L'AUTOBIOGRAPHIE de Bill Clinton a fait l'objet dans l'ensemble de critiques assez mauvaises : trop gros, trop détaillé, parfois confus, et puis évidemment, il n'y en avait pas assez sur l'affaire Lewinsky.

Ces critiques se tiennent toutes plus ou moins, réserve faite de l'affaire Lewinsky, largement évoquée, sans doute avec trop peu de détails scabreux.

Passées ces premières réserves, Ma vie présente un intérêt certain pour celui qui s'intéresse aux États-Unis, au fonctionnement du pouvoir, à la vie d'un véritable prodige politique. Parti de rien, issu d'un des États américains les plus défavorisés — l'Arkansas — élevé par un beau-père alcoolique et par une mère assistante anesthésiste, Bill Clinton a été président des États-Unis de 1993 à 2001.

Ma vie couvre essentiellement cette période. Ne sont pas oubliés pour autant l'enfance de Bill Clinton, sa conquête du pouvoir et son exercice.

Parmi les nombreux thèmes abordés dans l'ouvrage, l'omniprésence de la religion en fait l'un des fils conducteurs de l'action de Bill Clinton. Par ce prisme particulier, le lecteur s'ouvre à deux grands sujets : tout d'abord, le rapport personnel du baptiste Bill Clinton à la religion, sa croyance en un Dieu dont la conception se précise au fil des pages, son idée de la rédemption, du pardon, de la tolérance à l'égard des différentes croyances et de la prise de décision politique à la lumière de sa croyance. Le second sujet ainsi développé porte sur le rapport de la démocratie américaine à la religion, rapport d'autant plus intéressant que le principe de la séparation des Églises et de l'État reçoit une application très différente aux États-Unis et en France. Que la croyance en Dieu ait une telle importance dans les mémoires d'un chef d'État en témoigne suffisamment.

 

La place centrale de l'Église catholique

 

Les catholiques occupent une place centrale parmi les différentes religions évoquées dans Ma vie. Cela s'explique d'abord par la scolarité de Bill Clinton, ancien élève de l'établissement catholique de St-John en Arkansas où il a suivi ses deuxième et troisième années d'école primaire. " J'étais fasciné par l'Église catholique, par ses rituels et la dévotion des sœurs, mais le petit garçon exubérant que j'étais alors, dont la seule expérience de l'Église se résumait au cours de catéchisme et aux stages d'été organisés par la Première Église baptiste de Hope, avait bien du mal à s'agenouiller sur le siège de son bureau, dos tourné au dossier, pour égrener sagement son rosaire " (p. 32).

Quelques années après son passage à St-John, se pose la problème de la conciliation de son respect pour l'Église catholique avec une appartenance à l'ordre de Demolay, une organisation pour garçons parrainée par les francs-maçons. Bill Clinton ne comprend pas que la franc-maçonnerie soit condamnée par l'Église catholique. Les maçons ne proscrivent aucun culte et ont compté quelques catholiques dans leurs rangs. Pourquoi dès lors rejeter cette organisation ? Son incompréhension est d'autant plus grande que Demolay avait été, avant la Réforme, un grand croyant mort en martyr entre les mains de l'inquisition espagnole. " J'ai longtemps cru que les maçons et les membres de Demolay étaient anticatholiques, et je n'en comprenais pas la raison. Ce n'est qu'en faisant des recherches pour ce livre que j'ai appris que l'Église catholique condamnait la franc-maçonnerie depuis le début du XVIIIe siècle, la tenant pour un groupement dangereux qui menaçait les institutions. " En fait, son interrogation peut s'expliquer facilement : la franc-maçonnerie aux États-Unis est sans doute beaucoup moins marquée idéologiquement qu'elle ne l'est dans les vieilles nations chrétiennes où, depuis son apparition, elle n'a cessé de lutter contre l'Église.

