Résumé : Le complexe de la séparation des familles (le démariage ) peut-il humaniser l'homme aussi bien ou mieux que le complexe familial ? En reconnaissant, avec Foucault ou Deleuze l'assujettissement psychique auquel contraint le biopouvoir , Ghitti propose les voies originales d'une dissidence de la vie nue (Agamben), dans la ligne de Patocka.

 

 

 

 

 

IRENE THERY écrivait à propos du démariage, dans un numéro d'Esprit du printemps 2004 : Les philosophes dédaignent prudemment un sujet réputé sans noblesse. Jean-Marc Ghitti la détrompera, en réalisant une analyse remarquable des enjeux biopolitiques des séparations, dans une trilogie sur le thème de la parenté et de la séparation des familles. En reconnaissant, avec Foucault ou Deleuze l'assujettissement psychique auquel contraint le biopouvoir, il propose les voies originales d'une dissidence de la vie nue (Agamben), dans la ligne de la philosophie de Patocka.

Le premier volume (Pour une éthique parentale, désormais : PEP) sort le démariage de sa banalité apparente et le fait apparaître comme un complexe culturel puissant, extrêmement ramifié (p. 222). Il s'appuie sur une démarche épistémologique (Foucault encore) et sur une psycho-sociologie des profondeurs (Freud). Le second (l'État et les Liens familiaux, ELF) relève de l'analyse politique. Il réalise une analyse de l'État devant la vie nue, et cherche les voies éthico-politiques d'une dissidence, sous la figure d'Antigone. Alors que les deux premiers volumes suivent une démarche négative et critique, cherchant l'espace d'une pensée vivante et libre, le troisième (la Séparation des familles, SF), le plus original, tente une phénoménologie de la paternité et de la maternité, non assujettie au biopouvoir. Il indique ainsi les voies éthiques positives de la dissidence parentale.

 

Le complexe biopolitique du démariage

 

C'est ainsi qu'il est étudié dans le premier volume de la Séparation des familles. Cette notion permet d'ailleurs d'éviter l'approche essentiellement intersubjective (le désamour) ou juridique (le divorce) de ce que recouvre le concept de démariage pour considérer, à la manière foucaldienne, les structures de pouvoir, et donc les comportements, les procédures, les objets, les organisations, les fonctions, les institutions qui se forment autour des séparations. Le dévoilement du complexe du démariage permet d'organiser le sens d'un ensemble d'éléments conscients et inconscients qui le compose comme la libération des femmes, la libération des mœurs, le progrès du bien-être, la protection de l'enfant, etc.

Il dévoile en particulier cet ensemble sous sa forme idéologique qui permet de le présenter comme attractif et de dissuader ceux qui voudraient œuvrer contre. L'histoire du féminisme construit ainsi la conquête du divorce comme une conquête démocratique. Ces représentations peuvent se construire sous la forme de sciences , par exemple celle de l'intérêt de l'enfant , en venant éclairer le flou juridique de cette notion, grâce à l'appel à des experts. Sciences et droit sont considérés alors comme des techniques de gouvernance, renforçant l'idéal du moi social. Par ailleurs, si le démariage est un complexe culturel, il articule alors la nature et la culture. Il pénètre l'affectivité des individus, lors des souffrances du démariage, nomme leurs transgressions, leurs pathologies. La criminologie, la médecine, la psychologie, la sociologie participent à ce complexe, ainsi que les professions de démarieurs (les médiateurs familiaux selon Benoît Bastard). Par son ampleur, ce complexe semble effrayer la plupart des penseurs, sinon Irène Théry qui semble une exception (on pourrait ajouter O. Abel, Le mariage a-t-il un avenir ? Bayard, 2005).

Une fois ce complexe identifié, une question éthique et politique mérite d'être posée : le complexe de la séparation des familles peut-il humaniser l'homme aussi bien ou mieux que le complexe familial ? Un complexe, chez Freud, peut être pathogène ou structurant (comme le complexe d'Œdipe ). On peut se demander alors si ce complexe favorise ou non l'accès de l'homme à la culture, la sublimation, de quelle manière il répond aux questions de la vie, de la peur de la mort et du désir de survivance, de l'entente entre les sexes, de la continuité généalogique. Le premier et le second volume de la trilogie tirent un diagnostic négatif : Le démariage est un complexe culturel régressif (p. 230). Le complexe du démariage produirait des souffrances plus grandes que le complexe familial en blessant l'enfant dans son désir de voir autour de lui un couple parental, en fragilisant considérablement la paternité et sa puissance symbolique, et par là même en dégradant le sens de la filiation à une reproduction animale, constats que font d'autres auteurs.

