Par EMMANUEL TRANCHANT*
LE 31 DECEMBRE 1959, le Parlement votait la loi portant sur les rapports entre l'État et les établissements d'enseignement privé défendue par Michel Debré : en fêter les cinquante ans suppose un droit d'inventaire que le consensus de rigueur a quelque peu occulté. S'il faut rappeler les circonstances de la naissance de l'enseignement privé sous contrat, sur le berceau duquel se penchent les deux bonnes fées de l'Église et de l'État soucieuses d'annuler d'un trait définitif les querelles surannées du Sacerdoce et de l'Empire, il convient surtout d'évaluer la croissance du nouveau-né à l'aune des libertés éducatives, et particulièrement celles des familles et de l'Église.

Une loi de paix scolaire
Lorsque l'enfant paraît, c'est Moïse sauvé des eaux. La loi Debré sauve l'enseignement catholique du naufrage matériel qui le menaçait et il est apparu à ses responsables comme un avantageux compromis. Michel Debré présente d'ailleurs sa loi comme une loi de liberté scolaire : Les exigences de la liberté amènent à reconnaître et à garantir la liberté de l'enseignement, donc le libre développement privé [...]. Il ne suffit pas, pour qu'une liberté existe, qu'elle soit inscrite dans les textes. Elle doit pouvoir s'exprimer, c'est-à-dire que son expression doit être garantie [...]. Il s'agit d'une garantie nécessaire à l'équilibre d'une société qui ne serait pas une société libre si les libertés n'étaient que théoriques . En cela, elle est une avancée face au puissant lobby de l'enseignement laïque qui ne jure que par le monopole du service public.
Considérons cependant les contraintes qui s'imposent aux établissements qui choisissent le contrat et qui se sont stratifiées avec le temps :

 

  • Respecter totalement la liberté de conscience de l'enfant qui interdit l'orientation vers une foi religieuse donnée (article 1).
  • Accueillir tous les enfants sans distinction de croyance (article 1).
  • Dispenser un enseignement selon les règles et les programmes de l'enseignement public laïque (article 4).
  • Accepter le contrôle pédagogique de l'État (article 5).
  • Accepter ou refuser les maîtres qu'on leur propose mais ne pas les choisir eux-mêmes (loi du 25/01/ 85), lesdits maîtres n'étant plus légalement tenus de respecter le caractère propre (idem).

On constate les importants abandons de souveraineté auxquels l'Église consent. Qui paie commande, dit la vox populi. Jean-Pierre Chevènement rappellera plus tard, pour que les choses soient claires, que l'État finance la participation au service public mais en aucun cas la liberté d'enseignement. Les préventions qui s'expriment au moment du vote, notamment par la voix de l'Association parlementaire pour la liberté de l'enseignement, soulignent le caractère précaire de la législation proposée et son orientation certaine vers le monopole d'État par la laïcisation progressive de l'enseignement privé . À propos du caractère propre ajouté in extremis, Michel Debré demande : Où allez-vous placer le caractère propre ? Dans les établissements ou dans l'enseignement ? [...] Quel est le problème ? Respecte-t-on les établissements si on ne respecte pas l'enseignement ? Respecte-t-on l'enseignement si on ne respecte pas l'établissement ? [...] En affirmant le caractère propre de l'établissement, nous recouvrons tout par la force des choses, par le langage du bon sens comme par la valeur grammaticale des mots .
L'école catholique non confessionnelle
On ne peut dénier à Michel Debré la volonté d'établir la paix scolaire — c'est l'acquis primordial de sa loi — mais cinquante ans plus tard, on aimerait partager son bel optimisme sur la valeur grammaticale des mots. Il a été dit du caractère propre qu'il était la cerise sur l'étouffe-chrétien. Dans les années quatre-vingt, le père François Coudreau, dans Enseignement Catholique-Documents, entonne le requiem : Il faut avoir le courage de dire que la loi Debré a mis fin à l'enseignement catholique confessionnel. L'école catholique ne peut plus exiger des enseignants une appartenance confessionnelle significative et explicite à la religion catholique.
