Résumé : Le souvenir de Michel Foucault et de Jacques Derrida entretient l'idée de négation de la nature humaine dans son essence même. Face aux effets pratiques de cette tromperie idéologique, l'enjeu est de redonner le sens de l'homme et du réel.

 

 

 

 

 

À L'OCCASION du vingtième anniversaire de la mort de Michel Foucault, puis lors de la mort de Jacques Derrida , les médias ont proposé de généreuses couvertures de leur disparition et usé d'un langage riche en superlatifs. Les idées de ces deux philosophes, exprimées souvent avec talent, ont actuellement pour caractéristique principale de nier la nature humaine dans son essence même .

Face aux tromperies de la manipulation idéologique (Benoît XVI), l'enjeu pour notre temps est colossal : il s'agit de redonner le sens de l'homme et du réel.

 

I- LA NÉGATION DE LA NATURE HUMAINE

 

Écoutons Michel Foucault interrogé par Madeleine Chapsal pour La Quinzaine littéraire du 16 mai 1966 :

 

En apparence, oui, les découvertes de Lévi-Strauss, de Lacan, de Dumézil appartiennent à ce qu'il est convenu d'appeler les sciences humaines ; mais ce qu'il y a de caractéristique, c'est que toutes ces recherches non seulement effacent l'image traditionnelle qu'on s'était fait de l'homme, mais à mon avis elles tendent toutes à rendre inutile, dans la recherche et dans la pensée, l'idée même de l'homme. L'héritage le plus pesant qui nous vient du XIXe — et dont il est grand temps de nous débarrasser — c'est l'humanisme... Notre tâche est de nous affranchir définitivement de l'humanisme.

 

Cette entreprise, explique Michel Foucault, a commencé avec Nietzsche lorsque ce dernier a montré que la mort de Dieu n'était pas l'apparition, mais la disparition de l'homme, que l'homme et Dieu avaient d'étranges rapports de parents... que Dieu étant mort, l'homme n'a pas pu ne pas disparaître... .

Sartre et Camus, malgré leur athéisme, avaient gardé l'humanisme. Il convient maintenant de détruire ces chimères obnubilantes que constitue l'idée selon laquelle il faut chercher l'homme .

Affirmant que l'Occident a cessé de croire en Dieu, Michel Foucault, interrogé au Japon par Watanabe, explique que la sexualité est devenue un lieu privilégié pour l'expérience du sacré. Dépasser les limites dans la sexualité, cela a fini par équivaloir à expérimenter le sacré . Lors d'un débat avec Chomsky sur la nature humaine (1974) dont l'auteur américain défendait la notion, Foucault indiqua sa méfiance à l'égard de l'idée même de nature humaine dénuée, selon lui, de toute valeur scientifique.

La même année, invité à l'Université pontificale catholique de Rio de Janeiro, il cita Nietzsche en soutenant l'idée d'une rupture entre la connaissance et les choses ou plutôt l'absence dans la connaissance de quelque chose comme bonheur et amour, mais haine et hostilité ; il n'y a pas unification, mais système précaire de pouvoir .

Enfin, lors d'un entretien avec J. Chancel à Radio France en 1975, Foucault, devenu professeur au Collège de France et présenté comme un des plus grands penseurs de ce temps , commença par écarter l'idée de devenir meilleur et proposa plutôt de majorer la quantité de plaisir dont (l'homme) est capable dans son existence . Il avoua que son erreur n'a pas été de dire que l'homme n'existe pas, mais d'imaginer qu'il serait si facile de le démolir .

Aristote avait distingué l'hédonisme, qui est la recherche des plaisirs, et l'eudémonisme qui est la quête du bonheur. En niant la possibilité du bonheur, Foucault, historien philosophe, n'avait plus que le plaisir à offrir, mais il s'aperçut que la nature humaine, faite pour le bonheur, résistait à cette réduction. Il fallait donc la démolir. C'était le côté violent de la théorie et Marx était convoqué : À la limite, on pourrait se demander quelle différence il pourrait y avoir entre être historien et être marxiste . Le mur de Berlin n'était pas encore tombé.

