UN AN APRES LA PUBLICATION de la République, les Religions, l'Espérance et alors qu'il paraît en poche , je voudrais revenir sur certains points de l'entretien que Nicolas Sarkozy a bien voulu m'accorder avec Philippe Verdin, et en dégager les enjeux.

 

Commençons par quelques citations révélatrices : " La République organise la vie dans sa dimension temporelle. Les religions tentent de lui donner un sens " (p. 20). " Le besoin spirituel, l'espérance ne sont pas satisfaits par l'idéal républicain. La République est une façon d'organiser l'univers temporel. Elle est le meilleur moyen de vivre ensemble. Mais elle n'est pas la finalité de l'homme. Il y a en même temps une aspiration spirituelle, que la République ne doit pas nier, mais qui n'est pas non plus de son ressort " (p. 23). Nicolas Sarkozy semble ici bien plus proche de la tradition ecclésiale que de la tradition laïque. Il réinvestit en effet une distinction habituelle de l'Église ; reste à discerner ce qu'il en retient et ce qu'il en retranche.

Pour les fondateurs et les théoriciens de la République (Quinet, Ferry, etc.), la distinction entre le temporel et le spirituel est obsolète. Car la République n'est pas seulement un régime politique organisant la vie d'ici bas mais une attitude intérieure , celle du refus de toute autorité religieuse. Dès lors, la République s'identifie elle-même au temporel et au spirituel. La doctrine au fondement de ce régime républicain, " c'est essentiellement un grand acte de confiance dans le pouvoir de l'homme de se sauver lui-même, d'organiser sa politique, son économie, sa morale en dehors de tout appel au surnaturel ". La République n'est donc pas limitée par une autre dimension de l'existence humaine, mais par les limites qu'elle s'accorde souverainement à elle-même, en décidant ce qui est et ce qui n'est pas. La République naissante s'affrontant à l'Église catholique tire de cette rivalité une sacralité et une autorité capables de s'y substituer dans les esprits et dans les cœurs. Tout un courant de pensée du XIXe siècle prétendra que la République est la religion nouvelle annoncée par l'avènement révolutionnaire de la liberté politique.

 

" La République n'est pas une fin en soi "

 

On mesure donc mieux l'audace de Nicolas Sarkozy par rapport à cette thèse, et la rupture qu'il propose. Rupture ? N'est-ce pas tout simplement que les temps ont changé ? À l'heure où le service national a disparu , où peu de citoyens sont prêts à " mourir pour la patrie ", où les églises sont clairsemées, les idéologies et les utopies politiques sont mortes et que le " marché du religieux " est en pleine expansion, peut-on encore affirmer que la République est pourvoyeuse de sens pour l'existence humaine ? Le ministre tire les conséquences de ces évolutions de fond et cherche à former un discours et une attitude au plus près de la réalité sociale. Il fait résolument le deuil d'un idéal qui n'existe plus que par incantations. À la place, il propose de retrouver les véritables limites du politique, l'organisation de la vie commune.

Or qui dit limite dit extériorité ; à quoi donc renvoie cet espace politique identifié au temporel ? Quel type de relation Nicolas Sarkozy cherche-t-il à établir entre temporel et spirituel ?

Cela renvoie à ce qu'il appelle le besoin spirituel. Celui-ci n'est évidemment pas le pouvoir spirituel tel que le comprenait saint Thomas d'Aquin . Pour le docteur angélique, le pouvoir spirituel était la mesure ultime du pouvoir temporel en tant que les hommes ont pour finalité le salut, dans toute l'épaisseur de leur vie, dimension politique incluse. Or pour Nicolas Sarkozy, cette limite de la République ne se comprend pas comme une quelconque relation de subordination. La raison est évidente : le spirituel qualifie un besoin humain, celui du sens, besoin que chacun peut satisfaire selon sa liberté. Autrement dit, le spirituel est nécessairement multiple, éclaté. Ainsi, le ministre considère les religions comme pourvoyeuses essentielles de sens pour les individus modernes sans pour autant vouloir inféoder le politique à une quelconque autorité religieuse.

Il n'y a pas pour lui de subordination effective de la République à une instance spirituelle mais on peut cependant en conclure que chez l'individu, l'idéal républicain est subordonné à une recherche de sens plus essentielle.

