INFATIGABLE DEFENSEUR DU " BIEN PRIMORDIAL DE LA VIE ", Jean Paul II a appelé maintes fois les chrétiens " à s'engager pour "conjurer la catastrophe écologique" par une "écologie humaine" " .

L'expression " écologie humaine " est riche de sens et d'espoir. Elle dément l'impression parfois ressentie que respect de la nature et respect de l'homme sont contradictoires. Qu'il faudrait réduire la place de l'homme pour en laisser plus à la nature opprimée. Ainsi, la conception " moderne " de l'homme comme être d'anti-nature a pu engendrer un mépris de la nature dommageable à l'homme lui-même. En réaction, le souci louable de respecter la nature peut conduire au mépris de l'homme. Il est donc nécessaire de définir un respect de la nature qui repose sur une vision de l'homme, " par nature être de culture " (Gide).

S'interroger sur les rapports entre l'homme et la nature appelle tout d'abord une réflexion sur la nature de l'homme. Il faut tenter ensuite de déterminer ce qui dans la nature est respectable, et se demander quelle est l'attitude humaine face à la nature.

 

L'homme dénaturé

 

Si l'homme est digne de respect, quelle place occupe-t-il dans la nature ? La théorie de l'évolution de Darwin met en question la spécificité de l'homme au sein de la nature. Après tout, les baleines se suicident, les dauphins sont " intelligents ", les chiens dévoués, et de grands singes se reconnaissent dans un miroir, connaissent le donnant-donnant, réclament, et vont jusqu'à mentir ! Si les singes sont mes cousins, pourquoi leur accorder un moindre respect que celui dû à l'homme ? Faire de l'homme une espèce à part est-il donc un " spécisme ", discrimination injuste fruit d'un anthropocentrisme abusif ? Quelle spécificité rend l'homme radicalement différent des animaux ?

Le mythe d'Épiméthée, raconté par Platon dans la République attribue à chaque animal une qualité spécifique : la rapidité pour le guépard, la force pour l'éléphant, etc. Mais quand Épiméthée, chargé de la distribution des qualités parvient à l'homme, il n'a plus rien à lui donner. On ne peut donc chercher une pleine définition de l'homme dans ses attributs propres, tels que l'intelligence ou l'autonomie. Réduire l'humanité à une seule de ses qualités, conduit à exclure de son sein certaines personnes telles que les déments, les enfants, etc.

 

L'homme arraché à la nature

 

La Genèse montre que l'homme, fait à l'image de Dieu, est libre de créer et donner vie. Pour les Lumières et notamment Kant, l'homme se distingue de l'animal car il est inachevé, et perfectible : il doit apprendre , travailler pour devenir lui-même. Il doit aussi soumettre ses passions et agir selon la loi morale édictée par la raison. L'humanité est le résultat d'une lutte contre l'animalité en nous. Cet arrachement ouvre un espace où la liberté de l'homme peut s'épanouir ; il permet d'appréhender le temps comme une réalité linéaire, historique et non plus cyclique. La liberté est donc vécue comme arrachement à la nature, comme transcendance, histoire, découverte et progrès. Il y a une réelle fracture entre la nature et la culture. Dans Malaise dans la culture , Freud définit la Kultur comme " la totalité des œuvres et des organisations dont l'institution nous éloigne de l'état animal et qui servent à deux fins : la protection de l'homme contre la nature et la réglementation des relations des hommes entre eux ".

 

La nature comme environnement

 

La modernité fait du sujet l'unique pôle de sens, alors que la nature est vidée de toute valeur intrinsèque. Elle est dépourvue de mystère puisque c'est une construction que la science est amenée à comprendre entièrement : " Le grand livre de la nature est écrit en langage mathématique. " En conséquence, pour Descartes, l'animal n'est autre qu'une machine parfaite, et la conscience de soi constitue une fracture radicale entre l'animal et l'homme. Celui-ci est amené à se rendre comme " maître et possesseur de la nature " dans le double but de " jouir, sans aucune peine, des fruits de la terre, [...] mais principalement aussi pour la conservation de la santé " (Descartes).

