Je veux absolument me réserver d'achever Monsieur Ouine, avec les modifications que je crois nécessaires pour éviter autant que possible le reproche d'obscurité, formulé par un certain nombre de pauvres types.

Monsieur Ouine est ce que j'ai fait de mieux, de plus complet. Je veux bien être condamné aux travaux forcés, mais qu'on me laisse libre de rêver ce bouquin en paix.

 

G. Bernanos, Lettre à Robert Vallery-Radot du 20 novembre 1934 (Correspondance, t. II, Combat pour la Liberté, 1934-1948, Plon, 1971, p. 33).

 

PARCE QUE NOUS VIVONS à l'époque des fantômes et des hommes creux, nous ne pouvons nous étonner qu'une œuvre littéraire puisse acquérir une consistance et une chair dont semblent privés non seulement la majeure partie de ce qui passe aujourd'hui pour de l'art mais aussi, banalement, nos intellectuels et écrivains, ces bavards impénitents. Il me semble dès lors tout naturel d'être hanté par l'œuvre d'un romancier comme par la certitude claire de contempler, le temps d'une lecture, un visage inconnu. Si Monsieur Ouine, ce livre étrange, monstrueux, nous hante , c'est très certainement parce que son auteur l'a porté comme une croix de douleur, parce qu'il s'agit donc d'un livre de chair et de sang et non pas d'une coquille vide à laquelle les journalistes auront insufflé une vie débile.

 

Bernanos et son chef-d'œuvre : Monsieur Ouine

 

Georges Bernanos, l'écrivain le plus droit de son époque et le plus formidablement intransigeant, le romancier qui peint, le chevalet calé sur la crasse d'une terre dévastée et oubliée du Dieu mort, avec les couleurs abominables qui bavent du cadavre éventré trouvé là par le plus laid des hommes nietzschéens, a été hanté, pendant dix longues années des affres interminables d'une naissance douloureuse, déchirante, Bernanos est resté hanté dix années — mais probablement toute une vie —, par le " fumier de Job " qu'est à ses propres yeux son ultime roman : Monsieur Ouine. Nul besoin, donc, pour l'évoquer, d'une quelconque actualité éditoriale, au demeurant fort réduite sur l'œuvre de Bernanos tombée dans le purgatoire qui embastille également Joseph de Maistre, Barbey ou Bloy (et que dire de Hello, desservi par une étude larmoyante de Patrick Kéchichian), pas même de celle que lui donne Sébastien Lapaque évoquant l'œuvre écrite, plus que toute autre, avec " l'encre de la nuit " . Si elle n'était suffisante par elle-même, la simple évidence de cette cruelle gestation devrait à tout le moins conforter cette banalité absolue : cette somme colossale d'efforts, de la part d'un romancier, doit bien indiquer que c'est là, dans ce roman crépusculaire, que l'écrivain a tenté une dernière fois de dévoiler l'horreur de sa vision d'un monde et d'âmes tombés dans la déréliction.

 

Monsieur Ouine et la difficulté, la misère d'écrire

 

Considéré par Albert Béguin, dès sa publication (même bourrée de coquilles — quelque cinq cents — par les éditions Plon en 1946), comme le chef-d'œuvre de son auteur, critiqué par d'autres qui reprochent au roman étrange son illisibilité — il manquait dans cette même édition fautive un chapitre important du roman —, sa trame décousue, le vide d'une intrigue privée de rebondissements dramatiques, salué presque miraculeusement par la seule pertinence de Claude-Edmonde Magny , Monsieur Ouine est bien ce qu'il sembla être aux yeux mêmes de Bernanos alors qu'il le rédigeait : " le plus grand effort de [sa] vie d'écrivain ". Il faudrait ici mettre en regard, afin de juger de la stupide légèreté de cette Critique que majusculait Barbey d'Aurevilly pour s'en moquer, il faudrait comparer ses jugements expéditifs avec les lettres de Bernanos qui rendent compte du terrible labeur et de la longue souffrance que lui coûta l'écriture de Monsieur Ouine : " fumier de Job " a-t-on déjà noté, mais aussi " lugubre urinoir ", travail que le romancier avoue écrire " dans un noir opaque ", qu'il n'arrive pas même à " dominer ", qu'il reprend pourtant inlassablement, après avoir " raturé, déchiré, recopié, puis gratté chaque phrase au papier de verre ". Un exemple, éloquent s'il en est : nous donnons ici quelques lignes du texte premier de Monsieur Ouine, que Bernanos écrivit sur de petits cahiers d'écolier, avec, en vis-à-vis, le texte final du roman :

