François Mauriac est mort le 1er septembre 1970 couvert de lauriers, précédant de quelques semaines dans l'Au-delà, celui qui avait été son dernier sinon son seul phare ici bas, de Gaulle.

" Le monde entier perd un écrivain dont la renommée avait franchi les frontières. La France n'entendra plus une voix courageuse jusqu'à l'imprudence qui a grondé dans toutes les tempêtes, sans rien abandonner de sa magie poétique ", écrivit, dans le Figaro, sous le coup de l'émotion, son confrère du Quai de Conti, Jacques de Lacretelle. J'ai encore dans l'oreille la voix de Mauriac, un murmure dû aux effets d'une lointaine maladie, articulant difficilement " De Gaulle... ", comme il eût dit, une poire d'angoisse au fond de la gorge : " Domine non sum dignus. " En eut-il des formules qui, souvent, revêtirent à mes yeux un ton grotesquement adulatoire ! " Son personnage ne s'est pas forgé peu à peu au feu des événements. Les circonstances ne l'ont pas créé. Elles l'ont révélé, tel qu'il était et serait à jamais, tel qu'il eût été pour lui seul, si la débâcle de 40 ne l'avait pas fait apparaître et se dresser, unique, au-dessus d'un peuple couché . " François Mauriac se souvenait-il alors de Mauriac François, qui, en juin 1940, avait affirmé : " Après que le maréchal Pétain eut donné à son pays cette suprême preuve d'amour, les Français ont entendu à la radio une voix qui leur assurait que jamais la France n'avait été si glorieuse. Eh bien non ! Il ne reste d'autre chance de salut que de ne plus jamais nous mentir à nous-mêmes . "

 

Un sensitif qui s'enflamme

 

" Mauriac, dirait de Gaulle à Peyrefitte, est un sensitif qui s'enflammera pour le dernier chien perdu ... " Aux dîners officiels, contre le protocole, le Général plaçait l'académicien avant les ministres plus jeunes que lui. Par bien des côtés, issus de la même bourgeoisie qui, qu'elle fût chtimi ou bordelaise, était catholique par tradition et bientôt empreinte de maurrassisme sous le fouet radical, le soldat et l'écrivain partageaient — on ne se refait pas — bien des approches de ce que leur aîné, Charles Benoist appelait " le mal français " .

Longtemps, je n'ai pu me défaire de l'image que Bernanos, à la veille de sa mort au lendemain de la guerre, donnait de Mauriac : " Mon pays, je m'en voudrais de lui parler avec la sérénité d'un professeur de théologie morale ou l'onction d'un confesseur, cela regarde M. Mauriac. " " S'il est vrai, comme l'assure M. Mauriac que la vocation Mrp soit de rendre leur Seigneur aux foules qui l'ont perdu, nous n'aurions plus le droit d'être chrétien qu'à la manière de M. Francisque Gay. " " L'espoir est une vertu — virtus — c'est-à-dire une force, et je crains que M. Mauriac n'y ait jamais vu qu'une complaisance. L'espoir est un devoir, une charge, un risque et non pas une obligation de politesse envers les imbéciles ou la complicité avec les tricheurs. L'espérance n'est pas une duperie " Pour tout dire j'estimais que, de la Pharisienne qui mêle sordidement mensonge et religion, à son auteur, il y avait un patent cousinage. Jouhandeau avait écrit : " Pensé-je à Claudel et à Mauriac, je me sens prêt à refuser les sacrements dont ils ont tant usé et sur lesquels la dureté de l'un et la malveillance de l'autre ont jeté à mes yeux un irréparable discrédit . "

C'est vrai, quand on est à peine sorti de l'adolescence, on a des raideurs de nuque et on conclut, catégorique, de quelques impressions fragmentaires. La seule tolérance qui vaille, requiert de réexaminer les questions à mesure que l'on mûrit. Les belles sottises que l'on s'expose à dire, si on juge à cinquante ans en se fondant sur les souvenirs de sa présomptueuse époque estudiantine ! Je reprochais aussi à Mauriac son adhésion, en 1941, au Front national des écrivains, qui avait fait de lui la dupe des communistes. Pourtant, durant les dix dernières années de sa vie, les dix premières de mon accession à la conscience politique, j'ai lu Bloc-Notes et autres chroniques qui me tombaient sous les yeux, dussent-il me donner des poussées de fièvre. J'y trouvais ici et là, dès lors surtout que Mauriac oubliait l'idole, une analyse des hommes et de leur conduite, qui ne manquait pas de pénétration. " Sensitif ", indiscutablement et d'une nature qui n'était pas sans prise avec le réel. Le romancier l'avait montré. Ses indignations n'étaient pas toutes frelatées, je veux dire pharisaïques.