Le philosophe du Puy remarque avec originalité, et contre les lieux communs, que le complexe du démariage ne serait pas non plus l'indice d'un gain de liberté démocratique essentiellement parce qu'il soumet le monde domestique, les structures de l'intimité, à des mouvements sociaux primitifs (la dynamique sacrificielle dont les enfants sont les victimes), et surtout en renforçant les mécanismes de domination de l'État.

 

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Revenons sur ces deux points qui font l'objet des deux premiers volumes, le premier mobilisant l'analyse par la psychologie des profondeurs et l'épistémologie, alors que le second favorise l'analyse politique (ELF, p. 14).

La dynamique sacrificielle est analysée dans la Séparation des familles. Ce dernier ouvrage se demande pourquoi notre société tolère la violence fondamentale du divorce. La psychologie collective héritée de Totem et Tabou révèle que le divorce possède la fonction de sacrifice rituel dans l'économie générale de la violence d'une société démocratique, plaçant sur l'autel du bonheur individuel les enfants et les pères. Ce fait est masqué dans la pensée contemporaine par l'idée d'un contrat social rationnel (Rawls), d'une ignorance de la valeur objective de la paternité (Deleuze et Guattari), d'une volonté d'unir ce que Freud voulait séparer, à savoir l'eros et la civilisation (Marcuse), ce qui conduit à une conception dangereusement régressive de notre civilisation en ce qu'elle préfèrerait sacrifier des pères plutôt que les pulsions. La deuxième partie du livre tente d'effectuer une épistémologie de la domination en révélant la logique idéologique de l' hyperbourgeoisie et les instruments scientifiques, juridiques, techniques dont elle se dote pour étendre le libéralisme à tous les aspects de la vie sociale et, ce faisant, en fragilisant intentionnellement les liens familiaux. La sociologie de la famille contemporaine (celle de F. de Singly en particulier), en corroborant les principes individualistes, ne sert-elle pas ainsi le face à face de l'État libéral et des individus en masse, contre la communauté familiale ? Les expertises , en particulier psychiatriques, sont les moyens de faire parler le souverain muet qu'est l'enfant, à la manière d'un oracle. Au final, ce cheminement amène une critique de la violence des lois libérales et au constat de la faillite du système du divorce, ruineux pour le contrat social. N'est-il pas contradictoire de vouloir à la fois défendre l'intérêt de l'enfant et de travailler dans le même temps à la dislocation des familles ?

 

Antigone, ou la dissidence familiale

 

Dans le second volume, l'État et les Liens familiaux (ELF), ce disciple de Patocka plus que de Foucault, montre comment l'appareil judiciaire est l'outil privilégié de la domination étatique, et constitue des lieux dangereux pour la démocratie. La justice familiale, chez nous, est destructrice des liens familiaux (p. 10), notamment lorsqu'elle prétend défendre l'intérêt de l'enfant . En particulier, hors de tout contrôle, elle instrumentalise les savoirs pour leur faire produire par force une interprétation officielle sur les situations familiales. La psychiatrie, ainsi que le travail social, en sont les outils. De longues pages sont consacrées à l'étude de l'expertise et du travail social. Ces instruments, classiquement totalitaires, ont été clairement évacués du domaine public, mais réintroduits discrètement dans les chambres familiales et appliqués aux familles en crises.

Loin de proposer une sagesse pratique aux familles, qui n'est pas à la mesure du complexe mis en œuvre, J.-M. Ghitti, en disciple de Patocka, propose la dissidence , une attitude consistant à se tenir soi-même en dehors de ce complexe, sans quoi il ne serait plus discernable. Antigone constitue la figure de cette dissidence. Elle proclame, non pas le primat d'un droit naturel , mais un primat de la vie, de l'exposition de la chair. La notion de parrhêsia (Foucault) exprime cela au sens où il s'agit d' une démarche ontologique qui consiste à engager les droits de la relation de l'homme à l'être dans le procès et à y faire jaillir l'être sous la forme d'une irréductibilité à l'ordre social (ELF, p. 32), d'une parole philosophique qui garde, plus qu'une autre, la trace de la situation où elle a trouvé à se formuler comme acte de résistance du philosophe (p. 29).