Interviewée par le journal La Croix le 25 juin 2004, Blandine Kriegel, qui collabora avec Michel Foucault au Collège de France, pense qu'il a été le plus grand philosophe de sa génération et à la question Quelle est sa grande référence française ? , Blandine Kriegel répond : Je pense que l'on peut évoquer Pascal, pour la dimension de la finitude : une noblesse de la finitude telle qu'on la trouve dans l'œuvre de Pascal, du côté d'un certain jansénisme... En réalité, c'est une véritable philosophie de l'individu qu'il propose. Comparer Foucault à Pascal, c'est beaucoup, Jarry aurait peut-être dit Hénorme .

Plus loin, elle affirme l'existence d'un humanisme foucauldien : non adossé à une conception toute puissante, mais au contraire modeste, éprise du négligé, du rejeté . Foucault avait prévenu : démolir l'homme est une entreprise ardue !

De son côté, le journal Le Monde (20 septembre 2004) a consacré dix pages à Michel Foucauld, et Natalia Avtomonova, de l'Institut de philosophie de Moscou, écrit : Certaines idées de Foucault, dans leur radicalité, pouvaient être interprétées comme des provocations, par exemple "la mort de l'homme". Mais, en même temps, Foucault aspirait à la vie, à une nouvelle anthropologie concrète qui aurait permis de relier les savoirs, les institutions et les pratiques.

On voit que la destruction de l'homme dans les pays de tradition chrétienne résiste malgré tous les efforts de Foucault, mais à Tokyo, en revanche, l'œuvre de Foucault semble être acceptée sans glose humaniste. Foucault notait le lien entre la mort de Dieu et celle de l'homme.

 

Derrida : la déconstruction

 

Derrida, ami de Foucault et de Deleuze, tous marqués par Nietzsche et contempteurs de la nature humaine, vient de mourir. Le Monde lui a consacré huit pages et Libération sept. Le théoricien de la déconstruction la définissait comme une pensée de l'origine et des limites de la question "qu'est ce que ?"... Elle est en effet une interrogation sur tout ce qui est plus qu'une interrogation . Appliquait-il cette déconstruction lorsqu'il déclara dans un entretien du 19 août 2004, publié par le monde sous le titre Je suis en guerre contre moi-même :

 

Si j'étais législateur, je proposerais tout simplement la disparition du mot et du concept de "mariage" dans un code civil et laïque... En supprimant le mot et le concept de "mariage", cette équivoque ou cette hypocrisie religieuse et sacrale, qui n'a aucune place dans une constitution laïque, on le remplacerait par une "union civile" contractuelle, une sorte de PaCS généralisé, amélioré, raffiné, souple et ajusté entre des partenaires de sexe ou de nombre non imposé ?

 

Cette déconstruction sociale si radicalement interrogative sur les conséquences de ce bouleversement des fondements d'une société humaine n'était peut-être pas ce qui a inspiré le président Chirac déclarant qu'avec Jacques Derrida, la France avait donné au monde l'un des plus grands philosophes contemporains, l'une des figures majeures de la vie intellectuelle de notre temps . Mais le ton était donné.

Notons cependant un trait émouvant à propos de Derrida. Dans Le Monde du 12 octobre 2004, Jean-Luc Nancy, philosophe et ami de Derrida, évoquait une conversation qui eut lieu un peu avant la mort de ce dernier. S'entendant affirmer : Tu es inconditionnellement et absolument celui que tu es éternellement. Et cela n'a rien à voir avec une résurrection religieuse , Derrida s'est écrié : Finalement, j'aimerais mieux une vraie résurrection classique ! Était-ce une plaisanterie, comme le prétend Nancy, ou le cri d'une âme faite pour une immortalité réelle et non pas seulement métaphorique ou déconstructiviste ?