 

Disciple de Barrès et lecteur de Maurras

 

Et puis je suis un jour tombé sur cette analyse de la France de la IIIe République. Mauriac, qui était mort depuis une bonne dizaine d'années, m'en a semblé plus accessible. La page est tirée de ses Mémoires politiques :

 

La République radicale et maçonne, mais conservatrice et bourgeoise, avait trouvé dans l'anticléricalisme un abcès de fixation inespéré. De son côté, l'extrême droite positiviste et athée découvrait elle aussi sa justification dans les excès et les horreurs du système combiste. Telle est la contradiction dans laquelle, dès lors, j'aurais été pris : convaincu dès ce moment-là, qu'il n'y avait pas d'œuvre plus urgente pour un jeune catholique de 1905 que de libérer l'Église gallicane enchaînée à la droite la plus aveugle, et depuis l'affaire Dreyfus, à mes yeux, la plus criminelle, et de libérer l'Église enseignante du joug thomiste (selon l'idée que je m'en faisais alors), je n'en demeurais pas moins l'admirateur et le disciple de Maurice Barrès et, en dépit de mon opposition déclarée, le lecteur quotidien de Charles Maurras. De sorte que s'affrontaient, dans le garçon de vingt ans, des tendances qui s'affrontent encore soixante ans plus tard, dans l'octogénaire que je suis devenu. [...] Voilà ce qui a permis à l'adversaire de faire figurer mon nom parmi les girouettes, cette opposition permanente en moi ...

 

Je ne souscrivis pas à tout, certes, mais conçus le dilemme, la quadrature du cercle que représentait tout analyse sincère, sinon objective de la situation politique de Mauriac et de ses contemporains sur un échiquier dialectique gauche/droite, démocratie/dictature, liberté/tyrannie, christianisme/radicalisme, et en tirai les conséquences, y compris pour ma propre situation, sous la Ve mitterrandienne. J'en vins à appréhender Mauriac avec plus de compréhension, partant de charité. La jeunesse est prompte à anathématiser ; à voir traîtres et faux témoins en quiconque ne partage pas, sinon ses adhésions, du moins ses haines. J'ajoute que mon stage qui commençait à se prolonger dans l'intimité politique d'Alain Peyrefitte n'arrangeait pas les choses. Je renvois le lecteur à Quand la rose se fanera : la polémique, comme la haine, porte a refuser de comprendre — défaut d'intelligence.

Je ne refusais même pas de suivre Mauriac, quand achevant son texte, il affirmait : " Toutes ces contradictions, ma chance aura été de les voir, avant que je disparaisse, s'ordonner dans la dialectique gaulliste " ; car j'en compris un peu mieux la raison de ce qui m'était toujours apparu une gaullâtrie : Mauriac n'avait pas été une girouette, mais un esprit qui, par souci de concilier les contraires qui l'habitaient, s'en était trouvé désorienté, et qui avait senti en De Gaulle — non celui du 18-Juin, certes, celui à qui Bernanos (dans un de ses discours imaginaires) faisait dire : " Que les Français se mettent donc à la mesure de la France, car la France ne se mettra pas à la leur " — un possible môle auquel se rattacher. Trente-trois ans après qu'il les eut écrits, les mots de " dialectique gaullienne " sont particulièrement opportuns : nous qui, en cet an XLII de la Ve République, sommes témoins de ce que l'œuvre de De Gaulle achève de se décomposer, au vent de la mondialisation et de l'affairisme, dans le parlementarisme le plus désuet, l'impéritie, l'irresponsabilité de tous et de chacun, et l'absence de chef, mesurons combien de De Gaulle ne reste que cet appétit de grandeur dans la fidélité à notre histoire — charge à nous d'inventer à notre tour les moyens de nous en montrer dignes. Cette préface était prometteuse, les mémoires recouvraient une période — 1933-1950 — sur laquelle une mode scabreuse, intéressée, bien que non encore politiquement correcte, jetait le voile du mensonge ; je les ai lus, et m'en suis bien trouvé, eussé-je ressenti de temps à autre quelque irritation. Feuilletons le volume...