Finalement, Bill Clinton n'adhérera pas à la franc-maçonnerie :

 

Même si j'aimais bien Demolay, je ne mordais pas à l'idée que les rituels secrets étaient une grande affaire qui donnait de l'importance à nos vies. Quand j'en suis sorti, je n'ai pas suivi la longue lignée d'éminents Américains qui depuis George Washington, Benjamin Franklin et Paul Revere, ont rejoint la franc-maçonnerie, sans doute parce que, autour de mes vingt ans, j'étais dans une phase anti-adhésion. En outre, je n'appréciais ni ce que je prenais à tort pour de l'anti-catholicisme latent chez les maçons, ni la séparation des noirs et des blancs en branches distinctes. (Je dois néanmoins dire que quand j'ai assisté à des conventions maçonniques noires en tant que gouverneur, leurs participants m'ont paru s'amuser bien plus entre eux que les autres maçons que j'avais connus.) Et puis, je n'avais pas besoin de faire partie d'une association secrète pour avoir des secrets. J'avais mes propres vrais secrets, ancrés dans l'alcoolisme et la violence de papa qui ont empiré quand j'avais 14 ans et mon petit frère quatre ".

 

Quelques années plus tard, alors qu'il est étudiant à Georgetown, Bill Clinton est de nouveau immergé au sein d'un environnement catholique ; son université est dirigée par les jésuites. Leur influence est perceptible à travers plusieurs passages de son livre. Bill Clinton évoque ainsi non sans humour et avec admiration l'un de ses professeurs – le jésuite Otto Hentz – qui à l'époque n'avait pas encore été ordonné prêtre :

 

Il était brillant, énergique et s'intéressait à ses étudiants. Un jour, il m'a demandé si j'aimerais manger un hamburger avec lui. Flatté, j'ai accepté, et nous nous sommes rendus en voiture, jusqu'à un Howard Johnson situé sur Wisconsin avenue. Nous avons commencé par bavarder de choses et d'autres, puis Otto Hentz est devenu sérieux. Il m'a demandé si j'avais jamais envisagé de devenir jésuite. J'ai éclaté de rire et répondu : " Ne faudrait-il pas d'abord que je devienne catholique ? " Quand je lui ai dit que j'étais baptiste et ai ajouté, en ne plaisantant qu'à moitié, que je ne me croyais pas capable de respecter le vœu de chasteté même si j'étais catholique, il a secoué la tête et il m'a répondu : " Je ne peux pas le croire. J'ai lu vos travaux et vos épreuves d'examen. Vous écrivez comme un catholique. Vous pensez comme un catholique. " (p. 86).

 

La relation privilégiée de Bill Clinton à la religion catholique ne s'arrête pas à l'époque où il était étudiant. Elle se poursuit alors qu'il est président des États-Unis, période pendant laquelle il reçoit le pape à deux reprises. La première d'entre elles a lieu à Denver, à l'occasion des JMJ de 1993 ; ils évoquent ensemble les ravages de la guerre en Somalie et en Bosnie (p. 569) et les moyens pour remédier à ces conflit.

En 1995 il accueille de nouveau le pape à Newark. " Sa sainteté et moi nous sommes retirés pour parler de la Bosnie essentiellement. Le pape encouragea nos efforts en faveur de la paix par une observation qui me frappa : il dit que le XXe siècle avait commencé par une guerre à Sarajevo et que je ne devais pas permettre qu'il se termine avec une guerre à Sarajevo " (p. 710).