 

C'est l'heure de la nuit qu'aucun homme ne connaît parfaitement, n'a possédée tout entière, lorsque tout. qui tient en échec tous les sens, lorsque la terre à. l'ombre. l'o. a fini de tomber du ciel. a pris possession du ciel. l'ombre de plus en plus serrée. dense a rempli l'étendue des cieux et que la terre rend. rend. saturée semble suer une encre plus noire encore. La. La brise. Le vent s'est perdu quelque part, on ne sait où, dans le vide. Le vent s'est perdu. en allé. enfui quelque part. on ne sait où, et le sourd. le sourd grondement comme affolé. court au. à travers. galope. erre au fond des immenses espaces déserts. esp. immenses solitudes. espaces. des immenses déserts, aériens. des solitudes vespérales. célestes. altissimes, d'où l'écho. où gronde. court. retentit. parfois l'écho de ses galops éperdus. où vient mourir l'écho de ses galops éperdus. éperdus. sauvages. La brise. La brise. Il reviendra comme il est parti brusquement. Une autre [brise] vertigineuse, et il sautera. Une heure ou. une minute. minute peut-être. [ ] [ ] [ ]. [reb. ?] [comme. rep. maint. rep. repoussé du sol et flottant sur, l. repoussé par l'épaisseur de la nuit.] repoussé à quelques pieds du sol et flottant sur l'épaisseur de la nuit .

 

[Paragraphe à placer en vis-à-vis du paragraphe cité précédent :]

" C'est maintenant l'heure de la nuit qu'aucun homme ne connaît parfaitement, n'a possédée tout entière, qui tient en échec tous les sens lorsque l'ombre de plus en plus dense remplit l'étendue des cieux et que la terre saturée semble suer une encre plus noire encore. Le vent s'est enfui quelque part, on ne sait où, erre au fond des immenses déserts, des solitudes altissimes où sont venus l'un après l'autre mourir les échos de ses galops sauvages. Une brise, un souffle, un murmure, un essaim de choses invisibles glisse à trente pieds du sol comme flottant sur l'épaisseur de la nuit ".

 

 

Le texte final est élagué, impitoyablement lavé de l'inutile, de ce qui alourdit et ne sert pas, c'est-à-dire, de la fioriture, du mot en trop qui n'a pas été conquis de haute lutte sur le silence qui semble vouloir l'envelopper de nouveau dans les ténèbres protectrices desquelles il a été arraché. Le texte premier, quant à lui, nous donne à lire la répétition, la rature, la reprise, la correction, l'ébauche, l'attente, d'une phrase, d'un mot seulement, moins encore, d'une pause. Et puis c'est le silence qui vient tout engloutir, tout dévorer dans un rugissement qui ne s'entend pas, anéantir le travail auguste de frémissement de la langue, le lent et douloureux déploiement de la parole inquiète d'être ainsi contrainte d'exprimer ce qu'on ne l'a jamais sommée de dire. Puis rien : l'échec de l'écrivain est là, bien visible et peut-être irrémédiable. Cet échec n'est pas une métaphore : littéralement, le mot est mis au tombeau, puis il renaît miraculeusement, presque à l'identique, nouvelle enveloppe sonore invoquée par la main angoissée de l'écrivain. Et la phrase repart, on dirait qu'elle est plus forte et téméraire d'avoir connu l'engloutissement et le vide. Elle s'élance mais elle reste en suspens puisque, de nouveau, elle butte sur ce qu'elle veut dire et qui va se dérober. Puisque, de nouveau elle s'arrête et cherche son souffle, cernée par l'ennemi, le mauvais silence, qu'il va bien falloir transformer en allié puissant, en mystérieux guide, avare et rusé comme un vieillard immémorial, afin que la phrase, afin que l'œuvre que l'on sent déjà mystérieusement accomplie — pas achevée, et pourtant déjà tout entière offerte dans sa virtualité même — ne tombe dans le gouffre sans lumière, sans parole, sans histoire.