 

Talent et impudence

 

Talent, souvent éclatant, et impudence, révélatrice des mensonges d'hier et d'aujourd'hui, voluptueuse au lecteur que je suis, dans ce texte de 1933 (p. 41-42) consacré, d'abord, à la foi selon laquelle, " parce que le socialisme est la vérité, il doit être aussi la justice et la bonté. " " Il était entendu que l'humanité progressait, selon les étapes marquées d'avance par les prophètes et par les pontifes, " Nations, mot pompeux pour dire barbarie ! ". Le mot de Lamartine indique la direction. Ces aveugles ne voyaient pas que le fleuve est si plein de courants contraires et de remous, que le courant profond en demeure invisible. L'humanité avance, mais non dans le lit creusé par " les philosophes et les savants ". Elle ne suit pas le trajet de l'enseignement officiel. Il était entendu que l'Internationale était son but. Et maintenant, on ne peut plus douter qu'elle s'en éloigne, d'année en année. Nous vivons à cette minute précise où les marxistes eux-mêmes sont obligés de le reconnaître. Impossible d'être international tout seul : c'est cette vérité première qui épouvante M. Blum — ou plutôt (car lui la connaissait depuis longtemps) le fait qu'elle éclate aux regards, qu'il n'y a plus moyen de donner le change, fût-ce à des militants socialistes. "

Est-ce à dire que, la nation réhabilitée, la France recouvrerait la puissance ? Hélas : " L'idée de nation, chez nous, est mise à l'encan ; beaucoup de "nationaux ", que ce soit fatigue, impuissance, maladresse ou respect humain, ne s'en servent plus que comme d'une étiquette. Elle a mauvaise presse chez certains catholiques qui la trouvent compromettante et qui ont appris à y déceler un relent d'hérésie. L'idée nationale créatrice, en dix ans, de l'Italie mussolinienne est (qu'elle soit bien ou mal utilisée par Hitler) le levain qui travaille l'énorme Allemagne ; cette idée, en France, gît à l'abandon ; nul doute qu'elle doive donner la suprématie au parti qui aura la force et l'intelligence de s'en servir. " Ce parti ne viendra pas ; à tout le moins — si l'on songe aux Ligues et au PSF entre eux à couteaux tirés — n'aura pas le succès escompté. Mauriac attendait-il déjà la " dialectique gaullienne " ? Mu par ses anciennes attaches barrèsiennes et maurrassiennes, sans doute. D'ailleurs, il sentait monter des avatars monstrueux de l'idée de nation et, citant Déat, avisait Blum de la prochaine apparition de " socialismes fascistes ". L'idée poursuit Mauriac : " Nous attendons, écrit-il en avril 1934 (p. 46) , un homme ou des hommes, en qui s'incarnera cette réconciliation de l'idée nationale et de l'idée sociale. " Il n'est pas seul à le penser : le jeune comte de Paris qui aborde sa vie publique — Mauriac ne peut l'ignorer, — souhaite être celui-là, au grand scandale de catholiques, de bien des " nationaux " et dans la parfaite indifférence de la gauche !

En 1935, Mauriac, comme tant d'autres, s'inquiète (p. 49) de " cette race allemande persuadée qu'aucune catastrophe n'atteindrait son pouvoir de résurrection ". Et de mettre ses compatriotes en garde (p. 51) : " Le "fatum" en histoire, c'est l'absence d'hommes. Il existe des hommes aujourd'hui, en Allemagne, en Italie, et en France. De cette partie dont la civilisation occidentale est l'enjeu , le résultat n'est inscrit nulle part ailleurs que dans ces volontés tendues. Ce qui décidera de tout, ce sera ce pouvoir dont parle Pascal : "Le pouvoir des esprits sur les esprits qui leur sont inférieurs." " De volonté, y en eut-il une en France, sinon propre à peser sur les " esprits inférieurs ", propre, au moins, à disputer " l'enjeu " aux Italiens et aux Allemands ? Avant 40, point. D'année en année, de papier en chronique, se dessine l'histoire des démissions de la France et, force est de le constater, ce qui peut être le portrait robot de l'homme attendu : ce n'est pas un Petit Père des Peuple, un Führer, un Duce, pas un conducteur de masse. Mauriac répond à Thorez qui prétend " tendre la main aux catholiques " (p. 58-59) : " Un vrai chrétien se moque de toute tyrannie que ce soit celle de la Classe, de la Race ou de l'État ; il demeure ennemi juré des trois idoles du monde actuel. Dans une société où il n'est plus question que de "masses", le catholique est le seul à qui il demeure impossible de se confondre dans la masse, parce que le Christ a fait de lui une personne que nulle puissance au monde ne saurait désagréger. "

