Par Francis Jubert,
Liberté politique n° 54, automne 2011.

Le grand défi qui se présente à nous, écrit Benoît XVI, est de montrer que le principe de gratuité et la logique du don peuvent et doivent trouver leur place dans l'activité économique normale.  Cette perspective est en effet une  question décisive .

Dans Centesimus annus, Jean-Paul II avait identifié la société civile comme le cadre normal de l'économie de la gratuité, sans l'exclure du marché ou de l'État. Aujourd'hui, dit Benoît XVI,  la vie économique doit être comprise comme une réalité à plusieurs dimensions [où la] la réciprocité fraternelle doit être présente . C'est l'objet de notre réflexion de comprendre ce que veut dire le pape, et d'explorer les voies ouvertes par l'encyclique Caritas in veritate, alors que nous assistons à l'ultime effort apparent de l'humanité pour éliminer entièrement la place du don dans la vie sociale, pour éliminer tout donné de l'existence, y compris la vie, et que triomphe l'homo œconomicus.

Pourtant, l'intuition de Benoît XVI n'est pas sans résonances. Le 2 avril, l'Université de la Terre se réunissait à l'Unesco pour  réconcilier l'esprit d'entreprise et l'esprit de partage . Le 24 mai, l'Institut Coppet proposait une conférence du professeur Guido Hüslmann sur l'économie de la gratuité.  Donner pour s'enrichir , c'est le titre de la dernière livraison de la revue d'un groupe mutualiste qui appartient à ce qu'il est convenu d'appeler le  tiers secteur , celui du non-lucratif, de la solidarité, lequel regroupe 10% des salariés en France, soit 2,3 millions de personnes comme nous l'apprend une étude de l'Insee parue fin mars.

Le don est aussi au cœur de la  nouvelle économie , celle du (tout) numérique. Du moins, en apparence. Pour ses protagonistes, donner n'était pas si gratuit que cela comme peuvent l'expérimenter à leur corps défendant les tenants du  libre , s'entend des logiciels libres par opposition aux logiciels propriétaires, vendus sous licence.

Cette réflexion vaut tout autant pour les hébergeurs de données comme Google qui hébergent jusqu'à présent gratuitement vos contenus et donnent accès non moins gratuitement à des applications (messagerie quasi illimitée, moteur de recherche,...). L'économie de la connaissance a en quelque sorte intégré la  culture du don , laquelle s'avère, à terme,  payante  dès l'instant que l'utilisateur devenu averti va exiger des garanties (niveau de service, ...) en contrepartie des services  de base  qui lui ont été  généreusement  offerts dans un premier temps, à savoir le temps qu'il s'approprie le système mis à sa disposition et fasse l'apprentissage de nouveaux usages auxquels il sera bientôt asservi.

Nous avons accès aujourd'hui  gratuitement  à tout un ensemble de services dont nous pourrions être privés du jour au lendemain. Quel contrat pourrions-nous opposer à un Google qui déciderait de ne plus nous supporter ? Qui peut garantir l'intégrité des données stockées, la disponibilité des contenus, des ajouts de capacité transparents, qui ne nécessitent pas une opération de reconfiguration et sans mise hors service du système ?

Ainsi, si le don est une folie, accepter la générosité de certains donateurs peut être une folie encore plus grande. Vient un moment où l'utilisateur comprend que son intérêt bien compris est de s'affranchir du don qui est somme toute contre-productif. L'économie du  libre  ne nous fait pas faire l'économie des erreurs, ne nous met pas à l'abri des défauts inhérents à toute œuvre en construction. Des entreprises comme Messaging Architects Consulting se présentent alors comme le sauveur qui vous assure un accès continu à vos courriels et met en œuvre des politiques intelligentes de conservation de vos archives électroniques.

Il y aurait beaucoup de choses à dire sur cette  instrumentalisation  du don aux deux bouts d'une chaîne dont les acteurs sont dans des situations asymériques : d'un côté l'entreprise qui crée son marché en jouant sur différents leviers de création de valeur (marchés tiers), dont le facteur temps ; de l'autre, le client qui se comporte de manière irresponsable en faisant semblant de croire que l'on peut tout avoir pour rien sans limite de temps.

Le don, réellement gratuit, a-t-il donc sa place dans l'économie ? Peut-il se penser autrement que comme une relation du donnant-donnant, plus ou moins intéressée ? Le  grand défi  lancé par le pape est passionnant. Il invite à la réflexion, et à l'initiative, comme celle lancée par exemple par le projet CapitalDon, que nous évoquons dans ce numéro. Plus encore, il s'agit de rejoindre la réalité humaine dans toute sa profondeur : sans confiance, le marché ne peut pas fonctionner, ni l'économie dans son ensemble. Et on ne crée pas de la confiance sans un minimum de gratuité, vécue et partagée. Le don en vérité est la condition de toute économie libre et prospère.

F. J.

 

© Liberté politique n° 54, été 2011. Pour lire la version intégrale, avec l'appareil de notes, se reporter à la version papier.