Un peu plus loin ce sont les qualités politiques de Jean-Paul II qui sont évoquées. Bill Clinton s'inspire de l'épisode suivant pour dire à quel point il est impressionné par l'habilité du pape :

 

Notre réunion terminée il me donna une leçon de politique. Tout d'abord, il quitta la cathédrale de Newark pour s'en éloigner de quelques kilomètres et revenir en saluant la foule massée dans les rues depuis sa papamobile avec son toit en verre transparent et à l'épreuve des balles. Quand il arriva, toute la congrégation (sic) était assise. Hillary et moi étions au premier rang avec les officiels locaux et fédéraux et d'importantes personnalités catholiques du New Jersey. Alors les lourdes portes en chêne s'ouvrirent, le pontife apparut dans sa soutane et sa cape d'un blanc resplendissant, et la foule se leva, puis se mit à applaudir. Lorsque le pape commença à descendre l'allée centrale en écartant les bras pour que les gens puissent lui toucher les mains, les applaudissements se transformèrent en acclamations de plus en plus bruyantes. Un groupe de nonnes debout sur leur banc criaient de la voix stridente des adolescentes à un concert de rock. Quand je posai la question à l'un de mes voisins, il m'expliqua que c'étaient des carmélites, sœurs qui vivaient complètement recluses et hors de la société. Le pape leur avait accordé une dispense pour venir à la cathédrale. Voilà un homme qui savait rassembler une foule. Je hochai la tête et dis : " Je n'aimerais pas me présenter contre lui à une élection. "

 

Aussi séduisante soit-elle, la place accordée aux catholiques ne doit pas faire oublier les préjugés anti-catholiques qui existent chez certains protestants . Ces préjugés, Bill Clinton les déplore. Ils les évoque à plusieurs reprises, notamment à propos de l'élection de Kennedy.

 

La colonisation de l'Église baptiste par la droite religieuse

 

C'est avec une certaine amertume que Bill Clinton évoque l'évolution de son Église, l'Église baptiste. Colonisée par la droite religieuse depuis une vingtaine d'années, elle se mue progressivement en une force ultraconservatrice, parée de certitudes exclusives de toute autre forme de pensée. " Je me demande souvent, écrit Bill Clinton, ce que frère Yeldell, comme nous l'appelions, qui mourut en 1987, aurait pensé de la réorientation de la convention baptiste du sud, dans les années 1990, quand elle fut saisie de rigorisme moral, entreprit de purger les séminaires de tous les mal-pensants "libéraux" qui s'y trouvaient et opéra un virage à droite sur toutes les questions sociales, hormis sur la question raciale " (p. 93).

Le succès des thèses fixistes au détriment des thèses évolutionnistes, la certitude que les États-Unis sont investis d'une mission par Dieu, un cocktail de conservatisme social et moral, de patriotisme et de ferveur religieuses, telles sont quelques unes des thèses chères à la droite religieuse.

Toutes les congrégations protestantes ne sont pas atteintes par le virus néoconservateur. Un tel scénario est au demeurant peu vraisemblable compte-tenu de la grande hétérogénéité qui règne au sein des congrégations protestantes aux États-Unis. Contrairement à la France où ses fidèles forment une communauté relativement homogène, le protestantisme recouvre des réalités très différentes aux États-Unis. Au demeurant, ceux que l'on a un peu trop vite fait en France de ranger sous la bannière des protestants ne se considèrent pas toujours comme appartenant à cette religion. Tel est le cas notamment des épiscopaliens. Rattachés à l'Église anglicane, ils se définissent comme " catholiques " par opposition aux " catholiques romains ", et non comme protestants.

Baptistes, méthodistes, presbytériens, luthériens, mormons, évangélistes, pentecôtistes, apparaissent tour à tour avec leurs spécificités aussi bien religieuses que politiques et morales. Les incidences qu'ont ces différentes croyances sur le comportement électoral sont décrites avec précision. Bill Clinton en parle avec affection et respect, cherchant à chaque fois à mettre en lumière la contribution de ces différentes formes de christianisme au bien commun.

On apprend ainsi que chez les baptistes, " la profession de foi pour le baptême doit être informée. Contrairement au rituel méthodiste d'aspersion du nouveau-né, qui a permis à Hillary et à ses frères d'échapper au chemin de l'enfer, le rituel baptiste exige que les candidats au baptême sachent ce qu'ils font ". Quant à la religion pentecôtiste, elle est évoquée en des termes forts élogieux : " Les pentecôtistes ont enrichi et changé ma vie. Quelles que soient les idées religieuses que l'on peut avoir, ou ne pas avoir, la vue de gens qui vivent leur foi dans un esprit d'amour à l'égard de tous, et non seulement des leurs, est une belle chose. Si la chance vous est jamais offerte d'assister à un office pentecôtiste, ne la laissez pas passer. " (p. 268).