Le succès extraordinaire de Derrida sur les campus américains est bien connu, mais son succès auprès des étudiants des universités russes l'est moins. Derrida intervint par exemple à l'université Lomonossov (MGU) de Moscou et dans un amphithéâtre comble. Il n'hésita pas à citer Marx. Après tout, il s'était déclaré marxiste à Paris et le restait à Moscou. L'académicien V. Ivanov le lui reprocha publiquement en rappelant ce que la Russie avait souffert avec ce nom là. Derrida répondit qu'il parlait maintenant dans un pays libre et avait la liberté de citer qui lui semblait bon. Ce n'est pas le marxiste que les étudiants russes venaient entendre mais l'auteur du déconstructivisme qu'on voulait écouter avec son obscur discours qui permet toutes les interprétations en restant à la pointe de la mode intellectuelle occidentale, disons même française, car Foucault, Deleuze et Baudrillard occupent le terrain de la désespérance post-moderne.

Lorsqu'on apprit la mort de Derrida, le doyen du département de philosophie de MGU demanda à quelle autorité française il fallait envoyer un télégramme de condoléances. On évoqua le président Chirac, puis on se décida pour l'Académie des sciences !

 

Faiblesses du monde orthodoxe

 

L'Église orthodoxe est mal équipée pour relever les défis culturels et lorsqu'on entend un moine du célèbre monastère d'Optina Poustyne, fréquenté hier par Dostoievski, Léontief, Tolstoï et Soloviev, déclarer que si la science et la culture sont occidentales, la spiritualité est orientale, en l'occurrence russe, on s'inquiète pour cette spiritualité sans base culturelle.

La dureté des conditions de vie quotidienne, l'absence de débouchés professionnels, enfin l'espèce d'enfermement général, expliquent la séduction du nihilisme, fût-il d'importation, chez les étudiants. Une consolation dans cet épais brouillard : deux fort ouvrages de six cents pages viennent de paraître à Moscou et mettent à la disposition de lecteurs russes des oeuvres d'Etienne Gilson et de Jacques Maritain, éminents philosophes socratiques français capables de faire face aux sophistes de France.

Pour la Russie, il existe un auteur, Serguei S. Avérintsev (1937-2004), prématurément décédé, dont l'œuvre diversifiée met au service de la vérité une culture raffinée ouverte aux autres traditions et une sûreté de jugement appliquée avec un égal bonheur à la poésie, à la politique et à la religion qu'il pratiquait en chrétien orthodoxe convaincu. Ses œuvres complètes sont en cours de publication aux éditions Doux Litera de Kiev, sous la direction du professeur Konstantin Sigov. Philologue de grand talent, Serge Avérintsev, membre de l'Académie des sciences de Russie et de l'Académie pontificale des sciences sociales à Rome, se proposa de rétablir les liens rompus de la Russie soviétisée avec la tradition byzantine et surtout avec la culture biblique. Il traduisit le Livre de Job, les psaumes et les Évangiles de Matthieu et de Luc. C'est l'esprit de Vladimir Soloviev qu'on retrouve chez lui.

 

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Ces quelques considérations nous ramènent à Platon et plus précisément à Socrate qui interrogeait non pas pour détruire, comme les sophistes, mais pour chercher la vérité et singulièrement celle de la nature humaine qui est une réalité qu'il s'agit de connaître et non pas un concept que l'on peut supprimer .

Ce qui est remarquable, ce n'est pas l'existence de sophistes mais l'ampleur de leur influence et les interprétations les plus paradoxales des jeux de langage qui souvent leur tiennent lieu de pensée. La France est riche de cette littérature et on peut s'en inquiéter car les idées mènent le monde, qu'elles soient vraies ou fausses. La popularité des auteurs n'a aucune corrélation nécessaire avec la vérité de leurs oeuvres, on l'a vu avec les idéologies caractéristiques du XXe siècle. Mais, sociologiquement, cette popularité est un indicateur assez précis de l'orientation culturelle d'une société et finalement de son éthique de référence.