On pourrait penser que la théorie de Ghitti est une forme des théories du complot (Taguieff) ; il n'en est rien. Un complot procède d'une intention claire pour certains acteurs, et secrètes pour les autres. L'idée du paradoxisme de l'État vient de ce que les intentions de l'État, et des hommes qui le conduisent, seraient contraires à ses machines de domination, d'où la sincérité habituelle des hommes politiques. La violence ou l'hypocrisie ne sont que le signe de la faiblesse de l'État, et non sa norme. L'analyse du philosophe suppose une théorie de l'État qu'il produit en quelques pages magistrales (1er chapitre) : État menteur (Zarathoustra), parce que double ; État comme dispositif de pénétration défini phénoménologiquement comme proximité de la force , dont la logique est celle de l'individualisation et donc celle de la séparation lorsqu'il vient travailler sur les êtres humains. L'État est finalement une figure de la domination et non pas de l'Être, contrairement à l'idée hégélienne. Il produit ainsi un rapport qui n'est pas un lien mais ce que Debord appelle un spectacle . Celui-ci organiserait la défaillance de la faculté de rencontre au profit d'un fait hallucinatoire total , réunissant le séparé en tant que séparé . L'analyse suit l'intuition foucaldienne du biopouvoir. Sous une forme cybernétique, l'État multiplie les dispositifs de pénétration et devient ainsi État social , c'est-à-dire réellement biopouvoir.

L'action sur la famille témoigne du paradoxe d'un État qui, venant au secours du délitement du lien, le dissout pour le recomposer. On voit alors pourquoi le divorce est au cœur de cette politique. La crise familiale consiste précisément à vouloir dissoudre la famille en tant que ce qui s'est toujours construit comme une limite à la puissance publique (ELF, 51). Le social prend sa place entre le privé et le public, comme l'espace propre du biopouvoir. L'État ne donne alors que l'illusion de libérer l'individu, puisque sa protection est finalement une protection qui isole et fragilise une existence sur-individuée et désolidarisée. (ELF, 55). De cette situation, l'État sort renforcé, et tâche de transformer, grâce à un pouvoir sur le psychisme, la vie publique en vie sociale.

Comment y résister ? Alors que Deleuze pense que la schizophrénie est l'unique résultat de l'État rhizome, Ghitti soutient, avec Patocka, que l'avenir de la civilisation est un retour à l'enracinement spirituel de la civilisation (ELF, 66). La vie domestique étant étatisée, il s'agit de promouvoir une dissidence familiale , enracinée dans la vie psychique familiale de chacun, dans une vie en profondeur. Elle donne à penser la conjugalité, lorsque, par exemple, un divorce n'a été voulu que par l'un des membres. Elle pourrait ouvrir à des paternités ou des maternités ou des filiations ou des conjugalités clandestines qui résistent à l'orgueil de l'État.

La seconde partie de l'ELF tente d'indiquer les trois exodes de la démocratie , la triple distance interpellant la démocratie, qui vise à l‘établissement de cette dissidence familiale . Le premier consiste à se situer dans la perspective d'une législation juste et non pas seulement idéologique, en montrant en particulier les contradictions de l'inflation des droits subjectifs, ou celles de l'individualisation, et en favorisant une véritable fraternité fondée sur la dynamique des liens familiaux, et sa symbolique. Le second exode repose sur la moralisation des interventions juridiques, de manière à lutter contre la schizophrénie à laquelle contraint l'intervention étatique. En particulier, Ghitti dénonce le droit des coups tordus , dont l'avocat est l'expert, le psychiatre familial l'instrument, et qui ne craint pas de reposer sur des fausses allégations. Le troisième exode est celui de la dissidence. Celle-ci est un certain devenir de la protestation politique, qui est l'essence de la démocratie, dès lors que celle-ci fait l'épreuve d'une domination dont elle ne peut pas venir à bout (ELF, 125). Prolongeant l'approche biopolitique de Foucault ou Agamben, qui montre comment la biologie devient un enjeu politique, Ghitti réclame des droits de l'homme effectifs contre la domination étatique, et en cela intégrant un droit à l'intégrité physique et psychique. Mais alors il faudrait éviter que celle-ci soit définie par des experts. Il s'agit d'un désespoir qui s'approfondit, et indique une autre santé que celle définie par les experts. Les désespérés constituent un groupe plus capable de dissidence, alors que les consommateurs, les matérialistes ne peuvent la soutenir.