On ne parle donc plus d'établissements d'enseignement catholique mais d'établissements catholiques d'enseignement et l'inversion des épithètes est en pleine adéquation avec la réalité nouvelle. Scénario d'ailleurs conforme à ces mots du général de Gaulle rapportés par Guy Guermeur : La logique de la loi Debré est celle de l'intégration par la méthode des Horaces et des Curiaces. L'école devenue le sanctuaire de la religion laïque, la logique gaullienne, dont le but est la restauration de l'unité nationale, est celle d'un édit de tolérance, d'un édit de Nantes qui conduirait à sa propre révocation, une fois le phagocytage accompli.
L'évolution a trouvé son point d'orgue avec l'obtention du statut public des maîtres, certes matériellement bénéfique pour les enseignants : la force centripète de la planète Éducation nationale sur son satellite privé s'en trouve démultipliée, avec l'inévitable dérive d'une gestion nationale de l'enseignement catholique qui point à l'horizon . L'enseignement catholique s'organise comme un clone de l'Éducation nationale avec l'éventuel défaut d'apparaître comme un clone clérical en contradiction avec le principe de laïcité de l'État. Et surtout en contradiction avec une tradition d'éducation chrétienne jusqu'à ce jour imperméable à tout monopole, y compris d'Église. La sécularisation aidant, l'osmose du public et du sous-contrat s'accentue et le caractère propre, qui se définit de plus en plus par des valeurs et non par la transmission de la foi, perd sa lisibilité.
La dérive éducative
Rien de plus franco-français que cette Éducation nationale , intitulé d'un ministère qui, à moins d'être simple abus de langage, ne peut qu'être un abus de pouvoir. Nul ne conteste que selon le principe de subsidiarité, l'État puisse prendre en charge l'Instruction publique, mais l'éducation, sauf exception totalitaire, est du domaine exclusif de la société civile et d'abord de la famille. Cette confusion initiale entraîne la dérive du système éducatif à plusieurs niveaux.
Sur un plan général, la transmission des savoirs n'en est plus la priorité. Il s'agit, par le moyen privilégié de la mixité sociale, de préparer la jeunesse à l'exercice de la démocratie ; il revient à l'école de former les élèves, futurs bons citoyens, à la société des droits de l'homme et au vivre-ensemble. Après Prost et Legrand, Philippe Meirieu aura été l'apôtre de l'école de la socialisation qui préfère l'affectif au cognitif et lui donne, pour remplacer les métalangages (i.e. les humanités et les sciences abstraites), la mission éthique de la libération et du bonheur de l'homme . De l'école substantielle de la transmission des humanités, on passe à l'école procédurale et maternante des savoir-faire dénoncée par Alain Finkielkraut. Peu importe alors les 40 % d'illettrés que les statistiques de l'OCDE recensaient en France dès 1995 si les statistiques des reçus au bac augmentent chaque année, preuve inoxydable de la hausse du niveau... et de la remarquable efficacité des commissions d'harmonisation. Fi donc de l'histoire en terminale ES et de la princesse de Clèves !
Idéologie libertaire de l'école publique
La dérive éducative amène l'école de la République à imposer ses choix idéologiques, largement formatés par la sphère médiatique, dans le domaine essentiel du respect de la vie. Contrainte par les exigences des programmes académiques – en SVT (science de la vie et de la terre) ou en ECJS (éducation civique, juridique et sociale) – l'école catholique peine à faire entendre sa voix discordante devant la banalisation des messages libertaires, contraceptifs ou homosexuels labellisés par le ministère . La défense du caractère propre imposera un jour prochain un non possumus qui risque de révéler la fragilité de la position catholique à l'intérieur même de l'institution. Car la laïcité de l'Éducation nationale n'est pas celle du vocabulaire courant et moins encore celle de l'Église fondée sur la liberté de conscience, la liberté religieuse et l'articulation essentielle de la foi et de la raison.
Partie du rationalisme positiviste des Lumières qui marquait l'école des IIIe et IVe République, elle dérive vers les questions sociétales dont l'enjeu est un monde sans classes, sans sexes et sans vérité. Face à cela, la défense des valeurs chrétiennes de l'école catholique sera la même ligne Maginot que l'a été pour l'école publique l'invocation de Jules Ferry à la morale de nos pères : le relativisme et l'athéisme pratique, les deux ingrédients majeurs de l'idéologie laïciste, poursuivront leur œuvre de subversion du système éducatif tant que l'éducation religieuse ne retrouvera pas, dans l'école catholique, la place qui lui revient : la première.
