QUAND JEAN PAUL II a adressé aux chrétiens sa Lettre Mane nobiscum, Domine ! (" Reste avec nous, Seigneur ! "), il l'a conçue comme un texte bref renvoyant à deux récents documents plus développés, celui consacré au dimanche, Dies Domini (1998) que nous présentons ici, et celui sur l'eucharistie (Ecclesia de Eucharistia ), d'avril 2003.

En 1998 et dans l'optique de l'exercice de mémoire lié au bimillénaire chrétien, Jean Paul II avait en effet proposé une ample réflexion sur le dimanche, réflexion qui s'inscrit sur le fond d'une méditation anthropologique interrogeant le rythme de la vie humaine et son insertion dans les cycles cosmiques. Naturellement, ce substrat humain et philosophique est abordé dans une lumière biblique, dont les trois pôles principaux sont : 1/ la répartition en jours du récit de la Création (Gn 1, 1-12) ; 2/ le précepte de la sanctification du sabbat (Ex. 20, 8-11) ; 3/ la résurrection de Jésus, située " le premier jour de la semaine " (Mc 16, 2 et 9 ; Lc 24, 1 ; Jn 20, 1).

Le premier élément, le rappel de la " première semaine " de la Genèse sert de raccord entre les deux autres, puisque le sabbat juif, en tant que fête du " dernier jour " de la Création et le dimanche chrétien, la " fête du premier jour " se réfèrent l'un et l'autre à la mesure originelle du temps humain. La lettre pontificale distingue d'ailleurs la fonction " sabbatique " du dimanche chrétien, importante, mais non décisive, de sa fonction " pascale " primordiale. En d'autres termes, la spécificité du dimanche est d'abord de célébrer, en ce " premier jour de la semaine ", la mémoire de la résurrection de Jésus mais aussi, en surimpression, celle de la création originelle, avec en particulier la création de la lumière, dont la Pâque est symboliquement le rappel (rejoignant ainsi en partie le caractère de " jour du soleil " qui était celui du dimanche dans le monde romain antique). Le dimanche porte donc la trace de deux interventions de Dieu dans le temps humain : son surgissement initial, sa transfiguration pascale. Le jour de la Résurrection, premier jour d'un homme ressuscité devient, selon l'expression du pape, " l'axe porteur de l'histoire " (humaine et même, on le verra, cosmique), révélant le sens de son origine et annonçant sa destination finale.

La transposition du repos sabbatique sur la journée du dimanche a marqué l'Occident chrétien depuis le règne de Constantin (IVe siècle) et l'Église y demeure attachée. Néanmoins, le pape rappelle que l'Église primitive, ou l'Église qui vit en minorité dans des cultures non-chrétiennes, si elle a été ou demeure empêchée de chômer le dimanche, n'en célèbre pas moins depuis les origines la mémoire de la résurrection de Jésus, spécialement par l'offrande de l'eucharistie, et ce en dépit des difficultés d'organisation éventuellement concomitantes – c'est ainsi que les chrétiens des trois premiers siècles marquaient le dimanche par une réunion au point du jour, avant la journée de travail. Dans le contexte des difficultés que rencontrent encore, ou parfois d'une manière nouvelle, les fidèles qui ont le désir de célébrer le dimanche chrétien, le pape entend ici clarifier son sens, mettre en valeur sa dimension essentielle, rappeler sa fonction dans la vie de l'Église.

 

Face à la Création

 

D'une certaine façon, l'occasion du " premier jour de la semaine " comme temps de la résurrection du Christ invite à prendre en compte la théologie de Paul, lorsqu'il affirme que " tout a été fait par lui ". Le Fils accompagne le Père dans la création primitive et continuée, et l'acte pascal est une nouvelle création faite par Dieu et assumée par son Verbe homme. Face à la création, l'homme, plein d'admiration pour le monde créé et sa bonté, exprime son adoration au Créateur qui a tout créé du néant et qui l'a fait lui-même. L'évocation poétique du " travail " de Dieu, puis de son repos, au début de la Genèse, sert de modèle pour les relations de l'homme avec l'univers qu'il doit à son tour travailler et pour la jouissance qu'il en prend aussi, à l'image de la joie du créateur portant sur le créé un regard ami. C'est à ce regard désintéressé que se réfère le premier sens du sabbat biblique, le second étant la commémoration de la libération d'Egypte du peuple d'Israël (Dt 5, 15).