 

Une séparation souple des Églises et de l'État

 

Le gouvernement d'un pays, parce qu'il est le fruit de décisions humaines est nécessairement imparfait. Il ne peut dès lors y avoir de séparation absolue entre religion et gouvernement, la religion constituant le complément nécessaire aux imperfections humaines. Ce postulat, Bill Clinton le résume ainsi :

 

Je suis fermement convaincu qu'il faut une séparation entre l'Église et l'État, mais je crois aussi qu'ils contribuent tous deux à parts égales à la solidité de la nation et qu'ils peuvent travailler ensemble pour le bien commun sans violer pour autant la Constitution. Le gouvernement est, par définition, imparfait et expérimental ; c'est une œuvre sans cesse en cours d'élaboration. La foi s'adresse à ce qu'il y a de plus profond en nous, elle nous pousse à rechercher la vérité et la capacité de notre esprit à s'élever et à changer en profondeur. Mais les programmes gouvernementaux ne fonctionnent pas aussi aisément dans une société qui dévalorise la famille, le travail et le respect mutuel. Il est difficile de vivre sa foi sans respecter les préceptes des Écritures concernant l'aide aux pauvres et aux opprimés, et sans aimer notre prochain comme soi-même (p. 589).

 

En s'exprimant ainsi, Bill Clinton soulève la question assez classique des limites de la démocratie. Un régime fondé exclusivement sur des décisions humaines ne peut pas fonctionner de manière totalement autonome. Pour certaines décisions qui touchent à l'essence de l'homme, le souverain sera inévitablement conduit à se mettre à la place de Dieu. Autant, dans ces conditions, l'admettre et se référer à des valeurs qui transcendent la démocratie, qui s'affranchissent des divisions entre partis politiques et du relativisme inhérents à ce régime.

Telle est la conclusion à laquelle aboutit Bill Clinton alors que, professeur de droit, il examinait avec ses étudiants la décision de la Cour suprême américaine "Roe contre Wade" de 1973, qui autorisa sous certaines conditions l'avortement. Cette décision était selon lui, le jugement le plus difficile qu'un tribunal ait eu à prononcer.

 

Quelle que soit la décision à laquelle ils seraient arrivés, les juges avaient été contraints de se mettre à la place de Dieu. Chacun sait que la vie, d'un point de vue biologique, commence au moment de la conception. Mais personne ne sait à quel moment une entité biologique se transforme en être humain ou, pour formuler la question en termes religieux, à quel moment l'âme pénètre dans le corps. [...] Je pensais et je pense toujours que la Cour suprême a pris la bonne décision, même si, selon un mécanisme si fréquent dans la vie politique américaine, son action a déclenché des réactions très vives (p. 244).

 

Lors de la décision, en 1973, Bill Clinton admet ne pas s'intéresser aux retombées politiques de l'avortement. " Ce qui m'intéressait, c'était l'effort herculéen qu'avait accompli la Cour suprême pour réconcilier des conceptions différentes du droit, de la morale et de la vie. "

La question des prières à l'école publique conduit de nouveau Bill Clinton à se poser le problème de l'interprétation qu'il convient de donner à la séparation des Églises et de l'État. Toute forme d'expression religieuse doit-elle être proscrite au sein des écoles ? ou bien faut-il au contraire tolérer, voire protéger cette liberté au nom d'un droit plus grand qui est celui de la liberté l'expression ? Bill Clinton est partisan de cette dernière solution, ce qui le conduit à ratifier, le 19 novembre 1995, le Religious Freedom restoration Act, loi sur la liberté religieuse destinée à protéger l'expression raisonnable des croyances religieuses dans les lieux publics comme les écoles et les lieux de travail. Ce texte avait pour but de renverser une décision prise par la Cour suprême en 1990 donnant aux États plus de latitude pour réglementer, et donc pour éventuellement restreindre, l'expression des convictions religieuses dans les lieux publics.