Monsieur Ouine nous donne à voir ce qui d'ordinaire nous demeure caché : le combat de Jacob avec l'Ange, ici le combat de l'écrivain avec la bouche du chaos, et la victoire, même mince, du premier sur le brouhaha jamais apaisé de la seconde. L'expérience consistant à lire les carnets de travail de Monsieur Ouine est parfaitement unique et confine, je n'ai pas peur de le dire, à une sorte d'invocation des ténèbres. Je ne connais qu'un seul roman (oui, pas même La mort de Virgile de Broch), écrit par un sudiste de génie, susceptible de provoquer semblable transe, un seul pouvant être rapproché du livre de Bernanos, tant la difficulté de son écriture paraît palpable, presque visible malgré la luxuriance de la construction grammaticale, cette mélopée d'immenses phrases racontant l'histoire démoniaque de Thomas Sutpen : il s'agit d'Absalon, Absalon ! de William Faulkner qui, tout comme le roman de Bernanos, décrit le mystère d'une tare qui se transmet de génération en génération, là une malédiction s'attachant à la descendance de Sutpen, ici la déchéance d'hommes et de femmes autrefois chrétiens, dont la chair et le sang paraissent empoisonnés par l'antique péché qu'ils ignorent ou moquent mais qui n'en finit pas de les tourmenter. Lire ce roman de Bernanos, c'est donc inévitablement délaisser la seule analyse universitaire, forcément réductrice puisque scientifique (voire pseudo-scientifique !), pour subir les prestiges d'un charme (carmen), quitter la rive du territoire trop parfaitement connu afin de tenter d'apercevoir les terres nouvelles, toutes ruisselantes des mystères évoqués par l'incantation : " L'amarre est rompue ; le navire de notre destin s'enfonce dans le crépuscule du large, plonge entre les parois d'énormes paquets d'eau [...]. Où les premiers feux du matin nous surprendront-ils ?... Mais cette aventure ne se passe qu'en nous-mêmes ". Tels sont les mots du grand ami de Georges Bernanos, Robert Vallery-Radot, rendant compte de sa première impression après que le romancier lui a lu quelques pages de Monsieur Ouine . " Hors-sujet ! " me criera le petit ponte armé de son Barthes ou de son Genette comme s'il s'agissait d'une arme, transparente plutôt que blanche. Sans doute lui répondrai-je. Mais quelle critique, fût-ce la plus lumineuse, n'est pas, face à ce roman monstrueux (j'emploie cet adjectif avec le sens que lui prête José Bergamín), hors-sujet ou, comme on le dit vulgairement, à côté de son intention réelle, obscure, profonde ? Face à un tel livre, le critique le plus inspiré ne fait qu'entrevoir, comme un guide de montagne pourtant expérimenté, l'arête vive et tranchante qui trahit, sous des centaines de mètres de neige, la présence du gigantesque glacier.

 

Exposé de " l'intrigue " et des personnages

 

Certes, il est vrai que ce roman a de quoi dérouter, et qu'une seule lecture n'est guère suffisante même si, à grandes lignes résumée, l'histoire racontée est toute simple. A la suite du meurtre inexpliqué du jeune valet des Malicorne, le tranquille village qu'était jusqu'alors Fenouille se met à suer l'angoisse, la peur et le Mal, et nous suivons cette angoisse et cette peur dans le regard, les gestes et les paroles de quelques personnages privilégiés. Steeny tout d'abord, le fougueux adolescent qui ne parvient pas à s'échapper de la prison dorée que sa mère, et la jeune anglaise qui est sa domestique et son amie, ont construite pour se protéger du dehors et, semble-t-il, de la menace exclusivement masculine qui terrifie les deux femmes, ce mari disparu ou mort durant la guerre, on ne sait trop. Monsieur Ouine ensuite, ancien professeur de langues, confident et corrupteur de Steeny, peut-être ce père manquant, on ne sait trop là encore, peut-être le meurtrier du jeune valet des Malicorne, peut-être l'amant de Jambe-de-Laine, peut-être... Rien de précis sur Monsieur Ouine ne nous est révélé, car ce personnage ne peut être défini, sa présence physique, réelle, qui se résume à quelques dizaines de pages du roman, débordant de loin ce cadre étriqué. Au vrai, il serait plus juste de dire que Ouine s'infuse, qu'il traverse comme une vapeur délétère les murs croulants de sa vieille demeure, qu'il infeste chacune des pages d'un roman qui éprouve toutes les peines du monde à contenir sa force de corruption. La puissance réellement diabolique de Bernanos, dans ce livre, est d'avoir ainsi donné vie au plus dangereux de ses mauvais rêves, qui perd à peine de sa consistance sous la lumière éclatante du jour. Monsieur Ouine est certes un homme, ou peut-être un mythe, celui du Mal absolu, ou peut-être encore un anti-prêtre — selon E. Haag —, un Antichrist ou un vampire podagre et vieux, maître en son château ruiné. Monsieur Ouine est tout cela, car il assume, comme Satan, tous les rôles, tous les masques, même si, paradoxalement, il n'est rien de physique — bien que cette inexistence du personnage se donne par et dans l'excès d'un corps, d'une chair gonflés de graisse, par et dans la notation extrêmement précise de gestes et d'attitudes incongrus que rien n'explique. Voici donc la contradiction, ou plutôt le mystère, ici parfaitement illustré, du Mal, qui s'offre à notre expérience comme un corps et un être, alors qu'il n'est rien d'étant mais un vide, une absence d'être, un abîme dans lequel, à la fin du roman, Ouine va tomber, lâchant à Steeny cette parole prodigieuse à propos de son âme : " Sans doute a-t-elle achevé de m'engloutir ? Je suis tombé en elle, jeune homme, de la manière dont les élus tombent en Dieu " (MO, 1560). Il y a encore Jambe-de-Laine, la folle lumineuse, descendante de la Malgaigne du Prêtre marié, sans doute la plus étonnante créature inventée par Bernanos, laquelle parcourt la campagne de Fenouille montée sur une jument de conte fantastique qui nous fait irrésistiblement songer au Metzengerstein de Poe. Enfin, dernier des principaux personnages que nous présentons ici sommairement, voici le maire de Fenouille, qui se suicidera parce qu'il n'aura pu supporter l'intolérable soupçon que son odorat hypertrophié a fait peser sur l'ensemble de la Création. Pour cet homme pitoyable et tragique, tout pue, tout a l'odeur de la pourriture, tout se décompose, même le temps, pense ce fou, dont la seule aberration, inconnue des bons bourgeois qui l'entourent, aura été de ne pouvoir se résoudre à la mort de Dieu, de ne pouvoir croire un instant que notre monde est privé de ce que sa chair malade réclame grotesquement : la présence de Dieu, moins que cela même, une seconde, pure et radieuse comme le parfum de l'aube, de pureté totale, absolue.

