Par Mgr Alain Castet,
evêque de Luçon, chancelier de l'Institut catholique d'études supérieures-ICES (La Roche-sur-Yon).
Liberté politique n° 54, automne 2011.

Interrogé par des journalistes, au cours de son vol vers l'Afrique, Benoît XVI leur expliquait ainsi le sens de son voyage :  Je me rends en Afrique avec un programme religieux de foi, de morale, mais ceci est précisément une contribution essentielle au problème de la crise mondiale que nous vivons. 

 

À travers ce paradoxe du Souverain Pontife, nous pouvons apercevoir une invitation à changer de méthode, et, pour éclairer des questions économiques difficiles, une invitation à renoncer à fonder notre réflexion sur les seuls calculs économiques, sur l'évaluation du PIB et des ressources par habitant, sur le taux de chômage et sur la balance des comptes, renoncer à cette méthode pour interroger plutôt notre foi, pour chercher à comprendre aussi à partir de notre foi.

La finalité de l'économie

L'économie, étymologiquement, c'est la juste organisation des maisons, c'est-à-dire des familles et des communautés de destin. Elle a donc pour objet premier les services que se rendent les membres de la communauté, gratuitement ; au-delà, ce sont les services que ceux qui ont une compétence offrent à ceux qui en ont besoin. Ces échanges, qui se proposent la bona vita, sont aussi anciens que les sociétés humaines : l'économie y a été vécue comme un art plus qu'une science, une pratique dont la règle était la qualité du service, toujours menacée par l'âpreté ou la tromperie, mais il y avait un article du décalogue pour en limiter les effets.

Au xviiie siècle, l'économie s'est érigée en science ; elle s'est donnée pour définition la science de la production et de la circulation des richesses. Mais qu'est-ce qu'une richesse ? Ne voulant pas se référer à la bona vita dont la définition dépasse le domaine de l'économie, la réponse fut qu'une richesse est ce qui a valeur sur le marché, c'est-à-dire ce qui est estimable en argent.

Cela conduit à réduire l'économie au seul objectif de  faire de l'argent , comme si l'argent était le but de l'activité économique, comme si la valeur d'une économie s'évaluait à la somme des transactions monnayées (le PIB). Le programme de base des écoles de commerce n'est plus alors le service des clients mais la maximisation du profit. Dans ce cadre, le travail domestique n'a pas de valeur, non plus que la vie humaine, puisqu'ils ne sont pas monnayables tandis que le vice et le traitement de déchets s'évaluent en  chiffres d'affaires .

Les États ont généralement appuyé cette orientation parce qu'ils prélèvent des impôts ou des cotisations sur la circulation de l'argent, tandis qu'ils ne peuvent rien saisir sur les échanges gratuits : un enfant élevé par sa mère ne suscite aucun chiffre d'affaire mais s'il est mis à la crèche, il suscite des mouvements d'argent taxables...

On en arrive ainsi à inverser le sens des activités économiques et financières. Au lieu que l'activité productrice ait pour objet le service de clients et que l'argent soit un moyen mis au service des producteurs pour leur permettre de travailler, selon le schéma : argent > production > consommateurs, on a conduit les producteurs à poursuivre un seul but : faire de l'argent, make money, tandis que les consommateurs sont invités à consommer pour alimenter la production selon le schéma inversé : consommateurs > production > argent. Dans ce contexte, la mondialisation sans règle ne pouvait qu'accentuer cet unique objectif : faire de l'argent, make money out of nothing.

La pratique de la société anonyme qui s'est imposée comme la seule manière de réunir de l'argent accentue cette orientation. Or l'immense majorité des investisseurs abandonnent leurs pouvoirs à des mandataires ; ceux-ci en usent pour faire pression sur les producteurs et en obtenir plus d'argent à court terme, souvent au préjudice de l'entreprise et de ses clients. De là naît la fausse opinion que le  profit  serait la seule finalité des patrons, tandis qu'un  socialisme capitaliste  attribue à un petit groupe de mandataires un pouvoir exorbitant, pratiquement coupé de la responsabilité. Pie XI avait déjà vigoureusement dénoncé cette inversion des valeurs dans Quadragesimo anno ; Jean Paul II et Benoît XVI y sont revenus avec lucidité ― la récente crise bancaire ne fait qu'illustrer leur mise en garde.