 

 

 

II- LES BASES DE LA RÉPONSE ANTHROPOLOGIQUE CHRÉTIENNE

 

Un chrétien, et plus précisément un catholique, dispose de sources sûres. Mais il faut aussi que ces lumières soient réfractées dans les cultures locales. Il faut des penseurs pour acculturer la vérité dans l'espace et dans le temps. Pendant une génération, disons de 1930 à 1960, la France a été féconde en philosophes d'inspiration (Maritain, Gilson) ou d'aspiration (Blondel, Marcel) chrétienne dont le rayonnement a été international. Il faut leur souhaiter une postérité . La Sorbonne, rappelait Paul VI, avait été au Moyen Âge le four où cuisait le pain intellectuel de la chrétienté. Il n'y a plus de chrétienté, mais on a toujours besoin de pain. Ainsi, les aspects fondamentaux de l'anthropologie qui sous tend cette pensée méritent d'être rappelés.

 

La réalité métaphysique de la personne humaine

 

Le savoir métaphysique porte sur l'être, sur ce qui existe, et dans la mesure où la seule existence d'une chose qui existe manifeste celle de Dieu, le mal lui-même — qui est une privation — prouve l'existence de Dieu qui est l'être pur. L'esprit humain connaît par les sens, et son esprit dématérialise ce que les sens indiquent pour saisir l'essence des choses matérielles. Les substances des choses ont une essence distincte de leur existence ; seul Dieu a pour essence son existence et c'est pour cela, à cause de son infinité, que nous ne pouvons pas le connaître par la seule raison, mais seulement savoir qu'Il existe. Notre esprit capte les intelligibles contenus dans les choses, c'est-à-dire les essences qui limitent l'être spécifique de chaque substance en leur donnant une délimitation, une frontière. Notre esprit est très limité du fait de l'origine matérielle de ses sources, mais il saisit l'universel des choses et a la liberté, ce qui le rend capable, par la grâce, de croire et d'aimer Dieu .

La personne humaine n'est pas, selon saint Thomas, une notion morale, mais une réalité métaphysique, c'est l'existence actuelle par soi d'une substance composée d'une forme spirituelle, l'âme, et d'une matière corporelle, le corps. L'agir de la personne n'est qu'une conséquence, et la liberté n'est qu'une propriété de cette existence par soi qui dépend de l'Être par excellence, Dieu — dont l'essence est son existence elle-même.

La nature humaine, c'est-à-dire une âme qui informe un corps, est ce par quoi quelqu'un possède l'existence, tandis que la personne humaine proprement dite est cela même qui possède l'existence. La personne humaine est donc davantage qu'une nature humaine individualisée par son corps, c'est un être qui existe par soi. Il ne suffit pas de dire de quelqu'un qu'il a une âme et un corps, mais il faut préciser qu'il s'agit d'une âme et d'un corps déterminés avec leurs particularités. C'est le fait d'exister qui fait que l'âme et le corps constituent un tout unique avec toutes ses particularités, et un tout ouvert sur l'universel en raison de la spiritualité de l'âme qui doit pourtant utiliser les sens du corps pour connaître .

Le Christ a une nature humaine, mais n'est pas une personne humaine, Il est une personne divine. L'unité de la personnalité du Christ se réalise dans son être divin, une des trois personnes de la Trinité, et non par une nature humaine recevant l'existence comme les autres humains. La personne du Christ subsiste en deux natures. Aussi, bien qu'il y ait un seul subsistant, le mode de subsister est double. La personne (du Christ) est donc dite composée, en tant qu'une seule réalité subsiste en deux (natures) (saint Thomas, III, qu2.a.4).

Par ailleurs les âmes, saintes ou non, qui sont séparées de leur corps par la mort ne sont plus des personnes humaines ; elles le redeviendront à la résurrection des morts car une personne humaine c'est l'unité d'une âme informant un corps.

 

Les lieux théologiques

 

C'est la foi qui permet d'accéder à la connaissance théologique en donnant une lumière que la raison ne peut obtenir par elle même. Mais la foi ne nous donne qu'une connaissance obscure de Dieu. La révélation nous apprend que Dieu est trinitaire, que Dieu s'est incarné, que nous sommes appelés à la béatitude.