Dans le seul entretien accordé à la sortie de son livre , il répond aux questions musclées de Denis Jeambar, directeur de la rédaction de l'Express, qui l'interroge sur le sens de l'existence : " La question la plus importante pour l'homme est la question spirituelle : la vie est-elle le fruit du hasard ? [...] La République n'est pas une fin en soi, ce n'est pas l'alpha et l'oméga. Ce n'est pas elle qui répondra à la question de vos enfants sur votre cercueil : pourquoi est-il mort ? Dire cela, c'est reconnaître les limites des réponses républicaines. " Il y aurait donc une supériorité anthropologique du religieux sur le politique. En tant que telle une telle thèse n'a rien d'original. La nouveauté à souligner, et ce qui la rend importante, c'est qu'elle est formulée par un homme politique républicain ès qualité !

 

Tradition libérale

 

Sarkozy a bien perçu que le politique n'est plus pourvoyeur de sens de l'existence pour l'immense majorité de ses concitoyens. Mais l'existence politique, elle, en a besoin ; il faut donc qu'elle le trouve là où il se trouve, dans l'espace individuel.

L'absence de sens chez les individus a des conséquences sociales donc politiques ; d'où le thème récurrent de l'espérance dans son propos. C'est ce qui fait tenir debout un individu et, par là, la société. Certains censeurs ont stigmatisé cette approche de l'espérance, qui aurait pour fonction d'instrumentaliser le religieux. Nicolas Sarkozy ferait preuve ici d'un cynisme bonapartiste. Cette critique paraît plutôt ad hominem. En effet, ce n'est pas parce que l'espérance religieuse a des effets sociaux positifs qu'on ne la considère que sous ce rapport. De plus, peut-on reprocher à un homme politique de s'intéresser à la religion dans ses effets sociaux ? Il n'y a pas là comme tel de réductionnisme. Au contraire, Nicolas Sarkozy remet au cœur de la question politique une conception de l'homme, animal religieux. Ce n'est pas négligeable. Bien plus, il ne fait en rien retour à la bonne vieille théorie voltairienne de l'opium du peuple dans la mesure où l'opium aide à supporter la souffrance : l'espérance du croyant telle que l'envisage Nicolas Sarkozy a des effets immédiats puisqu'elle finalise l'homme et le décentre de lui-même. La référence irait donc ici plutôt à Victor Frankl qui a établit que les névroses les plus mortifères étaient bien celle concernant la perte de sens.

En vérité, Nicolas Sarkozy retrouve surtout une tradition libérale, clairement identifiée par Tocqueville qu'il cite en exergue de son texte : " C'est le despotisme qui peut se passer de la foi, mais non la liberté. La religion est beaucoup plus nécessaire dans la république qu'ils préconisent que dans la monarchie qu'ils attaquent, et dans les républiques démocratiques que dans toutes les autres . " Comme l'a rappelé dernièrement Agnès Antoine, la religion est bien pour Tocqueville l'impensé de la démocratie, ce qui la rend possible, ce sur quoi elle repose mais qu'elle ignore . Il y aurait donc de la mauvaise foi à condamner chez Sarkozy ce que l'on accepte chez Tocqueville.

 

L'ambivalence de la rupture

 

Il n'en reste pas moins que les présupposés d'une telle thèse concernant les limites du politique par le spirituel doivent être jugés pour ce qu'ils sont et en les rapportant à la situation présente du champ religieux français.

Car il ne faut pas s'y tromper : le " spirituel " d'aujourd'hui n'a que peu de rapports avec le pouvoir spirituel incarné par l'Église, institution médiatrice du salut. On a effectivement assisté ces dernières décennies à un redéploiement de la question du sens selon deux axes, axes que Nicolas Sarkozy, parfaitement en phase avec son temps, prend en compte dans sa réflexion politique sur le religieux. Ces deux axes sont le relativisme et le constructivisme, deux concepts sur lesquels il faut s'arrêter.

Puisque la question du sens est individuelle, la mesure de la réponse relève de la pensée de chacun, et de sa liberté. C'est la conséquence ultime de la logique des droits de l'homme. Si la réponse est individuelle, elle est presque nécessairement multiple. Aucune réponse n'a autorité pour s'imposer comme plus vraie que l'autre. Un pluralisme récusant la possibilité d'un arbitrage par la vérité, c'est ce que l'on appelle du relativisme.

