UNE DROLE DE VICTOIRE, une drôle d'élection. L'énervement est passé, un sentiment de malaise et de confusion demeure. Où est l'intérêt du pays ? Essayons de tirer au clair quelques idées clefs.

 

 

 

1. Le fait premier est celui-ci : depuis de nombreuses années, nous sommes mal gouvernés. Les élites politiques ne sont pas à la hauteur des enjeux. Les sanctions ont suivi : 1986, 1988, 1993, 1997, 2002. Cette alternance à répétition est faite de désaveux à répétition. Le peuple est moins inconstant que constamment déçu par ses dirigeants. Les princes qui nous gouvernent apparaissent incapables de prendre les grandes questions à bras le corps et de sortir du cercle des idées convenables qui les emprisonne. Nulle vision d'avenir aussi bien à droite qu'à gauche mais l'adhésion ou l'abandon aux dynamiques qui semblent entraîner de manière irrésistible les mœurs, les marchés, les nations. On nous refait inlassablement le coup du sens de l'histoire. La démocratie n'y gagne pas : les Français ne sont pas invités à choisir clairement leur destin commun. Le propre de l'homme d'Etat est de tracer la route. Nos dirigeants suivent le courant ou pagayent pour aller plus vite. L'avenir se forge à tâtons.

 

2. La France est malade des idées des années 1960. L'une des raisons pour lesquelles nous sommes mal gouvernés tient aux idées régnantes, héritées de 68. Dans nombre de domaines, la faillite de ces idées crève les yeux. Mais cette faillite ne change rien à l'affaire. La direction est fixée une fois pour toutes. En conséquence la maxime qui semble gouverner ceux qui nous gouvernent peut s'énoncer ainsi : " Nous avons échoué, continuons " — les uns, à gauche, parce qu'ils ne veulent pas renoncer à leur credo, les autres, à droite, parce qu'ils n'osent pas prendre le contre-pied. Le meilleur exemple est sans doute celui de l'école : depuis trente ans, on prétend imposer l'égalité en rognant la culture et en traitant les élèves comme s'ils étaient tous pareils. Le résultat est probant : la transmission se fait mal (et donc pour certains l'intégration) et l'inégalité des chances se creuse. Peu importe, chaque échec renforce la volonté des réformateurs d'aller plus loin dans le même sens. La persévérance dans l'erreur est aussi la règle en ce qui regarde les mœurs où la règle et la décence vont de défaite en défaite, en matière de droit de la famille qui joue toujours plus au détriment des liens familiaux, ou en ce qui concerne la politique de l'immigration qui consiste à ne pas en avoir et à fermer les yeux de plus en plus fort... La référence par excellence est l'individu, ses droits et ses désirs. Mais les pauvres diables que nous sommes n'y gagnent pas : la joie humaine, proprement humaine, n'est pas dans le plaisir solitaire mais dans ce qui nous unit aux autres. Les jeunes gens en particulier sont abandonnés. Quelques-uns versent dans la sauvagerie. Les hommes politiques sont bien obligés de s'alarmer. Mais il reste beaucoup à faire pour qu'ils s'en prennent vraiment aux causes. " Dieu, dit à peu près Bossuet, se rit de ceux qui déplorent les maux dont ils continuent à chérir les causes. "

 

3. Ces idées demeurent dominantes et agissantes parce qu'elles sont hérissées de défenses. Elles sont portées par de puissantes institutions qui se défendent par d'épaisses murailles ou par des tirs de barrage qui dissuadent la critique ou simplement le débat. Les idées des pédagogues modernes donnent le ton au ministère de l'Éducation nationale, celles du Syndicat de la magistrature au ministère de la Justice. Qui déroge n'est pas entendu, l'ostracisme s'impose de soi. En outre, le jargon fournit un utile rideau de fumée.