On distingue la théologie positive qui porte sur ce qui est formellement révélé et la théologie spéculative qui porte sur le révélable . Dans la théologie il n'est question que de Dieu. Le raisonnement scolastique n'est pas la cause d'une connaissance théologique, mais sa condition. La théologie est une science humaine, mais la lumière qui traverse ses élaborations a une origine surnaturelle, elle est divinement inspirée et la vérité qui est proposée est homogène avec le donné théologique positif et par lui avec la Révélation .

Les sources de la théologie appelées lieux théologiques (Melchior Cano au XVIe) sont au nombre de dix : l'Écriture ; la Tradition ; le Magistère ; les conciles ; l'Église romaine ; les Pères ; les scolastiques et canonistes ; la raison naturelle ; les philosophes ; l'histoire. On peut les regrouper en trois lieux théologiques : Écriture ; Tradition ; raison. Vatican I ramena les lieux théologiques à deux : Écriture et tradition (règle éloignée) et Magistère (règle proche). Le catéchisme de Pie X s'y tient : Écriture et Tradition interprétée par le Magistère. Vatican II adopte une division tripartite : Écriture, Tradition, Magistère, inséparablement coordonnés.

On peut ajouter la liturgie, les saints — notamment les docteurs —, les sciences humaines si développées aujourd'hui. Certaines apparitions reconnues par le Magistère ne constituent-elles pas, à leur manière, des lieux théologiques, comme Paray-le Monial pour la dévotion au Sacré-Cœur par exemple ? La multiplication depuis le XIXe de ces apparitions mérite d'être considérée. Citons Lourdes, Fatima et le message de sœur Faustine sur la miséricorde.

Toutes ces sources doivent être homogènes avec la Révélation et être authentifiées par le Magistère qui est au service de la Révélation. C'est sur Pierre que le Christ a fondé son Église et la tradition apostolique trouve sa plénitude dans l'Église romaine (subsistit in) selon Vatican II. Des systèmes théologiques différents (néo-platonicien ou aristotélicien par exemple) sont légitimes, mais une métaphysique de l'être comme celle de saint Thomas, la plus universelle, a été recommandée par le Magistère. Le langage et le vocabulaire doivent être celui du sens commun qui assure la pérennité des formulations dogmatiques. Le terme substance, par exemple, ignoré par la philosophie moderne depuis Descartes, doit être maintenu en raison de son importance pour le mystère de la Trinité et l'Eucharistie, avec l'expression de transsubstantiation.

En conclusion on peut dire que la théologie est l'empreinte de la connaissance que Dieu a de Lui-même, sur l'esprit du théologien par la Révélation, et que le Magistère garantit.

 

La mystique – une expérience de connaturalité

 

Ce type de connaissance n'est pas conceptuelle mais s'effectue par connaturalité ; le mystique pâtit (Denys), il connaît par expérience et a besoin de la Grâce sanctifiante et des dons du Saint-Esprit. C'est la charité, l'amour qui lui permet de connaître Dieu incomparablement mieux que par une connaissance spéculative de type théologique, qui reste par ailleurs essentielle ici-bas pour la foi du mystique. Notre connaissance par la foi sera remplacée au Ciel par la vision de Dieu, mais la charité des saints ne passera pas, elle s'épanouira. Saint Paul élevé au troisième Ciel ne pouvait dire ce qu'il avait vécu et les mystiques se plaignent de l'impossibilité de dire ce qu'ils ont vécu.

Charles Journet explique que la connaissance conceptuelle se fait selon la loi de la foi qui aime et la connaissance par connaturalité selon la loi de l'amour qui croit . Il ajoute à propos de la seconde qu'elle est, plutôt qu'une connaissance qui ignore, [une] inconnaissance qui comble.

On pourra distinguer avec Denys : la théologie affirmative (noms divins) et la théologie négative (théologie mystique). La théologie mystique est l'ensemble de ces deux approches, car c'est sur la route que la foi ouvre par les concepts (Journet), et que le mystique avance.