Le précepte du repos sabbatique, rappelle Jean Paul II, n'est pas une prescription cultuelle : il est inscrit dans le " décalogue ", c'est-à-dire dans les dix lois fondamentales de la vie humaine. Certes, Dieu n'est pas présent à l'homme en ce seul jour, mais bien tous les jours du monde, et l'homme ne lui exprime pas sa louange et son action de grâce seulement une fois par semaine. Néanmoins, l'asymétrie introduite par la coupure sabbatique propose un rythme qui, par lui-même, fait ressortir la dépendance de l'homme et de tout le créé à l'égard de son Dieu. Puisque le temps, et le monde lui-même, appartiennent à Dieu, celui dont le travail prolonge celui du Créateur doit sans cesse se remémorer cette relation de base. Ainsi, " le fidèle est invité à se reposer non seulement comme Dieu s'est reposé, mais à se reposer dans le Seigneur, en lui remettant toute la création, par la louange, l'action de grâce, l'intimité filiale et l'amitié sponsale " (n.16 fin). En outre, la commémoration s'étend, on l'a vu, aux actes de salut divin, en premier lieu à la libération pascale. Le dimanche chrétien assumera donc aussi ces deux significations, comme l'exprime une formule de Grégoire le Grand reprise par le pape : " En Jésus-Christ notre rédempteur nous avons le vrai sabbat ", c'est-à-dire la vraie action de grâce à Dieu et la vraie libération.

La célébration du dimanche s'enracine dans les témoignages évangéliques sur les apparitions de Jésus ressuscité et le rythme hebdomadaire de réunion des disciples. En outre, le " premier jour de la semaine " est également marqué par l'événement de la Pentecôte qui fut, écrit le pape, " l'épiphanie de l'Église, manifestée comme peuple" (n. 20 fin). La " fraction du pain " est accomplie ce jour-là, qui commence à être appelé " jour du Seigneur " (Ap. 1, 10), comme l'attestent divers témoignages anciens. Néanmoins, il s'agit toujours d'une célébration spécifique, liée à la mémoire de la résurrection de Jésus, rappelant aux chrétiens de ces premières générations, alors majoritairement baptisés au matin de Pâques, l'action de leur baptême, matérialisée dans la liturgie par le jet d'eau bénite, ou au moins par le rite pénitentiel, puis par la proclamation d'une formule de foi. Par ailleurs, le sabbat continuait à être observé par beaucoup de chrétiens, au point, écrit Jean Paul II à la suite de saint Grégoire de Nysse, que ces deux jours sont apparus longtemps comme " deux jours frères " (n. 23 fin).

 

La réunion eucharistique

 

Plus qu'un mémorial, le dimanche est la " célébration de la présence vivante du Ressuscité au milieu des siens " (n. 31), c'est-à-dire réunis. Comme au soir de Pâques, puis le dimanche suivant, Jésus " ouvre " les Écritures (Lc 24, 30 sq.) aux disciples et présente son corps renouvelé, non plus aux Onze ou à Thomas, mais à leurs continuateurs, leur communiquant l'Esprit, leur partageant la " paix " (Jn 20, 19 et 26 sq.). L'eucharistie dominicale, qui ne diffère pas par sa nature de celle qui peut être célébrée un autre jour, reçoit une solennité particulière de cette " Pâque hebdomadaire ", et aussi par une ouverture plus grande à la communion de l'Église universelle appelée partout à se réunir en ce jour. Cette convergence prend alors, dit le pape, la valeur d'une école d'unité, entre mouvements et tendances diverses à la cathédrale ou dans la paroisse, entre religieux et laïcs éventuellement, entre parents et enfants, entre les générations, comme en témoigne entre autre la prière universelle. Tous sont appelés à faire passer ce qui les réunit avant ce qui les distingue, et à renouveler en eux l'espérance du salut et, conformément au livre de l'Apocalypse, " l'attente de l'Époux " qui, s'il vient déjà dans sa parole et dans l'eucharistie, fait espérer au peuple chrétien réuni et, à travers lui, à toute la création, une venue définitive : " C'est lui qui parle, car il est présent dans sa parole, pendant que sont lues dans l'Église les saintes Écritures. En une deuxième table, la présence réelle, substantielle et durable du Seigneur ressuscité est accomplie par le mémorial de sa passion et de sa résurrection, et le pain de vie, qui est le gage de la gloire à venir, est offert " (n. 39).

