QUICONQUE A DEJA LU ou entendu Pierre Manent a une idée de l'effet que devait produire Socrate à Athènes : cet air naïf du voyageur débarquant de Sirius et s'interrogeant sur les pratiques les plus habituelles et les plus communes de l'homme contemporain, doublé d'une passion pour la chose publique qui empêche ce questionneur de sombrer dans le cynisme... Que de fois, au fil de mes lectures ou de ses séminaires, ai-je eu le sentiment que cette question qu'il formulait si finement était en moi, en nous, depuis des années ! C'est là, à n'en pas douter, la marque d'un grand philosophe, d'un grand disciple de l'Athénien contrefait qui a tant apporté à l'Occident.

 

Or poser les problèmes clairement, montrer la fragilité de nos préjugés, est précisément ce qui nous manque le plus aujourd'hui, et tout spécialement sur les questions politiques les plus fondamentales : le gouvernement, la nation, la démocratie, l'Europe ou la laïcité... À vrai dire, la situation est même pire encore, en un sens, car ces questions n'en sont plus. Dans la Raison des nations, le philosophe, directeur de recherches à l'EHESS, reprend sa méthode socratique : poser des questions, sans prétendre les résoudre, mais en aidant le lecteur à formuler ce qui n'est que confus dans son esprit. Le sous-titre de ce très petit ouvrage, quasiment sans notes et d'une remarquable simplicité, explicite mieux le projet : Réflexions sur la démocratie en Europe. N'allons pas y chercher un mystérieux " plan B " pour relancer la construction européenne, ni un manifeste souverainiste ! L'essentiel est ailleurs : que voulons-nous dire quand nous parlons de démocratie ? Quel est le but ultime de la construction européenne ? Pourquoi l'attachement à la nation est-il devenu à ce point suspect ?

 

L'âge de l'empire et de l'uniformité

 

Mais cet ailleurs, cet essentiel, n'est pas seulement un " point obscur " de la conscience européenne, il est aussi un impensé de toute la tradition philosophique politique. Car nous arrivons en un temps où, pour la première fois depuis l'Athènes de Socrate, Platon et Aristote, l'Occident a cessé de penser la politique au travers du prisme d'une forme politique (jadis la cité, aujourd'hui la nation). C'est un lieu commun de parler d'âge impérial pour décrire notre monde contemporain. De fait, les États-Unis se comportent de plus en plus en empire ; l'Europe se construit comme un empire ; la plupart des autres grandes civilisations, notamment la Chine et la sphère islamique, sont historiquement des empires...

Et chacun voit bien à quel point il est vain de répondre, comme le font souvent les représentants officiels du peuple américain, ou les fédéralistes européens : nous ne sommes pas un empire, car contrairement à l'empire, notre édifice politique ne repose pas sur la coercition. Certes — encore qu'il n'existe pas d'édifice politique qui ne repose, au moins pour partie sur la coercition, ne serait-ce que défensive à l'égard des forces extérieures et des ferments d'implosion internes. Mais là n'est pas la question principale. Elle réside plutôt dans le fait qu'en prétendant faire du modèle dit " occidental " (et aujourd'hui résumé à la démocratie représentative et à l'économie de marché) un modèle universel, on en vient à penser et interpréter le monde, comme le dit Pierre Manent dès les premières lignes de son ouvrage, au moyen d'un " sentiment du semblable ", admirablement décrit en son temps par l'un des plus grands penseurs de la démocratie, Alexis de Tocqueville.

C'est ici que les " empires " contemporains se distinguent le plus visiblement de ceux de jadis. Au sein de l'Empire romain, personne ne soutenait que les habitants d'Asie mineure étaient des citoyens romains (ce qui n'empêchait pas qu'ils puissent le devenir) ; chaque partie de l'Empire existait comme cité, comme fédération tribale, comme monarchie... Aujourd'hui, il est devenu malséant de dire, et presque de penser, qu'un Allemand et un Français sont deux êtres différents. Le mécanisme devant conduire à la fin de l'histoire a certes changé, par rapport au marxisme, mais l'on poursuit le rêve d'une " société sans classe ", où ce ne sont plus les distinctions sociales qui sont pourchassées, mais toutes les distinctions sans exception. Il devient progressivement impossible de " discriminer ", quel que soit le critère de discrimination. Naturellement, ce " sentiment du semblable " suscite, comme par un système de soupape, une frénésie identitaire, on serait presque tenté de dire une frénésie tribale, qui contribue à " détricoter " les formes politiques de naguère, et, en particulier, les nations.