 

Monsieur Ouine : la vision dernière du Mal donnée par Bernanos

 

L'intrigue, nous le voyons, est donc simple ou plutôt, elle n'existe même pas. Bernanos, on le comprend d'emblée, s'en fiche. Certes un meurtre — mais qui nous demeure occulté —, un suicide — celui du maire de Fenouille, qu'on ne fait que deviner —, sont encore là pour, comme on dit, nous tenir en haleine, mais rien de comparable, en fin de compte, à la fureur des premiers romans. Dans Monsieur Ouine, pas de confrontation tragique entre le saint et le pécheur, pas de combat contre le diable comme dans Sous le Soleil de Satan. Pas d'apostasie — irrévocable ? — de la foi, pas de combat spirituel, " aussi brutal ", nous dit Rimbaud, " que la bataille d'hommes " comme on le voit pour Cénabre dans L'Imposture. Pas de grâce, pas d'éblouissement mystique, aucun triomphe de l'humilité, de cette petite voie chère à sainte Thérèse de Lisieux. Il n'y a pas dans Monsieur Ouine de fait majeur, et le Mal même, dont nous assistons pourtant à la noire éclosion, semble condamné à une porcine tranquillité, à une piteuse existence, à une putride stagnation qui paraissent bien éloignées du bruit et de la fureur du reste de l'œuvre. Ici, son odyssée minable est définitivement débarrassée des clichés romantiques qui faisaient du démon du Soleil de Satan un personnage, certes grotesque mais digne d'une trouble compassion, dont la misère terrible et inimaginable pour nos cervelles de boue pouvait, peu ou prou, être assumée par le saint de Lumbres. Dans Monsieur Ouine au contraire, le Mal parvient à son infernale béatitude, à son incandescence ou plutôt, à sa froideur absolue puisque, aux yeux de Bernanos, le Mal le plus achevé, le plus diabolique pourrait-on dire, n'a justement rien d'un satanisme bêtement entendu, n'est point action, gaspillage effréné d'énergie humaine — comme celle que déploie le Gilles de Rais de Huysmans, — mais aphasie, immobilité, mais, renversement ultime, froid de l'Enfer, froid éternel de l'Enfer.