La loi soutenue au Sénat par Ted Kennedy et Orrin Hatch, sénateur républicain de l'Utah, fut adoptée par 97 voix contre 3. La Chambre l'adopte à son tour à l'issue d'un vote oral. Il s'agit d'un échec pour Clinton puisque la loi est finalement rejetée par la Cour suprême. Elle n'en demeure pas moins représentative d'une conception des relations État/Églises au terme de laquelle des garanties juridiques doivent entourer la liberté d'expression des croyances religieuses. C'est ce qui ressort de cette évocation par Bill Clinton de ses déboires avec la Cour suprême : " Même si la Cour suprême l'a finalement rejetée, je reste convaincu qu'il s'agissait d'une loi juste et nécessaire. J'ai toujours pensé que la protection des libertés religieuses et l'accès à la Maison blanche pour toutes les religions constituaient une part importante de ma mission. "

On voit mal un président français faire sa campagne électorale dans des églises. La règle n'est pas la même aux États-Unis. Bill Clinton consacre en effet une partie de son temps dans les églises des différentes confessions afin d'obtenir leur soutien. Au cours d'une de ces tournées électorale, il se rend un dimanche soir dans une petite église noire juste à la sortie de Little Rock en Arkansas. Le pasteur s'appelle Cato Brooks, c'est un fort bon orateur ; Bill Clinton en porte témoignage dans la description de son intervention. Au moment de l'arrivée de Cato Brooks,

 

l'édifice résonnait déjà des chants d'un grand chœur gospel. [...] La porte s'est soudain ouverte, et une jeune femme qui ressemblait à Diana Ross, vêtue de cuissardes noires et d'une robe de laine moulante, a descendu l'allée centrale, s'est dirigée en ondulant vers le chœur et s'est installée derrière l'orgue comme ça. Je n'avais jamais entendu quelqu'un jouer comme ça. Son interprétation avait beaucoup de force, et je n'aurais pas été étonné de voir l'instrument s'élever dans les airs et quitter l'église, tant son jeu était puissant. Lorsque Cato s'est levé pour prononcer son sermon, quatre ou cinq fidèles se sont regroupés autour de lui sur des tabourets pliants. Il a scandé et quasiment chanté tout son sermon en cadences rythmiques, ponctuées par le son des cuillères que les hommes battaient sur leurs cuisses. Après le sermon, le révérend Brooks m'a présenté pour que je puisse dire un mot en faveur de Carter. Mon discours était passionné, mais j'étais loin d'être aussi bon que Cato. Quand je me suis rassis, il m'a dit que l'Église soutiendrait Carter et m'a suggéré de partir car ils allaient rester encore une heure ou deux. J'avais à peine fait quelques pas à l'extérieur de l'église lorsque j'ai entendu une voix derrière moi qui disait : " Hé, petit blanc, t'as besoin d'aide pour ta campagne ? " C'était l'organiste, Paula Cotton. Elle est devenue l'une de nos meilleurs volontaires (p. 257).

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La contre-partie pour Bill Clinton de ses interventions dans des lieux religieux est qu'il doit lui-même rendre compte à ses électeurs potentiels de sa croyance en Dieu.