Pour en sortir, essayons de suivre la recommandation de Benoît XVI, et cherchons à comprendre à partir de notre foi.

Un héritage confié

Fides querens intellectum, la foi qui cherche à comprendre. C'est la définition que saint Ambroise donnait de la théologie. Nous quittons donc la science économique, ce que nous enseignent les chiffres et les statistiques, pour la théologie, ce que nous enseigne la foi en la révélation chrétienne.

Et puisque nous entrons en théologie, ouvrons au moins le Catéchisme de l'Église catholique au paragraphe  Doctrine sociale de l'Eglise , soit la première ligne du premier article :  La Révélation chrétienne conduit à une intelligence plus pénétrante des lois de la vie sociale  (n. 2419). Voilà qui répond à notre souci de comprendre : on nous promet une intelligence plus pénétrante, une intelligence des lois de la vie sociale, donc de la vie économique. C'est la révélation chrétienne qui peut nous conduire à cette intelligence plus pénétrante, cette révélation qui commence par celle d'un Dieu créateur :  Je crois en Dieu, créateur du ciel et de la terre... 

Le catéchisme nous dit de très belles choses à ce sujet : il nous parle de  l'économie divine , c'est ainsi qu'il nomme l'action créatrice et le gouvernement de Dieu. Dieu est le bien infini, le bien par excellence, la source de tous les biens, le bonum diffusivum sui, le bien  diffusif  de lui-même, c'est-à-dire l'amour qui ne peut pas ne pas se communiquer, l'amour qui crée des êtres pour leur communiquer des biens qui émanent de Lui, l'Amour qui nous a créés à son image pour pouvoir nous communiquer sa vie.

Le catéchisme nous rappelle que Dieu a créé un monde ordonné et beau, que la création est  voulue par Lui comme un don adressé à l'homme, comme un héritage qui lui est destiné et confié  (CEC, 299). Voilà déjà une indication précieuse pour l'écologie : un héritage confié ― c'est un terme qui revient souvent dans l'Évangile où il est question d'un roi, ou du maître d'une vigne qui confie son bien à son intendant, à des dépositaires chargés de le cultiver, de le faire valoir, de le gérer, et auxquels il redemande des comptes...Voilà des images précieuses pour une réflexion sur l'économie et sur l'écologie.

Pour la réalisation de son dessein divin, Dieu se sert du concours des créatures. Pour cela, Il ne leur donne pas seulement d'exister mais Il leur donne aussi la dignité d'agir par elles-mêmes, d'être causes et principes les unes des autres (CEC, 306), au service les unes des autres (CEC, 340) et de coopérer ainsi à la distribution de ses dons. Dieu a pour nous un amour si incompréhensible et si délicat qu'il ne veut rien faire sans nous, écrit sainte Thérèse :  Au petit des oiseaux Il donne sa pâture / Et sa bonté s'étend à toute la nature.  Mais Il a voulu que le petit des hommes soit nourri par le lait de sa mère et le travail de son père ; Lui qui gouverne l'univers a voulu que chaque communauté humaine soit gouvernée par des  ministres de sa providence .

 Dieu ne retient pas pour lui l'exercice de tous les pouvoirs ; Il remet à chaque créature les fonctions qu'elle est en mesure d'exercer par elle-même.  C'est le premier volet du fameux principe de subsidiarité, auquel s'ajoute ici une recommandation précieuse :  Ce mode de gouvernement doit être imité dans la vie sociale. Le comportement de Dieu dans le gouvernement du monde, qui témoigne de si grands égards pour la liberté humaine, devrait inspirer la sagesse de ceux qui gouvernent les communautés humaines. Ils ont à se comporter en ministres de la providence divine  (CEC, 1884).

Différences et communication des biens

 L'ordre et l'harmonie du monde résultent de la diversité des êtres, de leur interdépendance et des relations qui existent entre eux et que nous découvrons comme lois de la nature  (CEC, 341). En effet, Dieu, dans sa sagesse et sa bonté, a voulu que chacun de nous reçoive d'autrui ce dont il a besoin. Il a fait en sorte qu'en venant au monde, l'homme ne dispose pas de tout ce qui est nécessaire à son développement physique et moral. Il a besoin des autres. D'ailleurs, les  talents  ne sont pas partagés également. Jean-Paul II le faisait remarquer aux jeunes musulmans réunis sur le stade de Casablanca :  Tous les hommes sont égaux en dignité mais très différents quant aux dons et aux talents.  Cela veut dire que les structures fondées sur la seule égalité ne peuvent que décevoir parce qu'elles ne reposent pas sur des réalités.