Il faudrait maintenant citer les mystiques eux-mêmes, c'est-à-dire faire des choix qui dépendront des personnes qui choisissent, des tempéraments, des spiritualités vécues, des moments, des lieux, des circonstances. Bien sûr il y a de grandes figures plus universelles, comme les docteurs mystiques que l'Église nous propose. À certains moments de la vie, à certains jours ; tels ou tels témoignages toucheront davantage. Chacun peut le vérifier.

Ce qui importe, c'est de lire les mystiques authentiques pour évangéliser non seulement l'intelligence, mais aussi l'affectivité. On peut aussi remarquer l'importance des mystiques femmes, moniales et femmes mariées, en Occident, à partir du moment où la scolastique prit son envol avec le risque d'un certain rationalisme. Catherine de Sienne, l'illettrée, est choisie notamment en raison de l'orgueil des docteurs. Mais des mystiques, comme Gertrude d'Hefta, sont fort instruites.

Enfin il y a les mystiques chrétiennes et les autres. Maritain parlait pour la mystique non chrétienne d'une mystique du miroir (connaissance du soi), et pour la mystique chrétienne d'une mystique du feu.

 

La nature humaine, l'Église et le monde

 

Le pain de l'Amour, dont l'humanité a tant besoin, l'Église le propose toujours, mais encore faut-il qu'il soit distribué. On ne peut se contenter d'accumuler les sacs de farine dans le moulin.

Le cardinal Ratzinger, avant de devenir le doux Christ de la terre , selon l'expression de Catherine de Sienne, fit remarquer que l'Église a besoin d'une interface pour communiquer avec le monde . La chrétienté a longtemps tenu ce rôle, elle ne le tient plus aujourd'hui en Europe dont on veut ignorer les racines chrétiennes, mais il est nécessaire de trouver un consensus minimum sur des valeurs communes. Aux États-Unis, ce consensus est biblique avec une connotation protestante. En Amérique latine il est aussi biblique, avec une connotation catholique, mais sans exclure les sectes qui se réfèrent à la Bible. En Russie on voit s'esquisser dans un style symphonique politico-religieux, un consensus de type orthodoxe majoritaire. C'est en Europe occidentale et notamment en France qu'on observe une sorte de vide, faute d'un consensus axiologique minimum. C'est la contestation nihiliste dont on a donné plus haut des exemples, qui s'impose actuellement. Les conséquences sur la législation sont déjà très sensibles, et les mentalités influencées par les médias sont largement contaminées.

La religion, amie de la raison, et ultime rempart des valeurs humanistes authentiques, fait l'objet d'un rejet global. On commence par s'en prendre aux sectes, puis ce sera le tour des religions refoulées dans la vie strictement privée et bientôt persécutées. Benoît XVI a demandé que la raison surveille la religion et que la religion permette à la raison de respirer afin d'éviter un rationalisme étouffant ; mais pour parvenir à cet équilibre il faut un interface culturel permettant de s'accorder sur des valeurs communes qui ne soient pas des modes éphémères ni de simples techniques constamment dépassées par les découvertes scientifiques.

À l'occasion d'un congrès sur la loi naturelle qui s'est tenu au Latran en février 2007, Benoît XVI a déclaré aux 200 membres du congrès lors d'une audience le 12 février :

 

La loi naturelle est en définitive le seul rempart valide contre l'arbitraire du pouvoir ou des tromperies de la manipulation idéologique. La première préoccupation de tous – et particulièrement pour qui a la responsabilité publique – est donc d'aider au progrès de la conscience morale. Tel est le progrès fondamental et sans ce progrès, tous les autres progrès ne sont pas de vrais progrès... Dans le monde contemporain, on assiste à une dérive relativiste qui blesse dramatiquement la société et c'est souvent la vie humaine elle-même qui paie le manque de respect de la loi morale naturelle , mais aussi la famille.

 

Il insista sur l'urgence de réfléchir sur le thème de la loi naturelle, source de normes, qui précèdent toute loi humaine, et qui n'admettent pas de dérogation comme le respect de la vie humaine de sa conception à son terme naturel.

Il critiqua le positivisme juridique, qui revient à transformer en droits les intérêts privés alors qu'au contraire ce doit être la loi naturelle qui tient lieu de fondement à tout ordonnancement juridique intérieur ou international.