Dans ce contexte, la modernité contribue à définir un type particulier de respect de la nature. Celle-ci n'est que l'environnement de l'homme, du sujet réfléchissant. Mais lui porter atteinte est potentiellement dangereux pour l'homme, qui reste fragile et dépendant de son milieu puisqu'il n'en a pas (encore) la parfaite maîtrise. Évitons de polluer les rivières pour ne pas mourir empoisonné ! La nature est de cette manière envisagée comme un chaos hasardeux dont l'homme a besoin pour subsister. L'homme doit accentuer la maîtrise de son environnement afin de le gérer au mieux de ses intérêts. À la limite, l'homme doit devenir autosuffisant. Le film The Matrix, imagine que la multiplication des machines destinées à maîtriser plus parfaitement la nature débouche sur une prise du pouvoir par les machines qui se retournent contre l'homme et détruisent la nature pour créer un monde artificiel et factice. Cette histoire souligne que l'homme, comparé dans le film à un parasite et à un virus, fait lui même partie de la création et qu'à vouloir l'asservir et la contrôler totalement, il se condamne lui-même à l'esclavage.

 

La remise en cause de l'homme démiurge

 

La vision d'une nature réservoir de matériau brut, que la technique permet d'exploiter le plus efficacement possible a été maintes fois critiquée . Le rationalisme élève par dessus tout une raison qui disqualifie ce qui semble sans raison (folie, religion,...). Il en découle une véritable foi dans le progrès (assimilé à l'accumulation), foi myope qui rend vaines toute prudence et toute responsabilité : comme le souligne Alain Finkielkraut dans l'Ingratitude, (Gallimard, 2000) " "nouveau" veut maintenant dire "meilleur" ". La raison fait de l'homme un démiurge, qui prend les traits du savant fou avec Frankenstein. Ce rationalisme peut en effet s'appuyer sur une science technicienne tout entière tournée vers la production et la consommation, et n'hésitant pas à ces fins à tenter de forcer la vie à avouer son secret. Dès lors, comme dans Frankenstein, où la créature échappe à son créateur, " cette volonté d'être le maître devient d'autant plus insistante que la technique menace davantage d'échapper au progrès des hommes " (Heidegger). L'expression " on n'arrête pas le progrès ! " prend un sens tragique. L'explosion de la première bombe atomique a ainsi engendré une prise de conscience : la menace de l'apocalypse à portée de main met en question l'hybris de l'homme. À la menace nucléaire s'ajoutent les grandes menaces écologiques, qui planent sur le monde industrialisé, comme pour punir son orgueil, et indiquent que la réification de la nature n'est pas sans effets pervers...

" Jamais une époque n'a disposé d'une telle puissance, ni porté une telle responsabilité " proclame Hans Jonas dans son manifeste Pour une éthique du futur (Rivages, 1998). En effet, la responsabilité de l'homme est fonction de sa puissance. Cependant, Jonas montre que sa puissance échappe à l'homme : une puissance accrue entraîne des conséquences accrues dans un temps de plus en plus lointain ; les effets de la puissance dépassent l'exercice de la responsabilité, cela d'autant plus si la capacité à prévoir les conséquences est faible. Idéalement, la prévision devrait couvrir toute la longueur de la chaîne des conséquences, ce qu'il est vain de prétendre réaliser. Jonas parle ainsi d'" excédent de conséquences ".

 

Une crise du sens

 

La crise de la modernité est d'abord une crise du sens. En effet, la vision moderne sanctifie le progrès et le " sens de l'histoire ", véritable laïcisation de l'espérance juive, qui promet à l'homme un avenir radieux sur la terre. La chute de l'idéologie communiste qui promettait " scientifiquement " des lendemains qui " chantent " a remis en cause la croyance dans le progrès. " Il y a quelque chose de pourri dans l'idée de progrès " disait Cioran . La modernité doit donc affronter le présent, alors même qu'elle a " désenchanté le monde ", selon l'expression de Max Weber. Ainsi elle nie d'une certaine manière l'existence de lois naturelles et de finalités qui seraient inscrites dans la nature même. L'homme est la seule source de savoir et donc de sens. La nature ne peut avoir d'autre valeur que celle que l'homme autonome lui donne. Elle n'est pas porteuse d'un message, elle est un simple amas de matière. Même les environnementalistes ont un rapport matérialiste et utilitariste à la nature qui les entoure : il s'agit de la préserver pour pouvoir " prendre l'air ", " s'aérer ", etc. L'homme prend dans la nature, il ne reçoit pas. Il n'y a pas de relation authentique, car la nature n'a rien à nous dire : elle ne nous apporte que des globules rouges en forme.