Il raconte ainsi qu'au cours de l'une de ses campagnes électorales, il avait dû faire face à un nouveau mouvement politique, la Moral majority, conduite par le révérand Jerry Falwell. Le révérend Falwell, originaire de Virginie, était un pasteur conservateur qui avait rassemblé un large public de téléspectateurs dont il se servait pour édifier une organisation nationale fondamentaliste d'un point de vue religieux et politiquement de droite. Partout où il allait, Bill Clinton risquait de serrer la main de quelqu'un qui lui demandait s'il était chrétien. Lorsqu'il répondait oui, ce quelqu'un lui demandait s'il avait accompli sa renaissance dans la foi chrétienne par le baptême, c'est-à-dire s'il était baptiste. Lorsqu'il répondait oui, il déclenchait une nouvelle série de questions, apparemment dictées par l'organisation de Falwell. Un jour, alors qu'on lui posait la sempiternelle série de questions, Clinton répondit mal et perdit ainsi des voix. Il appela alors la sénateur Bumpers, un bon méthodiste libéral, pour lui demander conseil. " On me fait ce coup-là tout le temps, répondit-il. Mais je ne les laisse jamais aller au-delà de la première question. Quand ils me demandent si je suis chrétien, je réponds : "Je l'espère. En tout cas, j'ai toujours essayé de l'être. Mais je pense vraiment que c'est une question à laquelle seul Dieu peut répondre" " (p. 254).

 

Dieu n'est pas là pour nous juger mais pour nous aider et nous accueillir

 

Le thème du jugement est primordial dans Ma vie et revient comme un leitmotiv. Qui peut juger ? l'homme ? ou bien est-ce un privilège qui doit être réservé exclusivement à Dieu ? Tout dépend du thème dont il est question. Selon que l'on a affaire à un problème moral qui touche à l'essence de l'homme ou à une question purement économique, la solution ne sera évidemment pas la même. Le passage de l'Évangile sur lequel s'appuie Bill Clinton pour résoudre cette question est fort connu ; il le rappelle dans Ma vie en soulignant l'importance qu'il constitue pour lui :

 

Alors que Jésus rencontre pour la dernière fois les pharisiens, ceux-ci lui amènent une femme adultère que la loi de Moïse leur ordonne de lapider. Et de provoquer Jésus : " Quel est donc sur cela ton sentiment ? " Au lieu de leur répondre, Jésus se penche et se met à écrire du bout du doigt sur le sol, comme s'il ne les avait pas entendus. Mais les pharisiens continuent de l'interroger, et Jésus se redresse pour répondre : " Que celui d'entre vous qui est sans péché lui jette la première pierre. " L'ayant entendu parler ainsi, ils se retirèrent l'un après l'autre, les vieillards sortant les premiers. Resté seul avec la femme, Jésus lui demande : " Femme, où sont tes accusateurs ? Personne ne t'a-t-il condamnée ? " Et elle répond : " Non seigneur. " Et Jésus lui dit : " Je ne te condamne pas non plus " (Jn, VIII, 7) (p. 889).

 

Comme on est loin d'une certaine conception élitiste du christianisme, assez en vogue notamment chez les évangélistes, selon laquelle seule une minorité d'élus choisis de manière totalement discrétionnaire par Dieu auraient droit au paradis.

D'autres lectures viennent encore renforcer le sentiment selon lequel, dans la grande majorité des cas, ce n'est pas à l'homme mais à Dieu de juger. Bill Clinton évoque ainsi cette période difficile d'une année, qui se situe entre sa déposition dans l'affaire Jones et son acquittement par le Sénat.

 

Chaque soir ou presque, chez moi ou à la Maison blanche, je lisais la Bible ou des livres traitant du pardon ou de la foi ; j'ai relu l'Imitation de Jésus-Christ de Thomas A. Kempis, les Méditations de Marc Aurèle et certaines lettres particulièrement profondes que j'avais reçues au fil des ans, notamment un cycle de brefs sermons de Menachem Genack, rabbin à Englewood dans le New Jersey. J'ai été touché par Seventy times, un ouvrage sur le pardon dû à Christoph Arnold, doyen de Bruderhof, communauté chrétienne dont les membres se sont installés en Angleterre et dans le nord-est des Etats-Unis (p. 889).

