" La communauté juive est soumise en ce commencement de millénaire à deux forces contradictoires. L'une, descendante, qui la dévide. L'autre, ascendante, qui sait que la vie et le savoir propres à cette communauté commandent que, toujours plus, elle s'imprègne et imprègne autrui de sa fidélité.

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L'ÉTAT DES JUIFS (et non l'État juif), tel est le titre du livre de Theodor Herzl développant le programme sioniste de libération nationale du peuple juif . Il est publié en 1896. Un siècle après, Claude Vigée, juif alsacien, poète, essayiste, profond connaisseur du judaïsme et, s'il en est, doux parmi les doux, pour esquisser une parole d'allure évangélique , n'hésite pas à dire : " Israël n'est pas simplement un État des Juifs, mais un État juif . "

Tenter de cerner les contours et le contenu d'une identité juive en tant que communauté, c'est s'obliger à se placer au carrefour de la géopolitique, de la théologie, d'autres sciences humaines, aussi, comme la démographie, d'en subir les forces tantôt contraires, tantôt convergentes, pour, après, malgré tout, saisir la synergie qu'elles insufflent au bloc identitaire juif, à la structure qui l'entoure. Il eût été possible de traiter de l'identité communautaire druze au Liban à partir de sa croyance en la réincarnation comme point focal. Possible, mais pas indispensable cependant. Se pencher sur l'identité juive implique, à l'inverse, de ne rien oublier de ses composantes, plus difficile encore, de mesurer l'importance de chacun de ces ingrédients dans la constitution de cette communauté, dans la perception qu'elle-même et les autres communautés peuvent avoir d'elle. En l'espèce, l'identité communautaire est plus que liée à l'identité religieuse ; elle en est consubstantielle. Elle dépend aussi de la définition de son identité nationale, puisqu'une nation israélienne existe depuis 1948.

 

État laïque ou religieux ?

Affinons notre propos. Constitutionnellement parlant, extérieurement, officiellement, Israël est un État libéral, démocrate et multiconfessionnel. Ben Gourion, les kibboutzim sont d'inspiration très socialiste et laïque. À ses origines, Israël ne prétend nullement s'incarner dans une religion, ni n'en incarner aucune (ou en être l'institution terrestre). Dans la volonté de ses promoteurs, Israël n'est pas au judaïsme ce que, par exemple, l'Église catholique institutionnelle prétend être au christianisme. Mais cette première assertion serait erronée si elle n'était pas ainsi complétée : la volonté de créer cet État libéral est " ambiguë, puisqu'elle se conjugue avec des "droits historiques" d'essence religieuse attestée dans le texte sacré ". C'est bien en vertu de cette dernière circonstance qu'Israël fut institué en Palestine, non en Ouganda, comme cela avait été un temps envisagé. Bref, la communauté juive s'enracine dans deux terreaux foncièrement opposés. L'un est propice à la floraison des idéaux modernes universalistes (donc, par définition désincarnés) issus du Siècle des lumières. Il est favorable à l'ouverture de ses frontières aux non-juifs, place sur un pied d'égalité les religions qu'on peut y pratiquer . Dans le fond, il récuse l'idée d'Israël, " État juif ", mais n'est pas loin d'en faire de même de la conception d'un Israël, " État des Juifs ". En réalité, ce premier terreau s'avère anti-sioniste dans son essence, l'idée d'un possible rassemblement de juifs sur un territoire donné n'étant, le cas échéant, que la conséquence des aléas de l'histoire (et peut-être pas spécifiquement de l'Histoire du peuple juif). Israël, État laïque et libéral ? Les faits montrent que cette définition juridique, qui est officiellement la sienne, s'accommode fort bien, quand elle ne la favorise pas, de la volonté d'assimilation totale. Souvent conduit-elle à la conversion chrétienne, parfois liée à la négation ou à la haine de soi : aux XVIIIe et XIXe siècles, Rathenau, Weninger, Lessing en ont été de bonnes illustrations.

Le second terreau ne peut donner naissance qu'à un Israël vecteur missionnaire du judaïsme, embryon d'une civilisation appelée à s'étendre autour d'une révélation relue et, avant tout, vécue en toutes choses. Cette dernière conception n'est compatible qu'avec la forme gouvernementale de la théocratie. Soumis à la Torah, tel est le seul État, le seul Israël légitime pour un Juif qui se respecte, prétend la rhétorique de ceux militant pour que la Halakhah y devienne la norme suprême .

Mais si le terrain laïque, socialiste, universaliste tend fatalement à absorber, à terme, les Juifs dans le limon de l'indifférenciation et de l'indifférence réciproque vis-à-vis des autres communautés (et, donc, en définitive, à la disparition d'une communauté juive en tant que telle), la seconde option, en l'état actuel du monde, paraît inapplicable. La Halakhah est la loi de Dieu. Le théocentrisme de l'État qui l'appliquerait, et qui n'appliquerait qu'elle, serait en contradiction avec le droit positif israélien, largement laïc, avec la Déclaration universelle des droits de l'homme signée par Israël (et promulguée – faut-il y voir un signe ? – l'année de sa création).