 

Ces accents dignes des Grands cimetières sous la lune

 

Masse, race, classe, État, autre menace encore sur nos âmes : l'antisémitisme (p. 63). " Gardons-nous d'autant plus de l'antisémitisme, même larvé, que nous sommes tous — oui, tous et sans exception — les héritiers de cette haine séculaire ; sinon de cette haine, du moins de cette hostilité entretenue en nous, il faut le dire à notre décharge, par les fautes, par les maladresses d'Israël, et par cette fable redoutable que la persécution attise en lui. " Regard aigu ! celui du romancier, quand il juge certains effets du Front populaire (p. 75-76) : " La C.G.T. n'a pas abattu le patronat, le patronat n'a pas abattu la C.G.T. ; et l'ouvrier attend passivement l'ordre de grève ou l'ordre de reprise du travail — soumis à plus de maîtres qu'il n'en eut jamais depuis qu'il est au monde et qu'il souffre. Les trusts tiennent le coup et les grands riches n'ont pas fini de compter ce qu'ils doivent à la dévaluation d'Auriol... Mais la bourgeoisie de province s'éteint lentement dans ses maisons glacées ; les vieilles dames mettent des gants pour faire elles-mêmes leur ménage, suppriment un repas, vendent leurs dernières bagues, — et pour aider leurs enfants n'auront bientôt plus de pain à s'ôter de la bouche. "

Parle-t-il de la guerre d'Espagne ? (p. 73) " Le Maître de Moscou et de Berlin peut bien fouler ce peuple comme une vendange au pressoir : il ne le possédera jamais de l'intérieur ; il régnera sur lui par la vertu de son poing gauche ou par la puissance de son poing droit ; mais il ne réduira jamais ce "château" secret de l'âme espagnole où le drame qui se joue dépasse celui de la distribution des richesses, échappe aux catégories de l'époque et retentit dans l'éternité. " Il y a ces accents dignes des Grands cimetières sous la lune (p. 103-104) : " L'heure de l'écrasement est venu, dans plus d'un endroit du monde pour ces foules dont le Christ a eu pitié, pour ce peuple douloureux, voué au désespoir et à la haine, ce peuple auquel, dans les deux camps, on aura tout pris, tout confisqué, même le Christ. Car, à gauche, ses maîtres ont refermé sur lui ce bagne matérialiste où la lumière du ciel ne pénètre plus ; et, à droite, hélas ! on ne lui laisse pas ignorer que le bruit des mitrailleuses annonce l'approche du Fils de l'homme et que l'odeur de l'ypérite est le signe que son règne arrive. "

Mauriac approuve Munich (p. 108), " mais sans illusion ", il avoue : " Je pensais à mes deux fils et ce fut cette angoisse provisoirement apaisée qui m'inspira d'abord. " Quelques jours plus tard, il confesse (p. 109) : " L'hiver est là — l'hiver de paix que nous nous sommes assuré... " Pourquoi ai-je songé au premier vers de Richard III : " Voici venu l'hiver de notre déplaisir " ? Malaise moral profond d'où sortiront grandes colères, hauts faits et crimes affreux. Mauriac, un témoin qui a peu d'égaux. Son avant-guerre n'est plus celui d'un homme jeune, il a cinquante ans en 1935, mais il y plane une espérance qui vivifie : au lendemain de l'Anschluss, cet acte de foi (p. 103) : " Il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel que n'en peut concevoir une cervelle raciste. Et Mein Kampf ne coïncidera par éternellement avec les dessins de la Grâce. " Et encore, au plus sombre de la défaite (p. 128) : " Nous avons appris dès l'enfance à adorer une face souffletée et couverte de crachat à cause de nos crimes ; nous n'avons donc qu'à suivre notre pente pour redoubler d'amour à l'égard de la France liée au poteau, pour écarter les cheveux qui retombent sur sa figure humiliée, pour essuyer la sueur sur son front rayonnant de génie. "

Il a déjà parlé du visage de la France, quelques années plus tôt, en quelques mots chargés d'amour et de lucidité (p. 101) : " L'erreur d'un grand nombre de Français, à droite et à gauche, c'est, en dépit de l'amour qu'ils prétendent ressentir pour la France, de ne pas l'accepter avec le visage que lui ont fait les siècles ; c'est de ne pas embrasser tout entière cette grande âme divisée contre elle même. " Qu'ajouter, sinon, " Français, si vous saviez... " ?