Cette négation de la finalité et du sens de la création a des conséquences directes sur le rapport de l'homme et de la nature. On s'aperçoit aujourd'hui avec étonnement que les vaches ne peuvent pas sans conséquences se nourrir d'huile de vidange, car elles ne sont peut-être pas " faites pour cela ". Et comme l'homme lui-même fait partie de la création, ne pas voir le sens et la finalité de la nature conduit à nier ceux de l'homme. La femme n'a plus vocation naturelle à la maternité : elle est " en situation " de concevoir. La sexualité est déconnectée du don de la vie, l'amour est considéré comme une pulsion indépendante de la volonté. Dans un premier temps, la liberté comme affranchissement de la nature a mené à un idéal ascétique de rejet des passions. Dans un deuxième, elle a conduit à la " libération sexuelle ", rejoignant paradoxalement dans cette voie les fidèles d'un culte de la naturalité disposés à laisser leurs pulsions suivre leur cours naturel. D'une certaine manière, la conception moderne oppose radicalement l'esprit et le corps ; celui-ci devient un outil, comme le montrent par exemple le Body art, les " mères porteuses " ou la pratique de la fécondation in vitro.

Cette perte du sens de la nature est causée par une incertitude sur l'origine du monde et de l'homme. Si l'homme est le fruit du hasard, alors son existence ne saurait avoir de sens. C'est donc à chacun de donner un sens à sa vie, comme il l'entend, au mieux de ses intérêts. La nature n'est plus qu'un milieu qui ne crée plus en nous qu'un sentiment d'oppression, d'étrangeté, de malaise. " Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraye " gémit le libertin de Pascal, et le savant Frankenstein avoue que ses " regards étaient insensibles aux charmes de la nature ".

Aujourd'hui, le Parisien court la campagne pour se " ressourcer ". Le terme peut paraître ridicule mais renvoie à quelque chose d'exact : il s'agit bien d'un retour à la source. La création nous dit quelque chose sur notre origine et notre destination. Le don reçu nous pousse à nous donner nous même. Le courant écologiste a bien perçu cette richesse de la nature, le fait que sa beauté nous pousse à la contemplation et à la louange. Mais le risque est de manquer le Créateur pour idolâtrer la création.

 

La pensée écologiste : une porte de sortie à la crise de la modernité ?

 

La pensée écologiste est riche, et son influence considérable. Elle n'est pas seulement le fait du courant extrémiste de la deep ecology américaine . En France, deux philosophes l'ont révélée : Michel Serres (le Contrat naturel, Champs-Flammarion, 1992) et surtout l'Allemand Hans Jonas (le Principe responsabilité, Cerf, 1990).

Hans Jonas reprend le postulat de Schelling : l'homme est le sommet de l'évolution, plus qu'un être opposé à la nature. Cependant, Jonas ne soutient pas les " continuistes " qui interprètent Darwin en récusant tout " saut qualitatif " entre les hommes, les animaux et le vivant en général. Il réintroduit la finalité dans la nature et opère un " saut qualitatif " en considérant l'homme comme le seul être capable de responsabilité. Quel est donc le sens de cette responsabilité ? Parce qu'il est libre, l'homme est responsable ; il a le devoir d'être responsable. Devant qui s'exerce ce devoir ? Pour les modernes, je suis responsable avant tout devant ma conscience, et une conduite irresponsable me vaudra la morsure du remords. Pour Jonas, la conscience est l'instance qui va énoncer la responsabilité et dire le devoir. Dès lors, la question est : devant qui suis-je responsable en conscience ?

 

Retour du panthéisme. Ma liberté s'exerce sur un être extérieur à moi. Si cet être a de la valeur, je suis responsable de mon action sur cet être. Or, Jonas présuppose que tout être a de la valeur, et donc s'accompagne d'une exigence a mon égard. En fait, à travers un être particulier, " c'est la teneur en valeur de l'Être dans sa totalité qui m'interpelle ". L'objet de ma responsabilité est donc aussi l'instance devant laquelle je suis responsable. Je suis responsable de la nature devant la nature. Cette conception est lourde de sens : en effet, si un parent me confie un enfant, je serai responsable devant lui, et plus largement, devant Dieu. Je suis donc responsable devant celui qui me confie une responsabilité. Donc, quand Jonas écrit que l'homme est responsable de la nature devant la nature, il présuppose implicitement que la nature donne à l'homme la responsabilité.