 

Judéité, réalité objective et impalpable

La communauté juive se voit ainsi tiraillée entre deux absolus, en l'occurrence antagonistes. Dans la seconde hypothèse, l'adhésion avouée au judaïsme, sa pratique demeurent des constituants impératifs de la judéité, et donc de l'appartenance à la communauté juive. La vision extensive de la première approche, au contraire, considère la religion mosaïque comme une parmi d'autres, et certes pas supérieure en vérité(s). Dans cette optique, la communauté gagne en étendue et en nombre ce qu'elle perd en verticalité, en intensité et en transcendance. La solution libérale, on le voit, faciliterait a priori l'intégration extra-judaïque à la nation israélienne. Les Arabes palestiniens, qu'ils soient musulmans ou chrétiens, pourraient alors, dans cette perspective, oublier cet adjectif de " palestinien ", se savoir, se dire vraiment israélien... pour le moins ceux qui en possèdent la nationalité !

L'expérience et la psychologie des peuples montrent que la réalité ne peut être que tout autre. " Je me sens plus palestinien qu'israélien. Je suis palestinien par ma manière de vous sourire, de vous regarder, de vous accueillir chez moi " déclare, de manière symptomatique, l'acteur palestinien de nationalité israélienne, Bakri . Sentiment qui rejoint celui du libanais Youssef Courbage, directeur de recherches à l'INED : " Israël se veut État juif et État démocratique. C'est incompatible puisque cela suppose que, quelque soit le nombre des Juifs qui composent cet État, ils seraient toujours privilégiés . " En somme, l'État d'Israël ne pratiquerait pas seulement la " préférence nationale " ; ce serait, en réalité, la " préférence génétique " qui lui dicterait sa loi. Et nous retrouverions ici la radicale opposition des deux absolus (l'Absolu démocratique – en contradiction avec celui du " peuple juif " — et l'Absolu de Yahvé Dieu), qui écartèlent la communauté juive dans la définition qu'elle voudrait se donner d'elle, dans la vision qu'elle et les autres communautés ont d'elle-même.

Poussée au bout de sa logique, la vision libérale de l'État d'Israël amènerait à l'élection sans murmures d'un chef d'État israélien athée ou de religion non-juive, — chose inenvisageable... en l'état ... La conception intensive de l'État d'Israël voudrait que le monde extra-judaïque s'assimile, se dilue dans la solution juive ; il ne pourrait y parvenir que par la conversion. Mais ces deux possibilités sont, en parallèle, biaisées par l'immixtion sous-jacente dans ce schéma de la notion de judéité.

Éliminons d'emblée la version libérale qu'Israël aime à en donner. Elle est à usage externe et ne correspond pas à la définition et à la pratique des tribunaux rabbiniques, seule instance habilitée à agréer l'état civil juif – un état civil qui l'est d'ailleurs très peu puisqu'il n'existe pas de mariage civil . En effet, ce n'est pas par une supposée similitude d'éducation donnée par la mère que l'on pourrait justifier du fait (ou, plus exactement, du droit) que cette judéité se transmet par elle. (Qu'y a-t-il de commun entre l'éducation reçue en Éthiopie par un petit falacha et celle que dispense à sa progéniture une mère juive en Californie ?) La définition subjective et existentialiste de la judéité (" c'est l'individu qui doit en décider ; je ne dois pas me laisser enfermer dans le regard de l'autre et dans la définition qu'il donne de moi ") n'a pas cours en Israël. Là-bas aussi, la judéité est une réalité objective . Réalité objective et en même temps impalpable : si celle-ci se transmet, c'est qu'elle est à la fois abstraite et incarnée. Le génétisme, en tant que paramètre que la communauté juive se donne à elle-même pour établir ses contours, impulse un double mouvement à celle-ci. Centripète en premier lieu, l'obligeant à se tourner d'abord vers ses membres. Centrifuge ensuite, puisque le génie populateur, condition de la perpétuation de la communauté juive dans le temps, ne peut, en bonne logique, que la conduire à s'étendre dans l'espace . Alors en déclin démographique, la communauté juive en Israël s'est fort heureusement enrichie dans les années quatre-vingt-dix de 185000 ressortissants juifs de l'ancienne Union soviétique . Ce fut la onzième aliyah.