Le Mal c'est le froid, le Mal c'est le néant, le Mal n'est rien d'autre, finalement, que l'ennui, ce dernier parvenu à son plus idoine stade de dessèchement. Assurément le Mal n'est rien, n'est qu'un non-être dans l'être, comme l'espace inévitable qui sépare entre elles les mailles d'un tissu, comme les trous d'air d'une éponge sèche. Il n'est en dernier ressort qu'une parodie de la Création, condamnée à périr pitoyablement, à lamentablement avorter. Le Mal n'est rien : ce jugement est pourtant faux s'il est seulement interprété dans le sens d'une irréalité qui finalement le ramènerait à n'être que voile et simulacre diaboliques, leurre confondant dont la victime désignée et d'avance complice serait l'homme. Il est ce rien trompeur, qui masque son impuissance ontologique par le tragique effort qu'il accomplit sans relâche pour parvenir à ce qui ne sera, de toute façon, que labile création et incarnation grotesque. Comment expliquer, alors, que l'homme tout entier — corps et âme —, puisse se vouer à servir ce maître d'illusion qu'est Satan ? Car ici réside la pierre d'achoppement, la difficulté suprême qu'a beau jeu de réduire, par une habile pirouette dialectique, la théodicée des philosophes. Ici se noue le scandale incompréhensible et plusieurs fois millénaire qui de l'homme fait, non pas la victime résignée, mais la bête volontaire, acharnée méthodiquement à ourdir sa propre perte : l'homme, partenaire diligent de Satan, de " l'ami ", comme Bernanos le nomme, " qui ne reste jamais jusqu'au bout ".

D'un tel scandale, Monsieur Ouine est le théâtre et, de fait, il paraît difficile de soutenir l'opinion selon laquelle ce roman ne nous présenterait que la seule illusion du Mal, tant il semble opposer, à l'espoir hugolien de racheter Satan, le ferme démenti, la triomphale révélation de la victoire de l'Ennemi, de l'instauration sur terre de ce royaume que le Christ devra affronter avant la consommation des temps. Nous disions plus haut l'irréalité du Mal, mais cette sereine assertion patristique nous semble ainsi, hors d'une assurance théologale dont jamais Bernanos ne se satisfera, ridiculisée, dans notre roman, avec une joie indécente, jetée bas et foulée dans la boue, cette boue omniprésente qui dans Monsieur Ouine nous offre le spectacle nauséeux d'une matière, d'une création en complète putréfaction, qui espère de sa prodigieuse avidité la semence fatidique qui se développera pour paraître déjà sure et pestilentielle. Densité surnaturelle donc, du Mal et, a contrario, évanescence du Bien, ridicule du prêtre, timide et impuissant, presque l'exacte antithèse des figures d'un Donissan ou d'un Cénabre, que désespère le misérable entêtement de ses paroissiens à désirer le vice et le péché.

Monsieur Ouine répète inlassablement l'exacte équivalence du Mal et du Désordre, du Chaos originel, desquels la parole même ne saurait s'échapper. Ainsi, s'il n'était pas rare de constater chez Bernanos, tout au long de son oeuvre romanesque, la faillite d'un langage et d'une écriture coupés de leur source primesautière, qui est ni plus ni moins que divine, du moins n'avait-il pas encore osé prétendre que le langage et l'écriture seraient viciés dans leur être même par le Mal, seraient corrompus et jetés sans regret dans le tohu-bohu primitif, que les mots de la tribu seraient abandonnés au vacarme assourdissant d'où la parole, on le pressent, néanmoins va naître, témoignant désormais et pour toujours de son origine inavouable. De fait, la " structure lacunaire " de Monsieur Ouine, cet " ensemble de blancs typographiques séparés par des fragments narratifs qui dessinent un jeu d'ellipses et de lacunes " selon Béatrice Cantoni , peuvent sans doute être compris comme la métaphore ou plutôt, comme le symbole de cette désorganisation que provoque le Mal, comme la métaphore et le symbole d'une écriture qui est perpétuel brouhaha et inqualifiable confusion. Il y a plus cependant car, dans ce roman, la stabilité n'est qu'illusoire, comme le prouve une simple lecture qui ne pourra résister à la sensation du vertige. Peut-être même cette stabilité vacille-t-elle aussitôt le livre refermé, comme, selon l'inquisiteur Pierre de Lancre, les prestiges démoniaques vacillaient d'une figure à l'autre, d'une identité à l'autre, victimes de l'inconstance affligeant l'être impossible du démon ? Je m'imagine parfois Monsieur Ouine comme le livre infini de Borges, véritable œuvre ouverte (dépassant de loin la définition qu'en donne Umberto Eco) sur l'inépuisable des interprétations... Pour cause me dira-t-on, puisque ce livre ne cesse de se métamorphoser, non seulement sous nos yeux mais, et c'est bien cela qui est réellement monstrueux, alors même que nous ne le lisons plus. L'étiquette idiote de nouveau roman n'a d'ailleurs pas manqué d'être apposée à Monsieur Ouine, bien qu'il s'agisse là d'un rapprochement totalement faux, qui plus est ridicule puisqu'il renverse l'échelle des valeurs. N'est-il pas comique de voir comment les prétentions érigées par les nains littéraires du Nouveau Roman sont balayées par notre œuvre, qui d'un seul bond a franchi la limite le séparant des plus mystérieux territoires de la création ? Oui, c'est bel et bien le respect de la tradition, qui peut seul, comme avec cette dernière œuvre romanesque de Bernanos, s'autoriser les audaces les plus inouïes... Revenons à des considérations plus sagement universitaires et affirmons que, plus certainement, ce vacillement n'est que l'écho en creux du vide qui est la structure même, paradoxale plutôt qu'aporétique, de notre roman, un peu comme on le voit dans la nouvelle la plus connue de Joseph Conrad, que Bernanos admirait, avec laquelle d'ailleurs notre ouvrage entretient de fulgurantes correspondances , Au Cœur des Ténèbres. Kurtz, l'aventurier maléfique, est vide, tout comme Monsieur Ouine, et sa vie prodigieuse et exaltée s'achève, comme celle du professeur de langues, sur un murmure d'horreur intarissable.