La culture religieuse
Autre pierre d'achoppement, la culture religieuse. La victoire de l'analphabétisme religieux, ce pur produit du laïcisme scolaire, est devenue écrasante au point d'inquiéter ses promoteurs. La commission du recteur Joutard, dès 1991, et le rapport de Régis Debray en 2002, ont cru dégager ce champ de ruines en lançant le concept de culture religieuse laïque, donc non-confessante. Un récent symposium organisé par le Centre universitaire catholique de Bourgogne, à l'initiative de René Nouailhat, montre la difficulté de la mise en place d'un tel enseignement pris entre la hantise des laïques intégristes de dérouler le tapis rouge aux religions a priori suspectes de fanatisme et d'intolérance, et la crainte des autorités ecclésiastiques de céder à l'indifférentisme religieux .
Régis Debray en a précisé la portée : Faire le pont entre les principes de foi et les exigences de la science, entre la tradition et la recherche, entre la mémoire vécue et l'histoire pensée. À cela, nous ne pouvons que souscrire. Cet enseignement est une nécessité de formation humaine qui concerne l'ensemble du système éducatif, public et privé confondus. Il est simplement dommage que des établissements catholiques se défaussent de la formation chrétienne sur cet ersatz estampillé Marianne. Et tout aussi dommage que le tabou sur les religions reste le totem indéracinable de l'école publique.
La Note Grocholewski
C'est pourquoi il faut repenser la mission et les objectifs de l'école catholique. Deux documents récents nous y incitent : la Note sur l'enseignement de la religion à l'école signée par le cardinal Grocholewski, préfet de la Congrégation pour l'enseignement catholique, et Mgr Bruguès (mai 2009), et l'Annonce explicite de l'Evangile dans les établissements catholiques d'enseignement du Comité national de l'enseignement catholique (août 2009). Ces deux documents posent clairement la question de la définition de l'école catholique.
La Note Grocholewski retient spécialement notre attention. Elle rappelle le principe – qui touche au fond même de l'article 1er de la loi Debré – qu'un enseignement qui ignorerait ou éluderait la dimension morale et religieuse de la personne serait un obstacle à une éducation complète et qu'il faut absolument assurer aux parents le droit de choisir une éducation conforme à leur foi . C'est un droit reconnu par les conventions de sauvegarde des droits de l'homme, notamment la déclaration universelle de 1948.
Cela implique pour l'école que l'enseignement et l'éducation soient fondés sur les principes de la foi catholique et dispensés par des enseignants choisis pour l'exactitude de la doctrine et la probité de leur vie . Nouvelle mise en cause de la loi Debré et de l'école catholique non confessionnelle pour qui l'enseignement est neutre — principe de laïcité oblige — et l'éducation catholique : schizophrénie typiquement gallicane ! Le monopole lui-même est épinglé : Le principe de subsidiarité exclut tout monopole scolaire, lequel est contraire aux droits innés de la personne humaine, au progrès et à la diffusion de la culture elle-même. La note enfin distingue bien l'enseignement religieux, qui doit être une discipline scolaire, de la catéchèse et de la culture religieuse.
L'annonce explicite de l'Évangile
L'annonce explicite de l'Évangile dans les établissements catholiques est au centre du document des évêques de France. Sortir d'un confortable implicite en fait bondir plus d'un . D'autant plus qu'on perçoit des harmoniques entre la Note Grocholewski destinée à l'Église universelle et le texte des évêques de France à usage de l'exception éducative française.
Devant l'inaptitude de la culture religieuse laïque à transmettre une culture chrétienne, la grande nouveauté de ce texte est la proposition d'un enseignement spécifique, également distinct de la catéchèse, dont l'objet est d'initier à l'impact de la foi chrétienne dans la culture . Il s'agira aussi de présenter les autres religions dans la perspective du dialogue interreligieux voulu par l'Église. Le programme de ces modules de culture chrétienne portera sur l'histoire du christianisme, de la Bible, de la vie de Jésus, de l'année liturgique et des grandes fêtes chrétiennes, de l'art chrétien, de la vie de l'Église et des principaux éléments de la foi chrétienne. Des outils pédagogiques existent déjà : on peut notamment penser au remarquable travail des Chemins de la foi dirigé par Xavier Dufour qui offre un parcours de culture chrétienne pour le collège et pour le lycée . L'enjeu est de réussir à donner soif à ceux qui ne connaissent pas le Christ et à boire à ceux qui le connaissent , dit en résumé Éric de Labarre.