La nature devient donc la source ultime de toute valeur. Elle est l'alpha et l'oméga, l'instance qui édicte la loi et qui juge son application. La nature, c'est-à-dire Dieu. Les courants écologistes ont ainsi souvent une vision panthéiste de la nature et s'appuient sur un retour de l'animisme dans les mentalités collectives qui se manifeste entre autres par la vogue du " paranormal " et le succès de certaines sectes. L'écologisme sacralise toute vie, et notamment la biosphère (parfois appelée significativement Gaïa), qui comprend l'ensemble des éléments nécessaires à l'épanouissement de la vie en général et propose une vision holiste de la société, grand corps vivant dont l'homme n'est qu'une petite part. L'animisme crée un monde de terreur, où Dieu s'est éloigné et où la Terre est livrée aux esprits.

 

Apocalypse Cow

 

Cette peur est d'ailleurs au cœur de la philosophie de Jonas, à travers une " heuristique de la peur ". Jonas parle d'" excédent de conséquences " de l'agir humain démultiplié par la puissance technique. Dès lors, il faut " maximiser la connaissance des conséquences de notre agir dans la mesure ou elles [...] mettent en péril la future destinée de l'homme " et en tirer des règles de conduite, établir une connaissance objective du Bien, de ce que doit être l'homme et de ce qu'il lui est possible mais interdit de faire. Une action doit donc être jugée en fonction des conséquences qu'elle entraîne pour l'humain.

La " futurologie " a une fonction autant émotionnelle qu'intellectuelle. " Le péril à éviter doit apparaître, l'effroi qu'il inspire doit nous réveiller ". Le " destin qui nous dévisage depuis l'avenir ", suscite en nous un sentiment mêlé de peur et de culpabilité, une pitié et un remords anticipateurs vis-à-vis de la postérité. Jonas ne distingue pas la crainte et la peur. La crainte est le sentiment d'admiration et de saisissement que ressent l'homme face à Dieu dans la Bible. Kant décrit ce sentiment dans son analyse du sublime. L'homme est saisi par la beauté de la nature, et en même temps par sa force qui semble menacer de nous broyer. L'homme se sent faible face à la nature. Au contraire, Jonas parle de peur, et même d'angoisse , comme si la nature, dotée d'une volonté se vengeait de l'homme qui ne la respecte pas. La nature devient un grand tout animé et vengeur, comme le montre la dimension apocalyptique des grandes menaces écologiques actuelles : épuisement des ressources, multiplication des déchets nucléaires, réchauffement de la planète, trou dans la couche d'ozone, pluies acides, vache folle, marées noires, pénurie d'eau, ingénierie génétique, mise en danger de la biodiversité, etc. Alors que la crainte est le commencement de la sagesse, la peur mène à la violence. On voit ainsi les deux dangers de la morale proposée par Jonas :

1/ Tout d'abord sa prétention scientifique, qui permet de justifier la coercition des récalcitrants, ensuite sa relativité qui permet de tout justifier au nom de perspectives apocalyptiques. Ainsi, mieux vaut être " rouge que mort ". Le chantage à l'apocalypse est une méthode récurrente depuis trente ans, des faux prophètes du club de Rome au manipulateur Rapport Lugano de Susan George (Fayard, 1999).

2/ C'est une morale holiste puisque édictée en fonction des conséquences de notre agir collectif : la puissance publique a donc vocation à régir les détails de notre vie privée, comme le dit Jonas lui-même. Il faudra consentir non seulement à un appauvrissement économique, mais aussi à " l'intervention publique dans la sphère la plus privée qui soit, celle de la procréation, à laquelle pourrait contraindre le problème démographique "[...] " La tyrannie est préférable au désastre " dit Jonas. Or, comme le principe de précaution soutient qu'il vaut mieux " pêcher par excès de prudence ", ses conceptions peuvent justifier aisément de graves atteintes aux libertés fondamentales.

 

L'homme de trop

 

Cet aboutissement est loin d'être illogique étant donné la vision de l'homme et de sa liberté que proposent les " écologistes profonds ", mais aussi Michel Serres ou Hans Jonas. La biosphère est considérée comme bonne en elle-même, elle intègre l'homme dans un ordre spontanément harmonieux, un écosystème. Dans ce contexte, l'homme est fondamentalement un être incontrôlable, perturbateur des équilibres et des harmonies naturelles. Il en arrive à menacer la survie de la planète, par le biais de l'arme atomique par exemple. Pour Jonas, la liberté de l'homme est uniquement un moyen de sa responsabilité. Celle-ci n'est pas tant le corollaire de la liberté de l'homme que son but. L'homme est libre pour être responsable. Il n'est pas tant d'ailleurs responsable de ses actes que responsable de la survie de la nature, dont il fait partie. L'homme ne doit pas tant transformer la nature qu'assurer sa conservation, sa préservation. La liberté de l'homme ne doit pas faire obstacle à l'accomplissement de la finalité de la nature. Les écologistes prennent ainsi d'une certaine manière le contre-pied exact de la modernité en postulant que la nature accomplit sa finalité en contraignant la liberté de l'homme. On peut d'ailleurs ici souligner une aporie propre au discours écologiste : en prétendant connaître la finalité de la nature et, partant, en la lui imposant, les écologistes tombent dans un certain anthropocentrisme qu'ils dénoncent par ailleurs.