 

La paix des cimes

 

Je ne vais pas épuiser ici ce livre, et passer à l'après-guerre, avec un autre titre, La Paix des cimes . Les textes de Mauriac qu'il contient, sont parus entre 1948 et 1955 ; ce n'est pas leur auteur qui les a rassemblés, mais Jean Touzot, avec, même pour les plus récents, quarante-cinq ans de recul. Jean Touzot a opéré un vrai travail de bénédictin dans, dit-il, " les ténèbres des salles d'archives et d'oubli ou s'abîment, à peine lus, quotidiens et hebdomadaires ". Textes, principalement, du Figaro et du Figaro littéraire, mais de La Table ronde aussi, de Témoignage chrétien ; un vient encore des Nouvelles littéraires.

Jean Touzot justifie en ces termes le titre du recueil repris de cette dernière chronique — La Paix des cimes : " Parvenu au zénith de sa carrière, l'écrivain — il a entre 63 et 70 ans — respire une sérénité presque olympienne, faite d'une certitude spirituelle et de la satisfaction du devoir "journellement" accompli. " Ces années sont évidemment très marquée par la politique. Si les ministères qui se suivent et se ressemblent, n'entament pas son flegme, Mauriac perd un peu de sa sérénité quand paraît l'ombre de Staline — qui ne meurt qu'en mars 1953. Sévérité peu sereine, encore, quand il s'en prend à la foule des intellectuels qui n'ont pas l'excuse de la misère pour se laisser fasciner par le communisme... Comme il fustige Aragon (p. 101), l'adulateur de Staline aux yeux duquel, " pour atteindre à son but suprême, la soviétisation de la planète, l'Union soviétique a le droit de ne reculer devant rien ", et qui, en 1949, se félicite encore, des conséquences du pacte germano-soviétique de 1939 ? Mauriac compare-t-il Staline à Tibère, à Néron ? C'est pour souligner comme le tyran rouge l'emporte sur ses devanciers antiques (p. 164) : " Pour contraindre les peuples à adorer sa statue, le César de Rome ignorait la technique qu'a mise au point celui de Moscou et qui fait se rouler dans la poussière, devant l'ombre de sa casquette et de ses moustaches, les convulsionnaires de L'Humanité ! "

Les 600 pages de La Paix des cimes projette le lecteur dans le temps, un temps trop facilement oublié. Le quotidien des années 50 refait surface. Le voyage est d'autant plus aisé, que Jean Touzot a doté le recueil d'un index des noms propres. Facile donc de se promener d'Abélard à Zola en passant par les personnalités de tous bords qui se sont illustrés durant les huit années que vivota l'avorton politique qu'était la IVe République et sous le règne duquel la France qui se remettait des blessures de la guerre et commençait à sortir du sous-développement, perdait une à une les pièces majeures de son Empire. Mais il n'y a pas que la politique ; il y a les lettres : Sartre, " le dernier abbé de Saint-Germain des Prés " (p. 120), en prend plein la figure ; Genet (p. 91) est accusé de " glorifier le vice " ; il y a les arts ( p. 276) : " Le succès d'Aix, d'Avignon, d'Orange, c'est le signe qu'un peu de distance commence à s'établir entre le malheur et nous " ; les faits divers desquels le romancier et moraliste sait tirer, le plus souvent avec prudence, des enseignements pour les temps d'alors comme ceux à venir (p. 79) : " De génération en génération, la même blessure mystérieuse reçue à l'origine saigne au flanc de l'humanité et s'envenime dès l'enfance ". Vérité d'évidence difficile, dont force est de constater, aujourd'hui comme il y a un demi-siècle, que les " gens en place " seraient bien inspirés de leur porter quelque attention — dût leur image démagogique en souffrir !