 

" This is the way the world ends

This is the way the world ends

This is the way the world ends

Not with a bang but a whimper "

 

dit ainsi le grand poète T. S. Eliot, dans son recueil intitulé The Hollow Men — Les Hommes creux —, souvenir de sa lecture de Shakespeare, mais plus encore souvenir de l'énigmatique conte de Conrad. Je crois que ce vide, jamais manifesté littérairement, à mes yeux, par une pureté aussi idoine que dans Monsieur Ouine, n'entretient de rapports avec le Mal si souvent évoqué que, pourrais-je écrire, par défaut : il n'est ainsi que l'absence sommée de signifier une présence autrement inqualifiable, celle de Dieu.

 

Monsieur Ouine et le tohu-bohu de la langue

 

C'est que le roman de Bernanos tout comme le Cœur des Ténèbres nous permettent de lire, non seulement et à l'évidence, l'histoire entière des personnages et les caractéristiques de la malfaisance dont ils déploient les pompes par le prestige de leur voix, mais aussi, d'une façon métaphorique, la crise dans laquelle l'Occident se trouve plongé . Cette crise est une crise du langage, bien familière à Georges Bernanos lorsqu'il affirme à Frédéric Lefèvre : " On nous avait tout pris. Oui ! quiconque tenait une plume à ce moment-là s'est trouvé dans l'obligation de reconquérir sa propre langue, de la rejeter à la forge. Les mots les plus sûrs étaient pipés. Les plus grands étaient vides, claquaient dans la main " . Crise du langage que George Steiner rattache à la grande cassure épistémologique propre au début du siècle passé, et que, plus largement, nous pourrions étendre à la Modernité, comprise comme une période où vacille l'autorité de la tradition logocentrique, vacillement et fragilité amplement illustrés, de nos jours, par les tentatives menées par la critique déconstructrice de Jacques Derrida ou de Paul de Man, mais déjà remarquablement analysés par les réflexions d'un Walter Benjamin, d'un Karl Kraus ou d'un Martin Heidegger, par la poésie désarticulée du dernier Hölderlin, les récits de Kafka ou ceux de Joyce et de Broch. Désormais, comme le dit Gilles Deleuze dans Proust et les signes, les mots ne renvoient plus qu'aux mots et à rien d'autre. Désormais encore, Monsieur Ouine, dans un significatif retournement des appréciations, peut figurer dans un ouvrage de vulgarisation tel que l'Histoire chrétienne de la littérature, en y étant compris comme le " roman de la sortie du roman " , ou, par tel professeur, comme celui qui met en cause l'Occident tout entier .

Nous avons remarqué que les oeuvres de Bernanos et de Conrad ne constituaient pas des exceptions. A vrai dire, il faudrait parler, pour ces romans et d'autres, d'une véritable constellation secrète, pas moins déterminante cependant pour la destinée de notre monde que des astres bien visibles. Ainsi du Transport de A. H. de George Steiner, dans lequel Hitler n'est qu'une voix, dont l'étrange et perfide mélopée contamine les pages , comme les mots de l'ancien professeur Ouine contaminent les pages de Monsieur Ouine, comme les phrases de Marius Ratti infestent Le Tentateur de Broch. Mais Ouine n'est rien. Mourant, il réclame à Philippe un dernier secret, même ridicule, même inintéressant, autour duquel, comme une perle noire, il pourrait toutefois reconstituer sa nacre.

 

Monsieur Ouine est-il un roman déserté par Dieu ?

 

" Dieu a fait des ténèbres son asile : il n'a pas voulu qu'on ne le voie pas, mais qu'on le cherche [...] ".

Guillaume de saint Thierry, Enigma Fidei.