L'éthique d'une parole franche (ELF, 148), éthique fondée ontologiquement, est la règle pour une intersubjectivité non aliénée par la langue de bois du biopouvoir. Le dissident est celui qui refuse d'entrer dans ce jeu hypocrite. Il tente de réintroduire une parole de vérité. Ce que Foucault appelle la parrhêsia, Havel le désigne comme vie dans la vérité... Ce qui se dessine, c'est un retour inévitable à l'éthique comme art de la relation humaine dans la vérité, manière d'être ensemble hors du mensonge et de la falsification des idéologies, la plus actuelle étant l'idéologie juridique qui porte en elle un nouveau totalitarisme (ELF, 149-150).

La dissidence, finalement, consiste d'abord et principalement, à soutenir, à partir de la souffrance où elle séjourne, sa parole libre, nue et timide (ELF, 152). La communauté familiale, qui n'est pas une utopie, est un espace fondamental de dissidence, parce qu'il se rapporte à la vie nue portée par un art de vivre ensemble, fondé sur l'amour (ELF, 136), une parole de vérité, et affrontant un tragique partagé (Antigone encore). On peut attendre d'elle de réussir le projet dissident, par une paternité et une maternité conscientes, et de refonder ainsi l'éthique. Le projet n'est pas mince.

 

Éthique parentale, ontologie dissidente

 

Le troisième volume indique les linéaments de cette éthique en vérité. Il commence par montrer que, dans le champ de la dissidence, le père et la mère ne sont pas situés identiquement. Le père est à l'évidence le parent le plus fragilisé aujourd'hui par les transformations de la famille. La notion égalitaire d'autorité parentale ne peut produire que la défaite des pères, faute de comprendre la différence réelle du père et de la mère. Il faut donc repenser les conditions d'un équilibre parental en commençant par une eidétique parentale . Au travers d'une phénoménologie des styles parentaux, qui part des paroles poétiques (Hugo) et littéraires (P. Michon, Péguy), et qu'on retrouve aussi chez Xavier Lacroix (Passeurs de vie, Bayard, 2004), Ghitti fait apparaître la paternité comme une parenté instituée et symbolique, originellement culturelle, alors que la maternité serait l'archè charnelle de la parenté. La mère se décrit ainsi en sa puissance sur l'enfant, et le père en son effacement vis-à-vis de l'enfant.

L'éthique parentale équilibrée réclame alors que la mère ait à lutter contre sa puissance, et le père contre les dérives que le patriarcat a manifestées. Le patriarcat cependant, en instituant le père, manifestait non pas le phantasme de la toute puissance masculine, mais une tentative équitable de compensation de la faiblesse paternelle. Puisque l'institution ne s'articule plus à l'ontologie et ne remplit plus son rôle de renforcement de la paternité, hommes et femmes sont responsables plus que jamais aujourd'hui de leur propre éducation et de l'interpellation des puissances étatique et judiciaire. Le fondement de cette éthique parentale ne peut être que l'enfant. Mais pour quel modèle d'autorité parentale ? Tout en recueillant le bien fondé de l'autorité instrumentalisant l'enfant à la famille, ou celle du pédocentrisme (Rousseau), Ghitti propose un modèle relationnel . Les parents y jouent le rôle de référence en réponse à la détresse infantile (PEP, 171), référence conjointe et donc liée symboliquement, liée dans un langage, référence co-responsable de l'enfant, et donc co-responsable de la parenté, le père de la mère, et la mère du père (PEP, 177), mais aussi référence co-responsable d'un discours sur le sens de l'être humain. L'exigence de traverser l'adolescence de l'enfant, sans le conduire au naufrage, est sans doute la bonne mesure de cette co-responsabilité.

De toutes ces considérations, notre auteur déduit plusieurs recommandations. D'abord il faut construire l'idée d'une responsabilité parentale inaliénable (PEP, 192). Ensuite il faut lutter contre la banalisation des normes par une éthique rassemblant ce que Patocka appelle la communauté des ébranlés (PEP, 195), et qui lutte contre la mystification libérale , avec ses instruments judiciaires désubjectivant l'existence. Au contraire il faut dénoncer l'utopie du procès des vies familiales en montrant que ce dernier ne fait qu' instituer la haine (PEP, 214) contre l'amour familial. Il faut donc, enfin, travailler à une reconversion éthique de l'appareil judiciaire en excluant le principe sacrificiel qui consiste à régler un conflit en faisant porter toute la souffrance sur la même personne (PEP, 219). En cas de difficulté, les juges auraient pour responsabilité, éventuellement par une médiation, d'amener les parents à trouver par eux-mêmes les solutions d'un conflit. Dans la compassion éthique, les juges aux affaires familiales doivent avoir un pieux souci des familles fragiles (PEP, 220). Ils ne le retrouveront qu'avec une conscience accrue de la communauté des parents à développer une éthique parentale et à s'y former. La conviction de notre philosophe étant que le renouvellement du mariage, de la relation instituée entre la femme et l'homme, doit se faire autour des exigences de la parentalité (PEP, 234) comprises personnellement et collectivement.