 

Quand le Fils de l'homme reviendra

 

Enseignement recevable d'autant mieux, que Mauriac, la plupart du temps, ne se laisse pas aller au parti pris. S'il est choqué, il le dit : d'où que vienne le scandale. Belle marque de liberté, elle mérite d'être saluée. Beau sang froid, aussi, car, de fait, le monde qui déroule sous ses yeux sa médiocre banalité : accidents, scandales, et ses drames hallucinants : stalinisme, guerre de Corée, d'Indochine, etc. — ne cesse de l'inquiéter :

 

Que d'inquiétude chez nous, que d'irritation, que de trouble ![...] Quand le Fils de l'homme reviendra, trouvera-t-il encore de la foi sur la terre ? [...] Eh bien ! dirai-je toute ma pensée ? Je préfère cette angoisse d'aujourd'hui au pharisaïsme paisible des milieux où j'ai vécu enfant et adolescent, il y a un demi-siècle. [...] Chaque malheur qui nous atteint, lorsque nous l'interrogeons, a une réponse toute prête à nous faire. Jamais l'histoire n'a donné de plus dures et de plus claires leçons à ceux qui n'entendent pas d'autres voix que la sienne ; et aux autres qui ont la foi, jamais Dieu ne leur a parlé avec plus d'évidence par les événements qui sont les maîtres qu'il nous donne de sa main. [...] Dans tous les ordres, les hommes d'aujourd'hui rendent des comptes, voilà le vrai, et doivent réviser leurs méthodes. Ils entrevoient ce qu'ils auraient dû ne pas faire — mais aussi ce qu'il est encore temps de faire pour ne pas périr.

N'en déplaise à Bernanos, chez Mauriac, " l'espérance n'est pas une duperie ". C'est pourquoi, de toutes ses forces, il attend de la période troublée elle-même qu'elle renverse le décor factice que plante à trop d'yeux " les périodes paisibles " génératrices d'une " nostalgie de vie facile " ! " Désormais, le décor est abattu, c'en est fini du trompe-l'œil et la lettre, nulle part, ne se substituera impunément à l'esprit. " Sainte colère, divin langage que nous pouvons reprendre terme à terme, aujourd'hui après Mauriac, même et surtout si nous constatons que depuis ces jours de janvier 1952 où il a proféré ces mots d'espoir, rien ne semble avoir bougé dans le sens du triomphe de l'esprit — bien au contraire. Ce qu'il nous faut entretenir après lui, c'est l'enthousiasme de l'indignation. Alors, oui, quand le Fils de l'homme reviendra, il trouvera encore de la foi sur la terre !

La malveillance de Mauriac poussait Jouhandeau loin des sacrements ? Je ne puis rien en dire, je ne connaissais pas François Mauriac dans la vie quotidienne. Dans les lignes auxquelles je fais référence, Mauriac apparaît homme de foi et, comme tel, est un chaînon de notre salut en le Christ — ainsi que tout membre de la Sainte Église. Le feu dont il porte témoignage ne me semble pas sentir le soufre :

 

Les prophètes de malheur doivent consentir d'avance à leur sort qui est d'être moqués et insultés. Mais enfin si ce qu'ils ont prédit s'accomplit sous nos yeux ? Ici, nous nous heurtons à l'inentamable mépris des politiques pour les "rêveurs" qui croient que la puissance, quand il s'agit d'un pays comme le nôtre et surtout à ce moment de son histoire est d'abord d'ordre spirituel. [...] Enfin, admettons que ces gens-là ne valent rien pour l'action. Mais ils valent beaucoup pour aider les hommes d'État, assaillis de mille difficultés qu'il leur faut résoudre dans l'instant même, à garder la vue générale de ce que doit être une politique française accordée à notre vocation spirituelle. [...] Disons, pour être tout à fait juste que la politique est impure par essence, et que l'homme d'action digne de ce nom ne saurait négliger l'avis de ceux que n'aveugle pas une horrible poussière parce qu'ils mènent leur réflexion en dehors de la mêlée. Non, cela va sans dire, qu'ils ne soient eux-mêmes très faillibles, en proie souvent à de violents partis pris, et qu'il ne leur arrive de raisonner trop superbement dans l'abstrait. Un grand homme d'État, aujourd'hui, serait celui qui, en tenant compte des exigences de l'immédiat, et tout en se méfiant des "idéologues", ne perdrait jamais de vue de quel esprit nous sommes .

 

Ce grand homme d'État, Mauriac a cru — je veux dire qu'il en a eu la conviction — le voir passer, il l'a suivi, peut-être conseillé. Ce grand homme est mort, le suivant se fait attendre, ce n'est point une raison pour ne pas, dans la poussière où nous sommes jetés, et au-dessus de la poussière d'où il nous faut, jour après jour, avoir la volonté de sortir, persister à célébrer l'esprit. Sursum corda !

 

x. w.