 

Comment, dans ces conditions, être étonné par sa réflexion, relative au troisième mariage de sa mère, qui fut deux fois veuve : " Certains ecclésiastiques auraient refusé de sanctifier ce mariage, puisque Jeff était divorcé, qui plus est, depuis peu. Mais pas John Miles. C'était un méthodiste libéral pugnace et dur, qui croyait que Jésus avait été envoyé par Dieu le père pour nous donner à tous une deuxième chance " (p. 159).

Comment encore réagir devant son incrédulité et se colère lorsqu'il évoque l'action de certains journalistes, ne trouvant pas de mots assez durs pour fustiger " ces mollahs qui vivent parmi nous et veulent tout diaboliser " (p. 890) ; et il ajoute un peu plus loin :

 

J'ai reçu beaucoup de pierres, et ces blessures à moi-même infligées m'ont exposé aux regards du monde. Cela, d'une certaine manière, a été pour moi extrêmement libérateur : je n'avais plus rien à cacher. En essayant de comprendre le pourquoi de mes erreurs, j'ai également voulu comprendre pourquoi mes adversaires éprouvaient une telle haine à mon endroit, pourquoi ils agissaient et parlaient en si flagrante contradiction avec les principes moraux qu'ils professaient. [...] Il me semble que, parmi mes plus féroces ennemis dans mes groupes religieux et politiques d'extrême droite, parmi les journalistes les plus acharnés, la plupart avaient trouvé une forme de sécurité dans un métier qui leur permettait de juger sans être jugés, de blesser sans être blessés (ibid.).

 

Le rôle de l'Église dans la lutte contre le racisme

 

Un thème revient à de nombreuses reprises et pour lequel on peut affirmer sans danger qu'il s'agit de l'une des idées centrales de Bill Clinton : il s'agit de la lutte contre la racisme. L'expression est d'ailleurs un peu faible car chez Bill Clinton il s'agit de bien plus que d'une lutte contre un fléau, mais plutôt d'une action en faveur de l'intégration pleine et entière des Noirs au sein de la société américaine. Au sein de ce qui constitue pour Bill Clinton l'un des projets qui lui tient le plus à cœur, l'Église a son rôle à jouer. C'est dans cet esprit que Bill Clinton rappelle ce qui fut pour lui un fait marquant de sa vie.

En 1958 les écoles de Little Rock avaient été fermées dans un effort désespéré de résistance à l'intégration ; les enfants de ces écoles étaient répartis dans les agglomérations voisines. Des ségrégationnistes du Conseil des citoyens blancs et de divers autres groupes suggérèrent que, compte tenu de la tension ambiante, le Révérend Graham ne prêche que devant les Blancs. Billy Graham répondit alors

 

que Jésus aimait tous les pécheurs, que tout le monde avait droit à une chance d'entendre sa parole et qu'il annulerait sa croisade plutôt que de prêcher devant un public non mixte. À l'époque, Billy Graham était le symbole suprême des baptistes du sud et la plus grande figure religieuse du sud, voire de tout le pays. À la suite de cette réponse, j'eus encore plus envie de l'entendre. Les ségrégationnistes firent marche arrière et il émit un puissant message dans ses vingt minutes habituelles. Lorsqu'il invita les gens à venir sur le terrain de foot pour devenir chrétiens et vouer leur vie au Christ, des centaines de Noirs et de Blancs descendirent ensemble des gradins, se rassemblèrent et prièrent ensemble. Ce fut un vibrant contrepoint aux politiques racistes qui sévissaient dans le sud. J'ai adoré Billy Graham d'avoir fait cela. Des mois durant, par la suite, j'ai régulièrement donné une partie de ma maigre bourse à son organisation, pour soutenir son ministère (p. 48).