 

Retour au paradis perdu

 

Face à une croissance de la consommation qui entraîne un appauvrissement des ressources de la planète selon le principe d'entropie, face à une logique économique libérale qui mène au productivisme et incite à sans cesse découvrir et expérimenter (et cela à terme sur l'humain même), les choix écologistes se portent donc sur un État fort et dirigiste, qui limite les libertés. Le " Halte à la croissance ! " du club de Rome, et aujourd'hui le mythe de la " fin du travail " propagé par des intellectuels proches de la mouvance écologiste (Rifkin, Lipietz) reflètent bien la nostalgie de l'état stationnaire. La société retrouverait ainsi un caractère cyclique et romprait avec une histoire linéaire qui avance par processus de " destruction créatrice ", selon le mot de Schumpeter. L'idée de " fin de l'histoire " avancée par Fukuyama est donc elle-même en concordance avec " l'esprit écologique ". Celui-ci repose sur une conception organique de la société. Les hommes font partie d'un grand écosystème au sein duquel ils doivent vivre en symbiotes et non en parasites, comme le propose Michel Serres dans son Contrat naturel. De même, au sein de la société humaine, on peut reproduire ce schéma organique : la société forme un ensemble qui doit être harmonieux, dans lequel les hommes ne doivent pas vivre en parasites : il est donc nécessaire de préserver le lien social et d'avoir une approche de la société de type holiste, et non individualiste.

D'une certaine manière, on peut considérer que l'Union soviétique s'est en partie approchée de ces objectifs d'état stationnaire, d'une société holiste et d'une répression des libertés par le biais de la planification, mais cela au prix de millions de morts et de catastrophes écologiques majeures. Aujourd'hui encore, il est remarquable de constater que la Chine communiste est à la pointe du contrôle autoritaire des naissances. Cette pratique montre bien les contradictions et les risques du discours écologiste, puisqu'elle manifeste cette hybris contre laquelle les écologistes s'élèvent par ailleurs.

 

Voix de la jungle

 

Une autre déviation est manifeste dans le discours des écologistes utilitaristes. Ceux-ci postulent que toutes les espèces ont intérêt à ne pas souffrir. L'utilitarisme, que Bentham définit comme la recherche de la maximisation des intérêts, pose dès lors un syllogisme qui repose sur la croyance en un sens de l'histoire : 1/ les animaux comme les hommes ont intérêt à ne pas souffrir ; 2/ la logique démocratique mène à une égalisation croissante des intérêts et à une extension des droits ; 3/ l'histoire mène donc à l'extension des droits humains aux animaux.

Ce serait ainsi la fin du privilège accordé à l'humanité, dont les seuls plaisirs et peines ont été jusque lors prise en compte, ce qui est la manifestation d'un " spécisme " odieux . Dans une logique utilitariste, la manière la plus efficace de préserver le respect des animaux (voire des végétaux) est de leur accorder des droits, que des associations de protection pourront défendre. Mais l'extension des droits est un concept à double tranchant. Ainsi, si la somme des souffrances anticipée dépasse la somme des plaisirs, alors je n'ai pas intérêt à vivre, du moins dans une perspective utilitariste. Le sens de l'histoire qui est celui de la démocratisation et de l'extension des droits indique que le " droit de mourir dans la dignité " est amené à être bientôt reconnu. On voit donc que la notion de " droits " est dépendante de l'idée que l'on se fait du Bien. Verrait-on vraiment un progrès dans la reconnaissance d'un droit de tuer ? Il est en tout cas révélateur que Hans Jonas soit l'auteur d'un ouvrage intitulé le Droit de mourir (Rivages, 1996).

Une troisième contradiction est inhérente au discours écologiste : en faisant de la conservation de la biosphère la fin ultime, on est amené à considérer l'homme comme un moyen et non plus comme une fin. Ainsi, " l'écologie " nazie va pratiquer l'expérience sur le vivant, au nom sans doute de progrès futurs pour l'humanité (ou au moins la race aryenne), rejoignant ainsi une dérive moderne qui voudrait par exemple favoriser l'utilisation de l'embryon comme matériau humain.