Mais le relativisme concernant le sens ne peut avoir qu'une efficience limitée sur les conduites humaines. Et c'est là où la régulation demeure nécessaire. Toutes les réponses à la question du sens sont possibles dans les limites imposées par la loi commune qui, elle, est de nature politique. Cette régulation ne s'appuie pas comme telle sur le critère de vérité — que le présupposé relativiste a préalablement écarté — mais sur le critère de la compatibilité des réponses les unes aux autres. Cette compatibilité se vérifie par l'exercice de la discussion démocratique. Celle-ci n'est plus mesurée par la recherche de la vérité mais par la construction d'un consensus.

On voit ici que le politique qui dans un premier temps apparaît comme limité par son incapacité à répondre à la question du sens de la vie individuelle reprend la main lorsqu'il s'agit d'organiser la vie commune. La limite repérée est alors ambivalente, car l'existence humaine ne se divise pas aussi nettement qu'on se la représente en deux domaines étanches : la vie personnelle et privée et la vie publique. Cette distinction s'efface dans la réalité de nos choix qui, en eux-mêmes comportent toujours cette double dimension. Dès lors, si la loi commune régule le relativisme, la loi n'apparaît plus elle-même comme relative. In fine, elle oriente nos actes et nos choix. Or comme la loi n'est jamais totalement neutre, mais qu'elle présuppose une conception de l'homme et de son bien, fût-elle minimale, l'existence démocratique porte ses propres éléments de réponse (collective) à la question (individuelle) du sens de la vie humaine. C'est ici que le deuxième axe se déploie avec toutes ses ambiguïtés.

En effet, la loi élaborée selon un présupposé relativiste se construit au sein de la discussion démocratique. De même, les réponses individuelles se construisent à partir des matériaux disponibles sur le " marché " des croyances et des pratiques (on ne cesse d'ailleurs de parler à ce sujet de bricolage ). Dès lors, la loi qui régule ces réponses individuelles n'est en rien mesurée par le " spirituel " envisagé par Nicolas Sarkozy. Ce pouvoir spirituel ne renvoie plus à une mesure extrinsèque à l'aune de laquelle le pouvoir temporel était jugé. La politique démocratique, via le débat, élabore ses propres réponses sans considérer de référence extérieure comme ayant autorité. Cela remettrait en cause le relativisme, conformation intellectuelle et morale à travers laquelle se disent la liberté et l'égalité des individus. Formellement certes, les droits de l'homme et les textes constitutionnels apparaissent comme autant de limites au pouvoir du législateur, mais l'expérience récente montre que le refus de l'idée même d'une vérité commune sur ce qu'est l'homme, c'est-à-dire sur son essence et ses propriétés essentielles, fait des droits de l'homme une auberge espagnole.

 

Fin de la " laïcité à la française "

 

Bien loin de mettre en danger la laïcité républicaine, Nicolas Sarkozy ne fait que tirer les conséquences de la redéfinition actuelle du régime des croyances. Il perçoit tout ce que cette soif de sens a d'authentiquement humain et donc d'irréductible. Il en tire la conclusion suivante : loin de renvoyer cette soif de sens à la seule sphère privée comme l'a fait une tradition républicaine qui avait substitué un sacré à l'autre, il est bien plus profitable à la vie politique démocratique de se nourrir de cette vitalité. Cette vitalité étant multiforme, renvoyant à un bricolage individuel dans un horizon relativiste, le " temporel " peut dormir sur ses deux oreilles sans avoir peur d'être réveillé par les démons d'un quelconque pouvoir spirituel le soumettant à une autorité transcendance. Nicolas Sarkozy prend acte de la mort des idéologies, dont la moindre n'a pas été le républicanisme sacré, baptisé parfois " laïcité à la française ".

Il nous restera à examiner dans un prochain article ce qu'une telle réponse peut inspirer à ceux qui récusent les présupposés relativistes et constructivistes de la question, non pas comme fait social massif, mais comme horizon indépassable. Ces opposants sont les musulmans et les catholiques.

 

 

 

© Liberté politique, automne 2005

Nota : L'appareil de notes avec la mention des sources citées est seulement disponible dans la version papier de Liberté politique.