 Ces différences, nous révèle le catéchisme, appartiennent au plan de Dieu  (1937). Dieu a distribué les biens avec la plus grande inégalité et n'a pas voulu qu'aucun ne reçoive tout ce qui lui est nécessaire pour la vie de l'âme et du corps, pour que les hommes aient ainsi l'occasion, par nécessité, de pratiquer la charité les uns envers les autres et qu'ils soient ainsi les ministres de Dieu pour la distribution des grâces et des libéralités qu'ils ont reçues de Lui. Voilà l'économie du don et de la gratuité recommandée par Benoît XVI ; voilà de quoi nous guérir de l'individualisme égalitaire qui veut ne rien devoir à personne. Au contraire, ce que j'ai, je l'ai reçu, et gratuitement, donc je le dois à ceux qui n'ont pas, qui ont besoin. Ce que je sais, je le dois à ceux qui ne savent pas ; et ce que je peux, c'est pour aider ceux qui ne peuvent pas. Avoir, savoir, pouvoir, mais c'est pour exercer la charité !

Ce que j'ai, ce que je sais, ce que je peux je l'ai reçu, c'est une richesse immatérielle et qui ne prend en compte que ce qui se compte ne se rend pas compte de tout ce qui compte !

Et de qui l'ai-je reçu ? De mes parents, de mes maîtres, des parents de mes parents et des maîtres de mes maîtres, d'Euclide autant que d'Einstein, de Jules César comme de Charlemagne et de Napoléon, de Michel-Ange comme de Mozart, et je l'ai reçu gratuitement : aucun de ceux-là ne m'ont adressé de facture ! Et par quel moyen l'ai-je reçu ? Par mon enracinement dans les communautés où je vis, par ma vie en famille, par mon entourage, par les écoles, les associations, par ma patrie, dans mon entreprise... C'est d'ailleurs ce qu'énonce mon curriculum vitæ, pour me mettre en valeur, l'énumération des communautés qui m'ont formé, du capital que je peux apporter et qui est tout à fait immatériel.

On a pu s'étonner que l'encyclique de Benoît XVI dont on attendait des lumières sur la conduite à tenir en économie, dont la publication a été retardée pour tirer les leçons de la crise bancaire, commence par un exposé substantiel sur la gratuité, le don et la charité. C'est que la vie économique doit être regardée avant tout comme le champ de la communication des biens, et la communication des biens, c'est l'objet même de la charité, de l'amour. C'est la définition de saint Ignace de Loyola dans ses Exercices spirituels :  L'amour consiste dans la communication mutuelle des biens. 

À l'opposé de l'individualisme égalitaire, c'est là toute l'explication de la vie sociale et économique : nous vivons en société parce que nous avons besoin les uns des autres, parce que nous avons chacun des talents différents et vivons de dons reçus d'autrui. Cette communication de biens des uns aux autres est l'acte propre de la charité.

Communication de biens dans la famille : tout ce qui est à moi est à toi dit le père de l'Évangile à son fils et cela se passe ainsi dans la plupart des familles, et ce sont aussi les échanges entre voisins, entre camarades, entre maîtres et élèves, entre collègues, entre patrons et collaborateurs. Les biens immatériels se multiplient quand on les partage. Qui de nous ne conserve le souvenir d'un maître, d'un patron dont nous avons reçu ce qui nous a construit ? Et qui n'est pas attristé de rencontrer tant de jeunes  déshérités , qui n'ont jamais rencontré un maître ou un chef crédible !

Et communication de biens dans la vie économique : le boulanger qui a le  talent  de son métier exerce la charité en faisant du pain pour le quartier, et ce n'est pas parce que je paie le pain qu'il me donne que cela dénature son service, son acte de  charité  : aussi, en prenant mon pain, je lui dis merci ! Et lui, a besoin d'argent pour vivre, pour entretenir son fournil, le perfectionner peut-être ; c'est pour cela que je le paye, ce dont lui-même me dit merci !

De part et d'autre, nous avons exercé la charité en communiquant à qui en a besoin quelque chose des biens que chacun de nous possède ; ainsi est constitué l'échange économique dont le ressort est le service à rendre au prochain par la production de biens réels. L'argent n'y apparaît que comme l'instrument utile au service, non comme un but ; la justice intervient pour apprécier quantitativement l'échange, elle ne supprime pas l'acte de la charité.