 

Dix ans plus tard, Martin Luther King est assassiné. La veille de son assassinat, le 3 avril 1968, il prononce un sermon étrangement prophétique devant une salle bondée au Mason Temple Church. Se référant aux nombreuses menaces contre sa vie, il fait une déclaration qui symbolise selon Bill Clinton, la contradiction absolue qui sépare la croyance en Dieu avec toute forme de racisme. Toutes les races sont promises à une destinée commune, les Noirs n'échappent pas à la règle : " Comme tout le monde, j'aimerais vivre longtemps. La longévité n'est pas négligeable. Mais je ne m'en soucie pas en ce moment. Je veux juste me conformer à la volonté de Dieu. Il m'a autorisé à monter au sommet de la montagne. Et de là-haut, j'ai vu la terre promise. Je n'y parviendrai peut-être pas avec vous, mais je veux que vous sachiez ce soir que notre peuple l'atteindra. Je suis donc heureux ce soir. Je n'ai pas d'inquiétude. Je ne crains personne " (p. 133).

 

La croyance de Bill Clinton

 

La prière, la Bible ; elles apparaissent toutes deux comme constituant le socle de la croyance de Bill Clinton. C'est ce qui ressort de ses rencontres avec Al Gore, avec qui il déjeune une fois par semaine en tête à tête dans sa salle à manger privée de la Maison blanche : " Après avoir dit le bénédicité, nous bavardions de tout, de nos familles, de sport, de livres et de films, sans oublier les questions à l'ordre du jour " ; avec Bill Hybels un pasteur ultra-conservateur qui vient le voir régulièrement pour prier avec lui, le conseiller, et vérifier l'état de ce qu'il appelait la " santé spirituelle " du chef de l'État et avec lequel il n'est pas du même avis sur l'avortement et les droits des homosexuels " ; ou enfin seul. Il évoque ainsi le souvenir d'une journée difficile où sa fonction le conduisait à mener les négociations entre Israël et la Palestine.

 

La veille au soir, j'étais allé me coucher à 22 heures, ce qui était tôt pour moi, et je m'étais réveillé à 3 heures du matin. Incapable de me rendormir, j'ai pris ma Bible et j'ai lu tout le livre de Josué. J'en ai été inspiré pour réécrire certaines de mes interventions, et cela m'a donné l'idée de porter une cravate bleue ornée de trompettes dorées qui me rappelleraient celles que Josué avait utilisées pour faire tomber les murs de Jéricho. À présent, les trompettes allaient annoncer la paix et rendraient Jéricho aux Palestiniens (p. 571).

 

L'idée de rédemption, pourtant bien peu protestante, est consubstantielle à la croyance de Bill Clinton. L'homme n'est pas marqué définitivement par ses péchés. Il peut tout au long de sa vie, avec Dieu pour l'aider dans son cheminement, se rapprocher du Christ alors qu'il s'en était écarté. Rien n'est joué car Dieu n'est pas là pour nous juger mais pour nous permettre de nous racheter à chaque instant. Peu importe finalement à quel moment de la vie arrive la foi, le tout est qu'un jour ou l'autre elle fasse son apparition. C'est à propos de son père que Bill Clinton est le plus explicite concernant la liberté offerte par Dieu à l'homme de choisir le moment pour accueillir le Christ.

Alors qu'il est mourant, le père de Bill Clinton assiste avec sa famille à l'office de Pâques, le 26 mars 1967, dans la chapelle de l'hôpital, une grande église gothique :

 

Papa n'avait jamais été très pratiquant. Mais il parut ravi de participer à cette cérémonie. Le message était que Jésus était mort pour ses péchés. Peut-être y avait-il trouvé un apaisement. Peut-être avait-il retrouvé la foi en entonnant Chante avec tous les fils de gloire, un hymne traditionnel et splendide dont les paroles disent : " Chante avec tous les fils de gloire, chante la résurrection ! La mort et la douleur, sombre histoire de la terre, appartiennent à des jours révolus. Autour de nous, les nuées se déchirent, bientôt la tourmente prendra fin. Quand l'homme se découvre à l'image de Dieu, il s'éveille à la paix éternelle " (p. 116).

 

R. DE B.