 

Pourriture d'un univers en pleine fermentation, triomphe apparent du Mal, vide qui mine la trame de l'Être pour y inscrire la fausse présence de Satan. Tous ces indices semblent nous acheminer vers une absence de Dieu dans le roman de Bernanos, laquelle infirme radicalement l'optimisme que contient l'expression " Vere tu es Deus absconditus " employée par Isaïe (45,15) qui désigne non pas un Dieu absent mais un Dieu caché, susceptible d'être recherché, puis découvert. Doit-on, avec ce roman, se résoudre à ne pouvoir témoigner que d'une pure absence de Dieu, qui se reflèterait par exemple dans l'indifférence de certains personnages ? Ainsi, Steeny ne répond pas à la question pourtant claire et péremptoire que lui adresse Ouine, " Honorez-vous Dieu, mon enfant ? " (MO, 1367). Une nouvelle fois, Bernanos a supprimé des pans entiers d'un texte qui affirmait qu'il serait facile à Steeny de tomber, de " tituber en Dieu "(MO, 1903). Dieu est dès lors absent de l'univers de Fenouille, en premier lieu parce qu'il est absent du texte même, qu'il en a été volontairement supprimé, biffé. L'univers de Fenouille reflète le constat qu'exprime Bernanos à propos de la société contemporaine : " C'est de froid que le monde va mourir. Le monde glisse lentement à l'équilibre le plus bas, chaque Mensonge ayant sa part de vérité, chaque Vérité sa part de mensonge, non pas juxtaposées, mais confondues au point de décevoir ensemble la haine du diable et la miséricorde du bon Dieu " .

Dans un roman qui fait résonner d'une façon extraordinairement douloureuse les doutes de Bernanos, dans un roman qui semble proclamer, avec le rire victorieux du surhomme, cette mort de Dieu que Nietzsche a érigée en guise d'incontournable cadavre du monde moderne, dans un roman encore qui pourrait adopter comme exergue cette remarque de Pierre Gille, " Tout roman inscrit la mort des dieux, la nostalgie d'une vérité dont il sait pourtant que son essence est d'être perdue " , l'écriture de Bernanos porte cependant, en elle et contre toute adversité, une bouleversante espérance : Dieu, qui, s'il s'est fait, selon les paroles du curé de Fenouille, tout petit dans sa paroisse, n'en a pas encore été totalement chassé. Il ne faut dès lors pas craindre d'affirmer que Monsieur Ouine, comme ces peintures maniéristes aux doigts levés vers un Ailleurs qu'ils postulent hors-cadre, s'ouvre vers le haut, nous indiquant un invisible qui ne cesse jamais d'insuffler les pages de ce roman. Certes, à la différence des premières œuvres, la présence de Dieu ne se manifeste plus ici par la fulgurante irruption de la grâce dans la citadelle de l'âme — fulgurance qui peut aller, comme pour Cénabre, jusqu'à condamner le personnage à la folie —, mais choisit plutôt un chemin de traverse, cette petite voie empruntée humblement par Chantal de Clergerie. Dans ce contexte de dépouillement, voire d'adversité, parfois un simple geste, une attitude que rien pourtant ne semble revêtir du sceau de l'élection, trahissent l'attente du Dieu absent ou nié : un mot du maire de Fenouille, un sourire de l'infirme Guillaume, moins encore. Il y a donc un apophatisme bernanosien, inscrit dans le texte de Monsieur Ouine selon plusieurs modalités qu'il serait trop long de développer. Certes encore, dans ce roman qui oppose, à la diabolique faconde de Monsieur Ouine, la timidité ridicule du jeune curé de Fenouille, nous sommes bien près de conclure à l'échec d'une présence assurée de Dieu. Pourtant, adopter un tel point de vue, c'est sans doute ne pas tenir compte du souffle qui anime ces sombres pages, de l'élan qui toujours lance Steeny et Jambe-de-Laine sur les routes. C'est ne pas tenir compte du vent qui oppose, à la stérile stagnation du personnage éponyme dans sa chambre, la force salvatrice qui balaie l'obstacle insurmontable que dresse le poids de l'immobile passé. C'est ne pas sentir dans ces pages le souffle du vent et de cet élan qui ouvre encore, dans le mur du temps réduit au seul ennui, la perspective du voyage, du départ tentant qu'offre la route, la brèche d'un lendemain neuf, éclatant d'innocence et à tout jamais désamarré de ce qui fut. Julien Gracq, pourtant fort mauvais lecteur de Bernanos, a dit quelque part que c'était une phrase du romancier qui l'avait aidé à comprendre le sens salvateur de la route comme percée vers l'aventure et le merveilleux.

