Le 3 janvier 2000, France 3 a diffusé dans le cadre de " La marche du siècle " une émission consacrée aux " nouveaux comportements sexuels ". Une émission de plus, une émission après tant d'autres — la chair préoccupe beaucoup les princes qui gouvernent la télévision.

Seulement ici, le ton est différent. Dans les années passées, le cas le plus fréquent était celui de la foire d'empoigne bien organisée pour que triomphe l'opinion qui devait triompher. D'un côté, en nombre, les apôtres de la liberté nouvelle, de l'autre, isolé, moqué, vaincu d'avance, celui que Daniel Schneidermann a appelé le " rabat-joie à Babylone " : " Entouré par un couple sadomasochiste, un pédophile masqué et une oie blanche perverse qui vient de publier ses Mémoires, il délivre par sa seule présence minoritaire un double message : les vieux interdits et les vieux blocages restent vivaces, puisque le rabat-joie en constitue l'incarnation crispée; mais ils sont voués à être bafoués dans la bonne humeur, puisque l'émission écrase le rabat-joie sous le poids des sarcasmes . "

À la " Marche du siècle ", ce 3 janvier, rien de tel. Le public est muet, le ton est paisible, chacun s'exprime sans être interrompu. Nul n'est moqué ou vilipendé. Les paroles sont parfois crues — de plus en plus à mesure que l'émission avance — mais il n'y a apparemment guère d'agressivité dans l'air. À quoi tient ce changement de ton ? Au genre de l'émission sans doute (elle est plus sérieuse que les autres), mais plus profondément à ceci : après le temps du combat est venu celui de la victoire. Les faiseurs de l'opinion dominante célèbrent en quelque sorte leur succès. Dans le Monde, le chroniqueur de télévision en témoigne : " Cette "Marche du Siècle" fut [...] l'occasion d'un échangisme du meilleur aloi entre des experts peu habitués à se rencontrer sur ce terrain interdisciplinaire, et encore moins à s'accorder sur les vertus pédagogiques de la pornographie élémentaire mise par Internet à la portée de tous. Qui eût dit qu'on verrait un jour le philosophe M. S., le père S. B. et la sulfureuse B. L. célébrer dans l'œcuménisme le renversement des tabous sexuels . " Tout à son enthousiasme, le journaliste force un peu la note, mais il dit bien quelle fut la tonalité de l'émission. Apparemment la question sexuelle ne divise plus guère. Au temps du pluralisme, un seul point de vue règne. De quelle manière ? Il faut regarder les choses de plus près.

 

La mise en scène et les acteurs

L'émission dure environ deux heures, elle est faite de temps de discussions entrecoupés de reportages. La discussion a lieu en direct. La musique d'ouverture est solennelle, le décor est vaste, moderne et sobre ; à en juger par les prises de vue, les caméras sont nombreuses. Les invités sont placés devant ou au second rang, mêlés au public. Les places d'honneur sont données aux " experts " (le philosophe, le médecin, le sociologue). Tous sont assis sauf l'animateur. Celui-ci dirige de bout en bout l'émission. Il présente les invités, distribue la parole, fixe les sujets, ouvre et clôt les moments de discussion. L'émission est rythmée par six séquences ou reportages sur : 1/ les résultats d'un sondage ; 2/ la sexualité des personnes âgées ; 3/ " la première fois " ; 4/ la pornographie sur Internet ; 5/ un couple " échangiste " ; 6/ les pratiques sado-masochistes. Il y a une progression. Au fur et à mesure que l'heure passe, les images deviennent plus osées ou plus racoleuses — l'audience compte. À la fin viennent des images semi-pornographiques (l'animateur a prévenu qu'elles pouvaient heurter).

Qui sont les participants à la discussion ? Ils sont onze. On peut approximativement les regrouper ainsi : 1/ les " sages " ou experts : un philosophe académicien, un sociologue et une femme-médecin spécialistes de ces questions, auxquels on peut joindre un témoin " professionnel " (la directrice d'une ligne de téléphone " Santé-jeunes ") ; 2/ un représentant du point de vue " traditionnel " : un prêtre de paroisse ; 3/ les militants ou assimilés des " nouvelles libertés " et deux témoins en ce sens : le rédacteur en chef d'un journal masculin pour qui le message à faire passer aux jeunes est que " le sexe, c'est formidable ", l'animateur homosexuel d'une ligne téléphonique anti-Sida (à la fois militant et " professionnel "), une ex-vedette de films pornographiques, l'auteur homosexuel de Je bande, donc je suis ; une dame présentée comme " sex-reporter " ; un couple récent mais âgé en " plein épanouissement sexuel ". Reste un sociologue spécialiste de l'" échangisme " et militant associatif que je ne sais trop où classer.