Dans le débat public, l'intimidation use en priorité d'armes faciles et efficaces : " cette idée est suspecte ", " vous parlez comme Le Pen ", " c'est archaïque ou ringard ", " seriez-vous sexiste ? "... — toutes formules qui permettent de condamner sans réfuter. Les hommes d'avant-garde en jouent et bénéficient généralement du relais complaisant des médias. La télévision occupe désormais une position stratégique, elle est devenue la grande éducatrice du genre humain et, de façon générale (il y a sans doute des exceptions), elle est largement acquise aux idées dominantes. Un fait ne trompe pas : certains mots ou certains sujets sont de fait interdits d'antenne, ou pour parler le langage du temps certains tabous règnent. Les tabous que ne cessent de pourfendre ceux qui parlent sur les ondes sont ceux de nos grands-mères. Mais les vrais tabous, les tabous d'aujourd'hui, nos hardis pourfendeurs se gardent bien de les enfreindre. Voici quelques mots tabous par excellence : la pureté, l'élégance, la vaillance, la patrie. Voici quelques sujets tabous en vrac : les liens entre pornographie et crimes sexuels, entre immigration clandestine et délinquance, les réseaux dans les médias, ce qui mettrait en cause l'indifférenciation des sexes, les raisons d'aimer notre pays... — et, jusqu'à un passé récent, toutes ces situations où des gamins dévoyés empoisonnent la vie de ceux qui n'ont pas les moyens de s'établir ailleurs. Pour des raisons que je ne connais pas, ce tabou a été levé. Mais le fait général demeure : le langage des ondes ne respecte pas le pluralisme dont il se targue et il prend des libertés avec le réel. Une des composantes, semble-t-il, du vote Le Pen, c'est une révolte contre ce qui apparaît comme une " conspiration du silence " des bien-pensants.

 

" La démocratie est un pari sur la raison, encore faut-il que la raison s'exprime "

 

4. La droite parlementaire ou modérée ne sait pas se diriger, elle est trop souvent à la remorque. Intimidée par la rhétorique dominante, elle tombe à chaque occasion dans le piège monté à l'origine par le président Mitterrand avec l'active collaboration de M. Le Pen. L'extrême droite a gagné en puissance sans gagner en crédit ; elle reste en quarantaine et, en conséquence, plus elle progresse, plus elle affaiblit la droite. Cette quarantaine s'applique avec rigueur : la droite modérée ne s'interdit pas seulement toute alliance avec le Front national, elle s'interdit de partager une quelconque de ses références ou de ses propositions. Par là, elle est conduite à abdiquer certaines de ses propres idées. Il en résulte que des normes classiques ou des sentiments naturels, devenus l'exclusivité de M. Le Pen, ont pris l'apparence de propositions extrémistes. Quelques pas de plus et il ne sera plus possible de dire son attachement à la famille ou son admiration pour Jeanne d'Arc sans être soupçonné d'avoir pactisé avec le diable.

Certes, le président du Front national semble prendre un malin plaisir à tendre des verges à ses adversaires, et sur la question brûlante, celle du racisme, il ne dit pas ce que tout homme de cœur et de raison doit dire. Il n'empêche. L'ostracisme et l'anathème ne sont pas de bonne politique. Il faut disputer, il faut distinguer, il faut argumenter. C'est la manière démocratique, c'est aussi la seule manière de conserver sa liberté d'esprit et de ramener au bercail les brebis perdues. Ainsi : l'attitude raciste qui consiste à réduire un homme aux caractères supposés de son groupe d'appartenance est au mieux une forme de sottise, il ne s'ensuit pas que toutes les formes d'antiracisme soient des idées justes (il existe un antiracisme corrompu comme il a existé un antifascisme corrompu) ; la xénophobie est au mieux une attitude déraisonnable, il ne s'ensuit pas qu'on doive considérer son pays comme un lieu sans âme, ouvert à tous les vents. La démocratie est un pari sur la raison, encore faut-il que la raison s'exprime.

Ce n'est pas ce qui s'est passé lors du psychodrame de l'entre-deux tours. Le débat refusé au nom de l'affrontement fantasmatique entre la République et le fascisme, des généralités vagues et des slogans en guise d'arguments, des jeunes gens à qui on apprend le vil plaisir de dénoncer et d'injurier, des journalistes des ondes qui donnent libre cours à leur parti pris... On n'a guère entendu que des propos excessifs. Le président du FN est coutumier du fait, fallait-il pour lui répondre faire de même ou pire en orchestrant un tintamarre où on avait peine à discerner quelques bribes de pensée ?

La question finale est celle-ci : quelle France voulons-nous ? Dans quelle Europe ? Il ne suffit pas d'invoquer pieusement les " valeurs de la République ". Si être français signifie seulement l'attachement aux valeurs formelles de la démocratie libérale, alors il n'y a pas de différence entre être français et être suédois ou américain ou même japonais. Le peuple de notre pays n'est sans doute pas de cet avis. Encore faudrait-il que le débat fût loyal. Il ne l'est guère. Pour rétablir les choses, il importe que les hommes de la droite modérée accordent de l'intérêt aux idées et fassent preuve de liberté d'esprit. L'espoir est faible.

 

PH. B.