L'écologisme oscille donc perpétuellement entre des pôles contraires : sens de l'histoire qui mène vers un âge d'or et nostalgie du paradis perdu, valorisation de la diversité et recherche de la pureté, amour du terroir et approche globale du traitement des menaces écologiques, limitation des naissances et libération sexuelle contre fécondité et virginité de la nature sauvage, pacifisme et lutte pour la vie (darwinisme social), planisme et ordre naturel spontané.

 

Le sens de la Nature : Dieu, l'homme et la Création

 

Lire les différentes visions de la nature à travers le prisme du don, proposé par Pascal Ide, ouvre des perspectives éclairantes pour mieux saisir l'ambivalence de la vision moderne et de la vision écologiste des relations homme/nature . Pascal Ide distingue ainsi trois moments du don : le don pour soi (don reçu, ou dette), le don à soi (la liberté) et le don de soi (don offert).

Le moment de la dette. Les écologistes (re)valorisent le moment du don reçu : l'homme reçoit la nature, celle-ci est extérieure à lui. Or ce don n'est pas perçu comme un cadeau, mais comme une dette pesante. Dès lors, au lieu d'ouvrir à la liberté et au don de soi dans une dynamique féconde, ce premier moment du don reste stérile. Chez H. Jonas l'homme est écrasé par le fardeau de la dette et de sa responsabilité infinie. Sa seule espérance est " celle d'éviter le pire ". Il est réduit à un gestionnaire de ce qui est, devant le moins possible entraver les équilibres établis.

Le moment de l'autonomie. Les modernes se limitent au moment de l'autonomie. Ils rejettent en conséquence la nature, vécue comme une aliénation de notre liberté. Coupé du don reçu, l'homme devient alors à lui-même sa propre source et son propre avenir, la nature et la vie deviennent des expériences absurdes auxquelles chacun tente personnellement de donner un sens. Privé de son origine, du don à la source de sa vie, l'homme devient incapable de se donner. Il essaye donc de tout contrôler, dans une tentative démiurgique d'autonomie totale. Il recrée son propre monde, d'où la nature est exclue. La recherche d'une maîtrise parfaite de la transmission de la vie et la gestion égoïste du désir d'enfant est symptomatique d'une vie en laquelle la dynamique du don est brisée. De même, l'arrêt Perruche ouvre la voie à l'accusation par leurs propres enfants de parents ayant refusé d'avorter : la recherche de l'autonomie parfaite mène à une tentative absurde et tragique pour prendre prise sur sa propre origine, sa propre naissance. Terrible blessure narcissique que de ne pas avoir choisi d'être né ! On en oublie s'en rendre compte présuppose d'être né.

L'éthique du don. Les écologistes reprochent souvent (cf. la Charte de la Terre) à la religion chrétienne d'avoir introduit une fracture entre l'homme et l'animal et de pêcher ainsi par anthropocentrisme. Les excès de la période moderne seraient en conséquence et d'une certaine mesure imputables au christianisme. Pourtant, le christianisme offre une vision très riche de la création, animée ou inanimée. Des Psaumes aux cantiques de saint François d'Assise, la Création occupe une grande place dans la spiritualité chrétienne. En pratique, on peut méditer " l'exemple de la tradition bénédictine qui a préservé nos régions européennes d'un désastre écologique en enseignant et en pratiquant une agriculture qui porte encore des fruits, dans le domaine des fleuves, des bois, et des techniques agricoles. La tradition bénédictine du ora et labora (considérer le travail avec une attitude de prière), dans le respect du Créateur, est un exemple de soin accordé à l'environnement ", un exemple de réconciliation de l'action et de la contemplation.

La conception chrétienne de la nature reprend les trois moments du don. La nature est un don gratuit fait à l'homme. Celui-ci peut donc contempler dans la nature le cadeau que lui fait Dieu et entrer ainsi dans la louange, puis rendre grâces. En dominant la nature par le travail, l'homme peut déployer son activité créatrice, puisqu'il est créé à l'image de Dieu.

 

Le don de la Création...