Le pape représente l'appel adressé à la communauté par son Dieu à travers les lectures liturgiques sur le modèle de la lecture solennelle de la Loi dans l'Ancien Testament, où tout le peuple était tenu d'écouter et d'exprimer son engagement par un " oui " partagé (cf. Ex. 19 et 24 ; second livre des Chroniques 34) (n. 41). Et le Christ récapitule cette adhésion des participants dans sa propre action. " En Jésus, écrit ailleurs Jean Paul II , dans son sacrifice, dans son "oui" inconditionnel à la volonté du Père, il y a le "oui", le "merci" et l'" amen" de l'humanité entière. "

Après la dispersion de l'assemblée, le disciple du Christ retourne vers son milieu habituel, mais il se sent débiteur envers ses frères de ce qu'il a reçu, et cherche à leur partager son trop-plein et sa joie. On ne s'étonne pas alors que de nombreux chrétiens, depuis les débuts de l'Église jusqu'à l'époque contemporaine, aient pu dire comme les martyrs d'Afrique : " Sans la célébration du dimanche nous ne pouvons pas vivre ", et que les pasteurs aient toujours eu souci d'en faire une obligation aux fidèles (n. 46-48). Ceux-ci y puisent lumière et force pour vivre leur christianisme dans la prière et le témoignage de sainteté de leur vie (n. 51 fin).

 

Libérer le dimanche

 

Dans l'esprit " sabbatique " récupéré par le dimanche chrétien, la sanctification du jour ne se limite pas à la seule réunion eucharistique, mais concerne toutes les occupations de cette journée, dont il est suggéré qu'elles aient un " style qui aide à faire ressortir la paix et la joie du Ressuscité dans le tissu ordinaire de la vie " (n. 52). Le dimanche est à un titre spécial un " jour de joie ", et même un jour particulièrement approprié pour " se former à la joie " (n. 57), selon la double dimension de la joie chrétienne, qui est pour Paul un " fruit de l'Esprit " et de la joie de vivre humaine, dans une atmosphère de fête, de détente et de liberté, rendue possible aussi par l'absence de travail contraignant (le pape rappelle ici que celui-ci est encore aujourd'hui pour beaucoup une " pesante servitude ", n. 66).

En ce sens, le repos du dimanche et des jours de fête se trouve d'ailleurs appelé à " revêtir une dimension prophétique ", en rappelant au monde, non seulement le primat du Dieu créateur et sauveur, mais aussi la supériorité de la personne sur les nécessités de production matérielles, et en annonçant, au même titre que le sabbat, la libération définitive de l'homme de la contrainte des besoins (n. 68). Cette liberté est ainsi l'occasion d'un contact désintéressé avec la nature ou, dans le prolongement des "agapes de la première communauté chrétienne ", d'un accueil large et solidaire autour de la table familiale. Un pas de plus, et l'accueil se fera visite à l'isolé, malade, âgé ou immigré, temps d'amitié partagé (n. 70-73), à moins que le fidèle ou la famille ne préfère ce jour-là approfondir le donné sacré, par une prière, une catéchèse, un pèlerinage (n. 52). Bref, pour les fidèles, ce jour sera une école de paix, de charité, d'attention à l'autre et de communion.

 

Le sens du temps

 

Cette méditation se clôt comme elle débutait, par une réflexion sur le temps humain et historique qui, pour Jean Paul II, n'est pas privé de sens, mais se trouve tout entier incurvé, pourrait-on dire, autour de la vie terrestre de Jésus — Dieu entré dans le temps —, et centré sur son événement décisif : la Résurrection. La conséquence de cette non équivalence, ou non indifférence des temps est la mise en valeur du présent de Dieu, de l'" aujourd'hui " annoncé par le psaume 117, et réalisé pleinement par la " divinisation " du temps apporté par Jésus. Le pape va jusqu'à écrire : " Tout ce qui arrivera jusqu'à la fin du monde ne sera qu'une expansion et une explicitation de ce qui est arrivé le jour où le corps martyrisé du crucifié est ressuscité par la puissance de l'Esprit et est devenu à son tour la source de l'Esprit pour l'humanité " (n. 75). Plus encore, ce jour spécial qu'est le dimanche " jaillissant de la Résurrection, traverse le temps de l'homme, les mois, les années, les siècles, comme une flèche qui les pénètre pour les tourner vers le but qu'est la seconde venue du Christ " (n. 75), " transformant les instants fugitifs de la vie en semences d'éternité " (n. 84). L'année liturgique en est comme le déploiement sur le rythme cosmique des saisons.

En conclusion, le caractère spécifique du dimanche — et particulièrement la participation eucharistique — doit être ressentie comme un besoin interne et impérieux. Mais la sanctification du dimanche n'a pas qu'une valeur intra-ecclésiale ; elle a aussi, on l'a vu, une valeur de témoignage et d'annonce. " Puissent, souhaite enfin le pape, les hommes et les femmes du troisième millénaire rencontrer le Christ ressuscité en voyant l'Église qui, chaque dimanche, célèbre dans la joie le mystère où elle puise toute sa vie " (n. 87).

 

A. B.