Nous connaissons tous des praticiens qui, comme ce boulanger, ont le souci du service d'autrui, se hâtant à leur travail parce que  mes clients m'attendent , et ceci, même au niveau très modeste de la caissière ou du mécanicien garagiste. Là où domine l'esprit de service, les cartes sont bien distribuées. Et vous savez comme toute activité marche mieux dans l'entreprise où domine cet esprit de service, à l'égard des clients, bien sûr, et aussi en interne, lorsque le contremaître prend le temps de former ses compagnons, lorsque le chef de service se sent  au service  de son équipe comme des autres secteurs de l'entreprise... lorsque le directeur général met en valeur son équipe.

Le sens du service

Voilà à quel changement de regard nous invitent la foi chrétienne et Benoît XVI : c'est le sens du service qui doit être regardé comme la clé de l'activité économique et qui doit présider à nos choix. La rentabilité sera la conséquence d'une juste mise en œuvre de cet esprit de service. La gratuité, le don, la charité dans l'activité économique ne sont pas seulement les aumônes que peuvent faire l'entreprise, les mécénats, les subventions à des œuvres en faveur du tiers monde ou du quart monde. La charité en économie est d'abord le choix des productions et des consommations qui doit respecter les clients comme des personnes humaines : Jean-Paul II a rappelé que le choix d'une production doit s'inspirer d'une  image intégrale de l'homme qui respecte toutes les dimensions de son être et subordonne les dimensions physiques et instinctives aux dimensions intérieures et spirituelles  (Centesimus annus, 36).

Ceci peut déjà entraîner bien des révisions, car  le système économique ne comporte pas des critères qui permettent de distinguer suffisamment les formes les plus élevées des besoins humains de celles qui empêchent la personnalité de parvenir à sa maturité. La nécessité apparaît d'un vaste travail éducatif  (ibid) pour guider les choix de consommation et donc de production. Dans ces choix de production, on se souviendra que la création ne nous est que  confiée  ; la charité veut que nous n'en privions ni notre entourage ni nos successeurs.

Un second niveau de réflexion doit porter sur le gouvernement de l'entreprise, dans lequel tout doit s'orienter vers un seul but : le service des clients, qui sont à servir comme des personnes et non seulement comme des portefeuilles.

Cette primauté de la finalité de l'entreprise doit remettre à sa juste place le capital qui est une accumulation de travaux (et souvent de travaux des autres), comme le fait remarquer Jean-Paul II, capital qui n'est qu'un moyen, cause instrumentale et jamais cause efficiente : l'entreprise n'existe et ne travaille pas pour le seul actionnaire, c'est pour l'entreprise et pour le service de ses clients que le capital est investi. Il est urgent que les managers d'entreprise apprennent à remettre les mandataires des actionnaires à leur juste place, au service de l'entreprise : cela demande du courage, tant que la loi n'aura pas remis de l'ordre dans la désignation des pouvoirs dans l'entreprise. Et ce courage n'est-il pas justement un don qu'ils ont à faire aux hommes de l'entreprise ? Ce sera en tout cas une action gratuite car ils ne seront probablement pas récompensés pour cette action juste dont ils sont responsables.

La charité doit aussi intervenir en interne, dans le management des hommes qui composent l'entreprise : le Catéchisme rappelle que  ceux qui exercent une autorité doivent l'exercer comme un service  (CEC, 2235) et que le premier service qu'ils ont à rendre est de  rendre manifeste une juste hiérarchie des valeurs  (CEC, 2236). Approfondir dépasserait le cadre de ce simple recentrage de la perspective, mais ceux qui ont passé du temps à faire réfléchir un collaborateur comprendront.

La charité en économie n'est pas un à­côté surérogatoire : c'est la substance même de l'activité économique dont la charité doit conduire toutes les étapes.

 

+ Mgr A. C.

 

© Liberté politique n° 54, automne 2011. Pour lire la version intégrale, avec l'appareil de notes, se reporter à la version papier.

 

 

[1] Texte de la communication prononcée au colloque  La place du don et de la gratuité dans l'économie dans Caritas in veritate , Paris, 30 avril 2011. Le caractère oral de l'intervention a été respecté.