 

La Terre est un don de Dieu, un don gratuit pour tous les hommes. Pourtant, la nature n'est pas idéale : le récit de la Genèse indique que toute la Création est victime de la chute : " maudit soit le sol à cause de toi ! À force de peines tu en tireras subsistance tous les jours de ta vie. Il produira pour toi épines et chardons " (Gn, III, 17-18). Dans son alliance avec Noé, Dieu dit : " Soyez la crainte et l'effroi de tous les animaux de la terre [...] : ils sont livrés entre vos mains. Tout ce qui se meut et possède la vie vous servira de nourriture, je vous donne tout cela au même titre que la verdure des plantes. Seulement, vous ne mangerez pas la chair avec son âme, c'est-à-dire le sang " (Gn, IX, 2-4). L'homme est donc bien le roi de la Création, mais ce n'est plus l'harmonie de l'Eden : " Toute la création, dit Saint Paul, gémit dans les douleurs de l'enfantement. " L'homme doit donc soumettre la nature, la travailler, non en violant son âme, mais en la tirant vers la vie. S'il reste soumis à la nature, il vivra dans la peur. Quand François d'Assise parle avec les loups, c'est un charisme spécial qui lui est donné par grâce : l'harmonie primordiale, édénique entre l'homme, Dieu et la Création est rétablie, la nature est réconciliée, lavée du péché originel. Quand saint Jérôme enlève l'épine de la patte du lion, il retire l'épine produite par la chute. Ces signes annoncent la restauration de la Création, la Jérusalem céleste. Mais hors ces cas prophétiques, la nature est souvent marquée par la chute et la violence. " Des rochers se détachant audacieusement et comme une menace sur un ciel où d'orageux nuages s'assemblent et s'avancent dans les éclairs et les coups de tonnerre, des volcans en toute leur puissance dévastatrice, les ouragans que suit la désolation, l'immense océan dans sa fureur, les chutes d'un fleuve puissant ... " Cette description de Kant montre que " Mère nature " n'est pas toujours le monde parfait que décrivent les écologistes. La nature comprend aussi les virus et les catastrophes naturelles. Celles-ci peuvent entraîner la disparition totale d'espèces (ainsi les dinosaures) et altérer considérablement le climat. Que serait aujourd'hui la nature sans l'homme ? Le foisonnement de la nature n'est pas toujours synonyme d'harmonie féconde et l'action de l'homme contribue par exemple à l'entretien des forêts, la lutte contre les maladies ou la désertification, etc.

 

...permet à l'homme de prendre conscience de sa liberté...

 

Dans la nature blessée par le péché, l'homme prend conscience de sa condition, comme nous le montrent à la fois Pascal et Kant. Pour Pascal, " l'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser ; une vapeur, une goutte d'eau suffit pour le tuer. Mais quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue puisqu'il sait qu'il meurt et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien ". Même s'il a l'impression d'être broyé par le sublime de la nature, l'homme est créé " à l'image de Dieu ". S'il est en sécurité, le spectacle de la nature déchaînée sera " d'autant plus attrayant qu'il est propre à susciter la peur " dit Kant. " Nous nommons volontiers ces choses sublimes, ajoute-t-il, parce qu'elles élèvent les forces de l'âme au dessus de l'habituelle moyenne et nous font découvrir en nous un pouvoir de résistance qui nous donne le courage de nous mesurer avec l'apparente toute-puissance de la nature. " Ce courage nous permet de ne pas accorder trop d'importance aux biens, à la santé et à la vie même. La nature rend sensible à l'homme son éminente dignité. Le sentiment du sublime révèle la différence entre la religion et le panthéisme, la crainte respectueuse et la peur : " La religion se distingue de la superstition ; celle-ci ne fonde pas dans l'esprit la crainte respectueuse pour ce qui est sublime, mais seulement la peur et l'angoisse devant l'Être tout puissant, à la volonté duquel l'homme terrifié se voit soumis. "

Le don de la nature n'écrase donc pas l'homme, mais lui permet au contraire d'acquérir sa liberté, son autonomie. Traiter ce cadeau comme un amas absurde et chaotique, refuser de le voir comme un don amène à en perdre le sens, la finalité. N'apprenant plus au contact de la nature sa grandeur, sa spécificité au sein de la Création et la crainte respectueuse, l'homme se condamne à vivre dans la peur et l'obscurité ou à s'enfermer dans un orgueil fatal. Il refuse d'être ami du Créateur pour être rebelle ou esclave.