Soit dit en passant, mais les lecteurs de Liberté politique le savent bien, le message authentique de l'Évangile ne se confond nullement avec ce " sentiment du semblable " ; c'est bien sûr un message universel, mais ce n'est point un message destiné à des hommes déracinés. L'Église n'a jamais condamné l'amour de la patrie ou de la nation, bien au contraire. Voici peu, Benoît XVI déclarait même au clergé de Rome, à propos de l'Afrique : " Cette Église est entre de bonnes mains, mais cependant elle souffre parce que les nations ne sont pas encore formées . " Admirable hommage à la forme politique nationale, qui ne condamne pas d'autres formes politiques, mais nous rappelle judicieusement que nous n'avons pas à rougir de nos attachements naturels !

 

Démocratie religieuse

 

Dans la Raison des nations, Pierre Manent reprend et développe une thèse qu'il avait déjà exposée : la nation et la démocratie se sont appelé et contrecarré mutuellement pendant des siècles. En effet, la nation appelle le gouvernement de soi par soi, le self-government de la tradition anglo-saxonne, dont la forme la plus achevée est évidemment la démocratie. D'un autre côté, on ne pouvait, dans la pensée politique classique (qu'elle soit traditionnelle ou moderne, d'ailleurs), imaginer que la démocratie soit autre chose qu'un régime politique, logiquement appelé à gouverner une communauté politique donnée, cité ou nation. Mais par ailleurs, la nation constituait une limite à la démocratie, puisque n'étaient envisageables que les décisions visant le bien, réel ou supposé, du corps politique : une décision démocratique visant la mise à mort de la communauté politique aurait été un non-sens dans cette pensée classique.

On voit bien à quel point la notion de démocratie a évolué au cours des dernières décennies. L'idée même de démocratie universelle en est révélatrice. Comme l'écrit Pierre Manent : " Il y a peu de temps encore, l'idée démocratique légitimait et nourrissait l'amour que chaque peuple éprouve naturellement pour lui-même. Désormais, au nom de la démocratie, on réprouve et rabroue cet amour " (p. 18). La démocratie n'est plus une méthode de gouvernement de soi ; elle est devenue une idéologie diffuse, d'autant moins discutable qu'elle n'est point perçue comme telle. On ne peut que penser à la " démocratie religieuse " dont parlait Maurras : à la place d'un régime plus ou moins bon en soi, et surtout plus ou moins bon en fonction des situations culturelles, historiques ou politiques, une doctrine politique et morale se donne pour universellement meilleure comme tout autre doctrine. Plus exactement, toutes les autres doctrines y sont tolérables, pour autant qu'elles acceptent le mode très particulier de recherche de la vérité et du bien commun qui domine la " démocratie religieuse " – dénoncée naguère, sous le nom de démocratisme, par Jean-Paul II.

La démocratie est devenue cet étrange paradoxe d'une immanence parfaite (puisque le corps politique se donne à lui-même ses propres lois et récuse jusqu'à la possibilité de lois supérieures à la loi civile ) qui s'impose pourtant comme transcendante (puisque toutes les lois religieuses, morales, ou même les simples " lois " politiques qui gouvernent tout corps social, sont passées au crible de leur compatibilité avec la loi démocratique ).

De fait, le problème politique aujourd'hui est sans doute d'abord un problème moral et un problème religieux. Or, c'est un autre intérêt du travail de Pierre Manent que de se pencher en politologue sur le " fait religieux ". Et le fait religieux comme tel, pas seulement la fameuse ritournelle de la compatibilité entre islam et démocratie. On lira en particulier avec grand intérêt les réserves de l'auteur sur l'intégration de la Turquie dans l'Union européenne, d'autant plus que Manent, contrairement à la majorité des commentateurs, n'hésite pas à dire que la religion est le principal obstacle à cette intégration. On lira également avec un grand intérêt les pages sur la " sortie d'Europe " du peuple juif, après la tragédie de la Seconde Guerre mondiale.

Mais, de façon générale, cet ouvrage est à lire et à relire absolument, pour se poser les bonnes questions sur une situation complexe où tous les repères ont été brouillés à plaisir par les gouvernants et les commentateurs. Ce petit livre socratique, qui nous replonge aux sources athéniennes et bibliques de l'Occident, est une œuvre de salubrité publique !

 

G. DE TH.