 

Lumières et ombres

 

On ne peut qu'être frappé par les problématiques communes de J.-M. Ghitti et Judith Butler, la théoricienne nietzschéenne de la pensée queer , mais aussi des solutions fort différentes qu'ils proposent. On trouve par exemple aussi chez J. Butler une référence à Antigone pour valoriser la vulnérabilité de la corporéité et son assujettissement à la norme. Foucault et Nietzsche constituent ici la référence commune des deux penseurs. Chez Ghitti, comme chez Butler, le biopouvoir est compris comme assujettissement psychique (voir la Vie psychique du pouvoir, Léo Scheer, 2002). Chez Ghitti, la dissidence joue le rôle qu'a la subversion chez Butler, ni résistance, ni réaction, mais modalité de l'hors-norme pour retrouver l'espace de la parole et du corps. Toutefois l'analogie s'arrête là. En effet, la résistance se donne chez Ghitti comme foi ontologique contre l'État, en particulier dans la situation du procès judiciaire, ce qu'exprime la notion de parrhêsia. En revanche, chez Butler, l'ontologie est identifiée, avec Nietzsche, comme le cadre langagier de l'assujettissement. La différence s'impose ici. Ainsi, à la place de la parole performative, à la politique de la drag queen et de performativité (Trouble dans le genre), Ghitti engage une dynamique de vérité, ce dont témoigne positivement son eidétique parentale. Butler, elle, dénonce, tout en y sombrant, l'obligation de la mélancolie pour résister ; Ghitti propose d'affronter victorieusement le désespoir.

Mais on pourra reprocher à Ghitti quelques manques, en particulier dans les analyses ontologique, éthique et politique. L'eidétique parentale ne trouve pas facilement sa fondation. Pourquoi alors ne pas s'en tenir à une politique queer ? Comment résister à l'accusation facile d' hétérosexisme (Wittig) ? De même, la politique et l'éthique positives de la famille ne sont pas finalement identifiées. La dissidence reste plus réactive qu'active. En ce sens, comment l'amour peut-il remplir l'espace de la parole que la dissidence a ouvert ? Selon quelle vérité, et avec quel critère de vérité ?

Il n'est pas certain non plus que Ghitti soit parvenu à tracer les linéaments de l'éthique. La dissidence comme résistance reste la plus forte. De ce point de vue, le dernier volume, le plus synthétique et le plus positif, est sans doute un peu décevant. Par ailleurs, la question demeure : Comment régler les conflits familiaux pour une société libre ? Quelle relation l'État et la société doivent-ils entretenir pour cela ? La trilogie n'indique pas les solutions des questions auxquelles le divorce et le travail social répondent.

Enfin, la philosophie joue chez lui le rôle de pensée désaliénante. Mais le peut-elle sans s'adosser à une culture ? Quelle philosophie pense positivement et ensemble l'être, la liberté, la chair, l'institution, d'une manière désaliénante ? La vie nue n'ouvre-t-elle qu'au vide de la parole sur la vie ou peut-elle se révéler elle-même par une juste métaphysique de la vie ? Par exemple, n'y a-t-il pas une contradiction à critiquer le principe juridique de l'intérêt de l'enfant et à le rechercher comme principe éthique, sans énoncer au préalable une ontologie des sujets ? La philosophie devrait donc ici se donner plus clairement comme une herméneutique.

L'auteur semble donc avoir à l'heure actuelle plus de talent à dénoncer qu'à proposer. Toutefois ses résistances ouvrent de vrais espaces inédits de pensée, que la philosophie et la pratique politique auraient intérêt à occuper. La famille promet d'y être traitée comme le vrai sujet philosophique qu'elle mériterait d'être.

 

P. B.

 

 

* Jean-Marc Ghitti, La Séparation des familles, Cerf, 2003 ; L'État et les Liens familiaux, Cerf, 2004 ; Pour une éthique parentale. Essai sur la parentalité contemporaine, Cerf, 2005.

**Philosophe. A dirigé jusqu'en mars 2006 l'Institut des Sciences de la Famille à l'Université catholique de Lyon.