 

...et de s'élever vers le Créateur

 

Le don reçu nous libère et nous rend capable de donner à nouveau. Le sens religieux de l'homme créé est ainsi fondamentalement sens du don reçu et reconnu, qui s'exprime dans l'action de grâce et la louange. Les Psaumes chantent une Création faite pour la gloire de Dieu avant d'être utile aux hommes. Ses beautés sont un reflet gratuit de la gratuité de la Puissance créatrice. Dans son cantique de la Création, le Poverello, saint patron des écologistes, " rend fraîcheur et vérité au monde violé par le péché humain ".

En second lieu, l'homme religieux fait fructifier ce don reçu. La Bible donne l'image du jardinier : ici, se méfier du contresens. En employant les termes de " gestionnaire responsable " ou " d'intendant ", on risque de penser que l'homme a pour responsabilité de maintenir la Création en l'état, de veiller à son bon fonctionnement, sans la dénaturer en y laissant son empreinte. Mais Dieu à confié la nature à l'homme, " centre et accomplissement ", " couronnement " de la création, afin qu'il prolonge son œuvre , qu'il soit co-créateur pleinement associé à l'œuvre divine. Dieu dit bien aux hommes : " Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la ; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre " (Gn, I, 27). Comme l'enseignera la parabole, il ne s'agit pas d'enterrer ses talents, mais de les faire fructifier. Grâce au don de la nature, l'homme actualise en premier lieu sa liberté en pratiquant une agriculture respectueuse des équilibres et des finalités naturelles.

La science elle aussi, et en particulier la génétique moderne, montrent combien est grande la liberté que nous accorde le Créateur. Des manipulations extraordinaires sont désormais possibles : aucune barrière n'empêche le clonage, par exemple. L'agir humain démultiplié par la technique peut avoir un impact radical sur le monde. Dieu fait donc le " pari " de la liberté de l'homme, et son don n'a pas de restriction. Il faut donc faire un usage responsable de cette liberté. La croissance économique ou le progrès scientifique ne sont ni bon ni mauvais en soi : c'est l'orientation qu'on leur donne qui peut-être mauvaise pour l'homme. Ainsi, l'État fait le choix d'allouer 500 millions de francs au diagnostic prénatal pour dépister la trisomie 21 contre un million à la recherche contre la maladie elle-même. Ce sont donc des choix politiques qui orientent le progrès scientifique. La maxime fataliste " on n'arrête pas le progrès " oublie le sens original du mot " progrès ". Et l'avancée scientifique qui demeure entre les mains de l'homme peut-être un vrai progrès : " Dans le domaine de la biodiversité, la biotechnologie est une aide, car elle permet de conserver les semences et les gamètes des animaux, pour ensuite intervenir, à travers la reproduction artificielle, lorsqu'une espèce est en danger d'extinction. La technologie qui sélectionne et renforce une espèce est également capable de conserver et de protéger des espèces " (Mgr Sgreccia) .

N'ayons pas peur ! C'est le cri de l'homme responsable, riche de sa liberté reçue par nature. Cette liberté ne se définit pas tant par un arrachement à la nature qui nous diviserait en deux, mais bien par un attachement commun à l'unique Créateur.

La troisième trait de la gratitude religieuse se retrouve dans le sens du jeûne ou de la simple frugalité. La dimension politique de l'écologie est cruciale pour le bien commun et requiert par conséquent certains renoncements personnels. Parlant de l'Erika, ce pétrolier échoué sur les côtes bretonnes en janvier 2000, Mgr André Vingt-Trois s'interroge : " Parmi ceux qui se sont indignés, à juste titre, des responsabilités possibles de cet accident, combien seraient prêts à payer les services qu'ils utilisent à leur prix réel pour sauvegarder l'équilibre écologique ? Car la protection de la nature n'est pas seulement une question de bons sentiments, elle est aussi un investissement financier qui repose sur des choix politiques . " Et il poursuit : " Il n'y aura jamais de maîtrise de la nature, ni de protection de la nature, si les hommes n'apprennent pas d'abord la maîtrise d'eux-mêmes et de leurs instincts. Une culture qui est devenue un culte du désir et de sa satisfaction immédiate aboutit nécessairement à une loi de la jungle, dans la vie sociale, comme dans les attitudes envers l'environnement naturel. "

La nature nous permet donc de prendre conscience de notre dignité particulière et d'accomplir notre liberté. Comme le rappelle Jean Paul II, la liberté humaine est doublement gardée, par la volonté du Créateur et par l'autolimitation de l'homme : " Nous sommes soumis à des lois non seulement biologiques mais aussi morales, que l'on ne peut transgresser impunément . "

 

FR. BL.