Confessionnalité de l'école catholique
Le texte des évêques souligne que les établissements catholiques, parce que écoles, ont une forte responsabilité dans le dialogue entre foi et culture. La formation de la raison et les questionnements ouverts par les disciplines scolaires contribuent à une solide intelligence de la foi . Cela requiert une cohérence de l'enseignement que les statuts de 1992, déclarant non-confessionnelle la communauté éducative des établissements sous contrat, affaiblissent ou exténuent.
La non-confessionnalité de l'école catholique amène à ajouter au projet éducatif et au projet pédagogique un projet d'animation pastorale : s'il est bon de distinguer pour unir, la surabondance des distinctions engendre la confusion. Distinguer un espace éducatif pour la proposition de la foi séparé de l'espace académique est de bonne méthode : il est du ressort de l'école catholique d'inculturer ses élèves dans la culture profane. À ce titre, la culture chrétienne doit être une discipline académique, comme le recommandent les deux textes ecclésiaux.
Mais la culture est un moyen ordonné à une fin qui est la sanctification des personnes. La cohérence de l'école catholique se fonde donc sur une anthropologie qui exige du religieux qu'il ne soit pas un simple compartiment de la culture. L'Église est Mater et Magistra : experte en humanité, elle est à la fois enseignante et éducatrice. De ce fait découle l'impossible non-confessionnalité de l'école catholique et l'inanité du distinguo entre éducation catholique et enseignement laïque : puisque la doctrine catholique reconnaît l'autonomie de la raison, elle inclut la laïcité cognitive dans sa définition générale de la laïcité. La cohérence de l'école catholique se manifeste en chacun de ses maîtres qui atteste sa catholicité par l'articulation de sa raison avec sa foi. Exigeant une séparation stérile, la non-confessionnalité anéantit la distinction féconde et fait l'école catholique schizophrène.
L'école des valeurs et l'école de la transmission de la foi
Invité au congrès annuel de l'Alliance des directeurs et directrices de l'enseignement chrétien en novembre 2009 par Mgr Brincard, son président, Laurent Lafforgue, membre de l'Académie des sciences, a brossé le portrait d'une école catholique qui peut apparaître utopique dans le contexte d'une société où tous les repères sont brouillés à plaisir. Et pourtant il relie très clairement l'échec du système éducatif à la crise de la transmission de la vie, de la foi, de la rationalité et de la culture, crise aussi unanimement constatée qu'acceptée sans plus de volonté de trouver de nouveaux modèles éducatifs.
Sans récuser le bien-fondé, pour la mission de l'Église, d'une école des valeurs chrétiennes en quelque sorte apophatique ou propédeutique, il lui faut aussi l'école prophétique de la radicalité de la foi . Citant Fabrice Hadjadj, Laurent Lafforgue insiste sur l'originalité de la culture européenne marquée par l'attention au réel qui a fondé la science grecque et qui trouve son acmé dans l'approfondissement du dogme eucharistique : On est passé en chrétienté latine d'une logique du symbole à une logique du réel quand l'effet de la consécration du pain et du vin a été défini comme transsubstantiation . Ainsi s'est fondée la science moderne. Voilà la logique interne à la racine de toute culture catholique, à la racine de la culture seconde de la Modernité devenue incompréhensible à elle-même pour l'avoir reniée.
Cette culture catholique nécessite une école qui mette au centre de sa pratique éducative le mystère eucharistique, qui se nourrisse quotidiennement du pain et du vin consacrés, de la prière et de l'écoute de la Parole de Dieu, qui soit l'école du pardon par la pédagogie sacramentelle de la réconciliation. Une école qui réponde à l'invite de Benoît XVI aux Bernardins : Élargir les espaces de notre rationalité en ouvrant à nouveau celle-ci aux grandes questions du vrai et du bien, en reliant entre elles la théologie, la philosophie et les sciences, dans un total respect de leur autonomie réciproque, mais aussi avec la conscience de l'unité substantielle qui les lie ensemble. En trois adjectifs, une école catholique, confessionnelle et libre.
EM. TR.
*Chef d'établissement scolaire, auteur de Libérer le mammouth (Mallard, 2002).
© Liberté politique n° 48, printemps 2010. Pour lire la version intégrale, avec l'appareil de notes et les graphiques, se reporter à la version papier.