Reconnaissant que notre connaissance de la loi naturelle est imparfaite, il ajouta :

 

Les scientifiques doivent aussi contribuer à aider à comprendre en profondeur notre responsabilité vis-à-vis de l'homme. Sur cette base, il est possible et il est nécessaire de développer un dialogue fécond entre croyants et non-croyants, entre théologiens, philosophes, juristes, scientifiques, qui peuvent fournir aussi aux législateurs un matériel précieux pour la vie personnelle et sociale.

 

Les découvertes sur l'évolution ont souvent été interprétées dans un sens qui ruinait l'idée classique de la loi naturelle, notamment avec le darwinisme et les écoles qui s'y rattachent. Mais il faut distinguer l'évolution d'une part, et les philosophies évolutionnistes de type matérialiste d'autre part, qui s'en tiennent exclusivement aux observations empiriques et refusent dogmatiquement la métaphysique, sans même parler des religions. Le résultat de ce rationalisme est paradoxal : il conduit à ruiner la raison, qui est au cœur de la loi naturelle humaine, et faire des techniques, non plus des instruments, mais les normes de l'action au service des instincts, qui constituent alors le plus petit dénominateur commun du consensus politique.

Si le droit positif n'est plus orienté par la loi non écrite, qui est celle de la nature humaine, il sera le résultat des majorités parlementaires ou des dictatures, qui s'accorderont en fonction des passions dominantes aux dépens de la raison. Une image biblique vient à l'esprit : Moïse va chercher sur le Sinaï les Tables de la loi qui traduisent les exigences de la loi naturelle toujours menacées par les instincts. Il s'absente quarante jours et trouve le peuple en train d'adorer un veau d'or, symbole de l'argent, de la sexualité et du pouvoir (dieu terrestre).

Les législations adoptées dans les pays occidentaux riches et libres, depuis quarante ans, constituent une illustration de cette dérive de la raison privée de sa norme non écrite.

Les progrès prodigieux de la science devraient être un moyen de mieux connaître la loi naturelle, à condition de ne pas écarter en philosophie l'approche métaphysique qui est un savoir objectif, mais il faut reconnaître que les sophistes ont plus de succès que les chercheurs de vérité, comme au temps de Socrate. C'est ici que le christianisme peut apporter une contribution essentielle. La laïcité n'est pas en cause, c'est le laïcisme qui est périlleux.

Que faire concrètement ? Ce sont des minorités rayonnantes qui font et défont des civilisations. Les chrétiens l'ont montré au sein de l'empire romain et plus tard dans le cadre de chrétientés. Aujourd'hui, les chrétiens sont à nouveau minoritaires et c'est à eux de relever les défis du monde moderne, non seulement en Europe ou en Amérique, mais aussi dans les grandes civilisations asiatiques, en particulier la Chine. En Europe, dont les racines millénaires sont chrétiennes, le laïcisme et l'islam posent des défis contraires. C'est un nouveau tournant de l'histoire.

 

Croire à l'amour

 

La création de l'humanité et sa rédemption sont des initiatives d'un Amour de Dieu, si extrême qu'il se fait Corps et Sang pour diviniser la nature humaine. Bossuet résumait admirablement le christianisme en disant : L'Amour descend.

Du côté de la créature, la foi est requise. Les anges et les élus, ce sont ceux qui ont cru à l'Amour. Celle qui, plus jeune que le péché, a dit fiat à la proposition transmise par l'ange de devenir la Mère de Dieu, est , du côté de la créature, ce qui est le plus parfait pour répondre au dessein de Dieu dont seule l'éternité permettra de comprendre et de louer l'amour infiniment adorable.

 

P. DE L. +*

 

* Professeur honoraire de l'université de Genève (sociologie) et professeur associé au Latran ; ordonné prêtre par Jean Paul II le 13 mai 2001. Derniers ouvrages parus : La Loi naturelle, le Politique et la Religion, Parole et silence, 2004 ; Phénoménologie de la religion Parole et Silence/Desclée De Brouwer, 2007.