Cette volonté de se perpétuer semble exister encore à ce jour, le taux de fécondité de la communauté juive étant de plus de 2,5 enfants . Mais il tend à baisser. Ainsi que le disait le général Gallois, géopolitologue, les Juifs d'Israël seront peut-être amené à subir un sort comparable à celui des Serbes du Kosovo si l'indice de fécondité juif (surpassant pourtant celui du monde occidental !) ne se maintient pas . Jérusalem (Ouest et Est) sera très bientôt à 43 % peuplé d'Arabes. Et la bande de Gaza, dont la densité de 3000 hab/km² est déjà l'une des plus hautes au monde, connaît en réalité une densité arabe bien supérieure, 30 % de sa superficie étant occupée par des colons israéliens . Cette corrélation entre conscience d'une identité communautaire juive et volonté de procréation est encore confirmée par la circonstance que ce sont les couples juifs orthodoxes, voire conservateurs, non les libéraux, qui font le plus d'enfants .

 

L'unité judaïque

Nous l'avons suggéré en filigrane : l'appréciation de la solidité de la constitution d'une identité communautaire juive, en Israël particulièrement, ne saurait, en l'occurrence, dépendre des trois éléments qui définissent classiquement l'appartenance civique : système scolaire, service militaire, langue nationale. Quel est donc, alors, le lien ténu, fragile, invisible souvent, qui rattache les juifs les uns aux autres, permet qu'ils se reconnaissent tels, Ashkénazes ou Séfarades ? Il semblerait que le nœud mystérieux qui les relie tous entre eux soit le judaïsme . Mais, pour le saisir, il faut, en préalable, se convaincre que l'expression " judéo-christianisme " est à la fois une redondance (on se souvient du " spirituellement, nous sommes tous des sémites " lancé en 1938 par Pie XI ) et un contresens. Écoutons un autre initié :

 

[...] le judaïsme et le christianisme sont deux religions, chacune à part entière, entièrement différentes et, plus outre, nécessairement et par essence, concurrentes. La Synagogue ne pouvant cesser de prétendre au statut d'Unique Israël, l'Église ne pouvant que revendiquer la qualité de verus et novus Israël. Il s'ensuit que, pour l'essentiel, la notion même de judéo-christianisme est, sinon une totale absurdité, du moins une contradiction dans les termes, d'autant que même ceux des livres d'Écriture Sainte que nous tenons en commun, ou celles des notions (Dieu, Messie, Salut, etc.) dont nous partageons l'usage et l'appellation, reçoivent à la Synagogue et à l'Église, des sens et des interprétations totalement différents et souvent absolument divergents. [...] Il y a opposition entre le " nationalisme ségrégatif " du judaïsme et l' " Universalisme exclusif " de l'Évangile .

 

L'attachement (au sens physique, mécanique du terme autant qu'affectif) au judaïsme, la circonstance qu'il ne puisse décemment se manifester, s'extérioriser qu'à travers ce " nationalisme ségrégatif " s'avèrent à la fois la cause et l'effet de l'existence d'une conscience identitaire juive. Que la philosophe Simone Weil , l'ancien grand rabbin romain Zolli et, plus près de nous, le cardinal Lustiger (lors d'un voyage en Israël) soient, étymologiquement parlant, considérés par leurs anciens coreligionnaires comme des renégats n'est donc que la conséquence de l'appartenance à la naissance, dès la naissance du Juif à cette communauté, ensemble organique et religieuse .

En dernière analyse, la constitution de l'identité communautaire juive ne demeure-t-elle pas, toutefois, un mystère, c'est-à-dire, de la part des non-juifs comme des Juifs, quelque chose qui ne peut être perçue que par une foi préalable ? Mystérique, mystérieuse, alors, cette communauté juive, avec ce que ces mots connotent : une misère irradiée de grandeur, nimbée d'ombres et de lumières, — non pas énigmatique et, partant, accessible à la raison. Simplement cette dernière peut-elle comprendre que la communauté juive est soumise en ce commencement de millénaire à deux forces contradictoires. L'une, descendante, qui la dévide : " La désacralisation de la tradition juive lui donnera sa plus grande fertilité. [...] Il faut libérer la culture juive de la religion . " L'autre, ascendante, qui sait que la vie et le savoir propres à cette communauté commandent que, toujours plus, elle s'imprègne et imprègne autrui de sa fidélité. " Les Israéliens ne continuent pas les israélites, ils les métamorphosent " écrivait André Malraux .

De cette métamorphose, nous ne connaîtrons la teneur qu'à l'issue du combat entre ces deux forces.

 

H. DE CH.

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

LEO STRAUSS, Pourquoi nous restons juifs - Révélation biblique et philosophie, préface d'Olivier Seyden, La Table Ronde – JOSEPH MACE-SCARON, La Tentation communautaire, Plon, 2001 (voir notre recension dans ce numéro, p. 000) – ESTHER BENBASSA ET JEAN-CHRISTOPHE ATTIAS, Les Juifs ont-ils un avenir ? J.-C. Lattès, 2001.