient la fixation autoritaire préalable et permanente des compétences ?

 

 

 

Deux conditions pour adapter la subsidiarité à nos systèmes politiques

 

Les conditions permettant aux institutions de refléter ce souci du rôle des personnes que révèle la subsidiarité sont à mon sens de deux ordres : elles tiennent aux hommes en charge du pouvoir, et elles tiennent à l'extension d'une logique de contrat de la sphère privée à la sphère publique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le choix des hommes

 

Le choix des hommes a toujours été ressenti comme essentiel pour un bon exercice du pouvoir. La "kalipolis", la " bonne cité " de Platon était celle où le roi était philosophe. Plus près de nous, Rousseau souhaitait que la démocratie soit exercée par un peuple de dieux et Montesquieu parlait de la nécessaire vertu démocratique. Mais on a bien vu avec Robespierre qu'en toute chose l'excès est mauvais, et qu'il eut mieux valu pour la France qu'il ne fut pas vertueux et qu'il ne prit pas Rousseau comme précepteur du genre humain...

Nous serons ici plus modestes et rappelleront seulement que, s'il est de mode de dire après Bergson ou Péguy que la démocratie est d'essence chrétienne, nous restons le plus souvent incapables de nous en expliquer. À mon sens, la démocratie n'est chrétienne en soi qu'en tant que participation organisée du peuple à la décision (démocratie dite " directe ", consultations référendaires, cahiers de doléance des États généraux). Il y a là une bonne application du quod omnes tangit. Elle l'est moins lorsqu'il s'agit d'une simple règle arithmétique qui fait prévaloir le candidat qui a 51 % des voix, sur celui qui en a 49 %. La démocratie comme organisation du choix des gouvernants n'est chrétienne que si les gouvernants choisis sont - même s'ils ne sont pas estampillés chrétiens - plutôt du style " bon samaritain " que " prédateur sans scrupule ".

Mais le paradoxe est que l'élection de tels hommes est plus problématique que leur désignation par une autorité. Henri VIII choisit ainsi pour son malheur et pour la plus grande gloire de Dieu Thomas More, et Napoléon alla chercher Portalis, tandis que Robert Schumann était tiré malgré lui de son cabinet d'avocat par les dirigeants de l'UPR pour devenir le champion de la défense du Concordat en Alsace-Lorraine... Si le peuple sait parfois choisir entre ceux que l'on présente à ses suffrages - ce fut le cas pour Schumann - il ne peut aller jusqu'à les dénicher là où leur modestie se cache. Une démocratie chrétienne est donc celle où la vie associative et partisane propulse le plus d'hommes et de femmes de bonne volonté dans l'engagement politique. Ceux-là agiront dans le respect des autorités inférieures à la leur et rendront humainement viables les principes de subsidiarité.

 

 

 

L'extension du domaine du contrat

 

L'Europe est sur ce point et doit rester un exemple. Il faudra veiller soigneusement à ce que le nouveau texte fondamental ne revienne pas sur cette particularité des institutions européennes. Que signifie l'extension du domaine du contrat ? Prenons l'exemple des réseaux : qu'il s'agisse des fleuves - par nature internationaux -, de l'espace aérien, ou de la liaison des différentes voies ferrées à travers l'Europe, il a été nécessaire de prendre des mesures en concertation. C'est ce que l'article 5 appelle les " dimensions " de l'action envisagée qui justifient l'action de la Communauté. Or, la Communauté n'agit que sur la base d'un accord au sein du Conseil entre les représentants des pays concernés. Et c'est au Conseil qu'il sera décidé du temps nécessaire pour construire ensemble ces réseaux. Au-delà de ce temps, les pays pourront décider à nouveau, d'un commun accord, que cette action ne saura plus " communautarisée " mais rendue aux États. Ainsi certaines actions, traditionnellement du domaine des États, se " communautarisent " du fait des avancées scientifiques ou technologiques et des risques ou des besoins nouveaux qu'ils créent, mais la logique du contrat fera que cette communautarisation pourra cesser, et que telle action sera rendue aux États, ce qui est conforme au principe de subsidiarité.

Il faut donc conserver les structures de concertation existante qui, je le rappelle, se situent à quatre niveaux : celui des chefs d'État - Conseils européens périodiques dits aussi " Sommets " -, celui des ministres au Conseil des ministres, celui des représentants des peuples au Parlement, et celui purement communautaire qu'est la Commission.

Vouloir remplacer ces structures souples et vivantes par je ne sais quel vieux schéma constitutionnel étatique, tiré des cartons des juristes du XVIIIe siècle, ainsi que le prônent les " fédéralistes " (qui semblent n'avoir rien appris depuis Jefferson), serait une catastrophe. Ce vieux système pyramidal et figé n'a plus lieu d'être. Ou alors la subsidiarité restera un vain mot et le moteur de l'Europe calera, étouffé sous un châssis trop lourd.

La logique d'autorité de nos vieux systèmes étatiques est transposable dans un Empire constitué par la force. La logique contractuelle est celle d'une Union volontaire d'États libres. Les problèmes que le sommet de Nice a tenté de régler : la répartition des commissaires, la présidence tournante, la pondération des voix au Conseil, le nombre de députés par État... tout cela, c'est de la technique, et on y arrivera un jour. Ce qu'il faut préserver à tout prix, c'est la philosophie institutionnelle européenne où subsidiarité et concertation l'emportent sur l'acte unilatéral, l'argument d'autorité ou le principe hiérarchique.

On a un bon exemple - et ce sera ma conclusion - de cette philosophie européenne appliquée à la difficile conjoncture diplomatique internationale, résultant de la guerre d'Irak.

D'abord, malgré les divergences, la vie commune européenne continue. Nos dirigeants se le sont dit et nous l'ont dit : nous ne remettons en cause ni la construction européenne ni nos alliances.

Ensuite, l'Europe, par la voix franco-allemande, celle des deux anciens ennemis irréductibles, a tenté de raisonner l'Amérique, cette Amérique qui est un peu son enfant, un enfant turbulent et qui découvre à son tour la griserie impérialiste récemment abandonnée par l'URSS et qui ne nous fut pas étrangère, à nous, pays de la vieille Europe. C'était à nous de l'arrêter, quitte à nous faire insulter et traiter de " vieux " comme tous les parents responsables le sont un jour ou l'autre. Et ce sera à nous d'oublier les paroles blessantes et même d'aider à réparer les catastrophes annoncées d'un après-guerre difficile. C'était notre rôle d'Européens, notre rôle de chrétiens, notre rôle de catholiques sans nul doute, puisque la position du Pape Jean Paul II sur cette guerre a été des plus claires.

Car ainsi que l'écrivait Emmanuel Kant - à qui je laisserai le dernier mot - dans son projet de " paix perpétuelle " il y deux siècles : " L'état de paix entre les hommes n'est pas un status naturalis : celui-ci est bien plutôt l'état de guerre. Cet État de paix doit donc être institué. " Gageons que si Kant peut observer du haut des cieux l'Europe actuelle, il y voit cette fédération de peuples (Volkerbund) - et non cet État fédératif (Volkerstaadt) - capable de constituer l'embryon et le modèle d'une civitas gentium poursuivant une fin commune destinée à dépasser l' " insociable sociabilité de l'homme ".

 

C. R.