Selon l'usage, les critères de choix ne sont pas explicités. Pourraient-ils se justifier ? Le " plateau " est évidemment déséquilibré. Le père S. B. est là comme caution du pluralisme apparent. Sa tâche est la plus difficile et la plus ingrate. Il parle avec beaucoup d'humanité et ce qu'il dit apparemment " passe " bien mais au prix de concessions au langage du temps (n'a-t-il pas été choisi pour ces concessions ?). Dans la seconde partie de l'émission, il n'a pas la parole. De façon générale, les non-militants parlent d'abord, dans la seconde partie, ce sont les militants qui ont le dé. Le philosophe est le seul qui est sollicité tout au long de l'émission.

La sélection des invités joue. Mais il y a autre chose : toute l'émission est organisée, agencée pour faire pression dans le sens voulu. La structure même de l'émission s'y prête. Les invités sont en position subordonnée à bien des égards : ils sont invités, ils ont plus ou moins l'expérience de ce type d'émission, ils n'ont pas celle en tout cas de celui qui la dirige, ils n'ont pas l'initiative, ils s'insèrent dans tout un ensemble sur lequel ils n'ont aucune prise : le " plateau ", le rythme, les reportages, les choix en régie... En acceptant l'invitation, ils ont accepté implicitement ces règles du jeu. Les invités " sérieux " ne font pas montre de mauvaise éducation face à la caméra. Il s'ensuit dans le cas présent qu'il est loin d'être sûr que les non-militants acquiescent à tout ce qui se dit et à tout ce qui se voit. Mais ils se taisent ou ils n'ont plus la parole. Les choses sont bien programmées.

 

L'orchestration (premier temps)

Le premier thème que les organisateurs de l'émission entendent orchestrer est clair : les gens sont désormais sexuellement plus libres, par conséquent ils sont plus heureux. Le sondage sert d'introduction. Sa présentation commence ainsi : " Enfin une bonne nouvelle ! 88 % des Françaises et des Français sont satisfaits de leur vie sexuelle. " En ouvrant la discussion, l'animateur renchérit : " Est-ce que le chiffre assez incroyable de la satisfaction finalement de la vie sexuelle, ce n'est pas une première très bonne nouvelle pour ce siècle ? " Le sociologue est invité à opiner, il modère un peu l'enthousiasme du présentateur (il faut distinguer, dit-il, les " très satisfaits ", et les " plutôt satisfaits ") mais enfin il ne contredit pas. Nulle remarque critique sur le sondage lui-même. Pourtant il n'ignore certainement pas que, sur un tel sujet et dans le climat ambiant, les gens ne sont guère portés à se dire insatisfaits (c'est avouer ce qui est désormais un échec par excellence). Sa remarque va dans ce sens mais la conclusion manque : les " plutôt satisfaits " ont de fortes chances d'être des insatisfaits. En d'autres termes le sociologue ne dit pas tout ce qu'il dirait probablement en d'autres circonstances. Il est malaisé d'improviser en direct une réponse qui aille contre ce que la Machine avec toute sa puissance vous invite si fortement à confirmer.