Oui, le paysage apocalyptique de Monsieur Ouine est plus bouleversant encore de ce qu'il suppose, soufflant sur les terres éventrées de Fenouille, engorgées par l'ivraie pestilentielle que jette le semeur satanique, le souffle de l'espérance . Mais attention. Après de nombreuses lectures de Monsieur Ouine qui ont insisté abusivement sur son seul enténèbrement, il ne faudrait pas que la critique ne voie plus dans ce roman tourmenté que le témoignage triomphant (mais certes lacunaire, tronqué, indicible et mystérieux) de Dieu . En somme, il n'y a strictement aucune raison pour que Dieu évacué par l'écrivain soit réintroduit dans ce roman par le critique. Ce serait, pis qu'un contresens, une erreur capitale d'interprétation, une appréciation sulpicienne de la tragique modernité du texte de Bernanos. En un mot, une trahison. Souvenons-nous ainsi de ces mots parfaitement clairs de Bernanos qui écrivait " Plus de Dieu. Seulement la brusque défaillance du Spirituel semble avoir dégagé brusquement, rendu libres de prodigieuses forces d'espérance, momentanément sans objet " . L'important ici est moins de constater la disparition de cet Œil immense jadis évoqué par Hugo que de tenter de comprendre pour quelle raison cruciale la deuxième vertu théologale, cette espérance si chère au cœur de Bernanos, ainsi vidée de sa sève divine, emprunte des voies proprement sataniques, obliques disait Alain, puisque c'est désormais la révolte, dont le Prince du Monde détient en partie le secret — et en partie seulement —, qui va soulever jusqu'au Ciel vide le cri de l'homme orphelin, abandonné. Je me demande ainsi si l'œuvre de Bernanos, aussi bien romanesque que polémique, ne nous confronte pas à une écriture mystique qui tenterait de se frayer une voie, paradoxale puisqu'elle est encore radicalement chrétienne, discontinue puisqu'elle longe la faille de l'imprononçable, du non encore pensé, non plus vers Dieu ou Satan, pas même vers ce Divin qu'évoqueraient les poèmes de Hölderlin ou de Trakl selon la lecture de Heidegger, mais vers... Quoi ? Le sacré ? La déité au-delà même de Dieu (selon Maître Eckhart par exemple), au-delà du Bien et du Mal — ou plutôt, l'un en l'autre fondus ? Oui, comme l'a dit justement Albert Béguin, ce roman " annonce le développement imprévu de la pensée chrétienne " . Oui encore, ce roman unique se place tout entier sous l'exigence intellectuelle radicale annoncée par Lorenzo Valla au milieu du XVe siècle : " At nova res novum vocabulum flagitat. " Monsieur Ouine est la vision romanesque de cette réalité nouvelle qui requiert des mots nouveaux.

 

Monsieur Ouine : en guise d'impossible conclusion

 

J'ai bien conscience, dans ces lignes, de n'avoir à mon tour qu'indiqué l'arrête bleutée qui trahit le monstre glacé des profondeurs. Avançons cependant quelques évidences. Monsieur Ouine est le chef-d'œuvre de Bernanos. Une œuvre-limite, comparable à La mort de Virgile d'Hermann Broch dans sa tentative de plonger dans le gouffre hurlant du Verbe. Peut-être bien, non pas le dernier roman de la littérature moribonde mais l'œuvre ultime d'un écrivain, la limite dernière, la vision la plus aboutie d'un monde privé d'espérance, au-delà de laquelle seul peut oser s'aventurer un Œil (cette fois, justement, proprement apocalyptique) dont nous n'avons point idée, une Parole dont la création littéraire n'est qu'un écho mille fois assourdi. Jamais, à mes yeux, ouvrage de fiction n'aura à ce point évoqué le tohu-bohu qu'il s'efforce d'habitude de maîtriser ou de cacher benoîtement , jetant presque toujours, sur le gouffre, un voile pudique, alors que, ici, le romancier se contente de dresser de fragiles barrières pour en limiter l'épanchement. Monsieur Ouine est une oeuvre qui, à jamais devant nous, ouverte et toute rayonnante d'interrogations bouleversantes, est la plainte de l'homme oublié du Dieu mort, est le monologue de l'homme sevré du diable, semble être le cri – j'ose cette énormité – de Dieu abandonné par l'homme, constitue enfin le témoignage qu'une parole et une écriture magnifiques peuvent encore se lever comme les blés murs de la carcasse puante du Léviathan échoué.

 

J. AS.