La pression ne se dément pas. L'animateur ne se masque guère. Il adopte la posture morale qui est celle de l'opinion dominante. Le ton est cordial : cela va en quelque sorte de soi. Alors il oriente, il juge, il distribue les bons points : " un tableau sympathique ", " un signe très positif ", " une belle leçon d'humanité et de tolérance ". Il fait résonner le mot magique : tabou. Qui pourrait ne pas se prononcer contre ? Les reportages sont à l'avenant. Ils ont pour fonction d'illustrer les progrès de la liberté sexuelle : il n'y a pas d'âge pour l'amour. Ces reportages (sur les vieux puis sur les jeunes) sont brefs, superficiels, orientés. Les bouts d'interviews s'enchaînent. Les jeunes gens présentent bien — où sont les laids ? Où sont les pauvres ? Les vieux présentent le mieux possible. Les journalistes en font trop : à un moment, un homme de quatre-vingt-dix ans parle de conquêtes éventuelles. Le spectacle est pénible. Personne parmi les invités ne met en doute le sérieux de ces reportages ou même ne questionne les critères de choix (sauf incidemment l'animateur de la ligne anti-Sida). Ils adhèrent ou s'inclinent — il n'est pas facile de mettre en cause la puissance invitante. Dans le débat, il y a sans doute des propos qui détonnent (en particulier ceci : beaucoup de jeunes gens sont perdus ou isolés) mais la tonalité générale est bien celle que les organisateurs ont voulue : le sexe est un plaisir innocent, en la matière " more is better ", et puisque la " libération " progresse, la satisfaction suit.

 

L'orchestration (second temps)

Dans la seconde partie de l'émission, le ton change sensiblement. La parole est aux militants et les reportages se veulent plus osés. Il s'agit d'allécher le chaland et de le retenir, de lui donner le frisson de la transgression (l'entreprise est de plus en plus difficile, bientôt il ne restera plus que la nécrophilie et la zoophilie), il s'agit aussi d'œuvrer en ce sens : il n'y a pas de " déviance " ou autrement dit la nature est muette sur la question.

Le premier reportage est consacré au " Cybersex ". Le commentaire prend ses distances mais la parole est largement donnée à un pourvoyeur de spectacles pornographiques sur Internet qui fait le bravache et vante la masturbation. La discussion enchaîne aussitôt : " La pornographie, c'est très bien, c'est mieux que rien, dit posément une ex-vedette en la matière, ça permet de se masturber. Ces choses là sont plus proches de l'amour que de la haine. " Le philosophe opine. Il n'appartient manifestement pas au même monde, il acquiesce pourtant et dit même les vertus pédagogiques de ces spectacles. L'animateur est ravi. Les militants prennent le relais.

Les deux derniers reportages ont quelque chose d'un canular. Le premier porte sur l'" échangisme " — un " nouveau phénomène de mode " dit l'animateur — mais il ne donne à voir et à entendre en tout et pour tout qu'un seul couple (la femme s'exhibe avec complaisance, le mari dit que " cela l'excite " de voir sa femme avec un autre). Où sont les autres intéressés ? Ces pauvres " échangistes " sont bien seuls. Cette mode a bien de la peine à s'afficher. Pourquoi les journalistes taisent-ils qu'ils ont été dans l'incapacité de trouver plus d'un seul couple de ce type prêt à parler devant la caméra ? Pourquoi l'animateur présente-t-il cette pratique comme anodine ? Grâce au sociologue spécialiste de la question, la discussion corrige : derrière la " mode ", le commerce veille et la misère pointe. Enfin arrive le clou de la soirée : des images de sado-masochisme. Des fesses, des coups de fouet, on dirait la répétition d'un spectacle pour touriste désargenté. Mais la dame en question qui aime tant la fessée ne fait-elle pas des spectacles ? En termes du métier, est-ce que cela ne s'appelle pas du " bidonage " ? Un peu plus loin, un interlocuteur dit, l'air méditatif, qu'" il y a quelque chose de progressiste là-dedans ". On ne plaisante pas. Apparemment les invités sont de cet avis. Nul ne se permet une objection. Le philosophe se défausse. La " sex-reporter " affirme, sans rire, que notre société est " prude, pudibonde ". Le présentateur clôt l'émission, un grand sourire aux lèvres. Il a couvert de paillettes la misère sexuelle. Son contentement fait plaisir à voir. Rideau.

J'ai vu l'émission trois fois et des poussières pour écrire ces pages. J'ai de la peine à m'en remettre. Soudain je vois notre avenir : des individus par millions, de sept à soixante-dix-sept ans, qui se branlent en cadence devant leur écran et font trembler la terre ; l'animateur bât la mesure, il est aux anges. Je me réveille en sursaut. Est-ce seulement un mauvais rêve ?

 

ph. b.
. Arrêt sur image, Paris, Fayard, 1994, p. 94-95.

. Le Monde, 7 janvier 2000. Peu importent ici les questions de personnes, c'est pourquoi les noms ont été remplacés par leurs initiales.