La gauche et les pauvres pourrait être le titre d'une comédie ; cette comédie pourrait comprendre trois actes : dans le premier acte, on — la gauche donc — se consacrerait à l'adoration de son pauvre ; dans le deuxième, mécontent, le pauvre se comporterait fort mal : on assisterait alors à la trahison du pauvre ; enfin, dernier acte, on se consacrerait à la punition du pauvre, en voie d'achèvement partout sur la terre.

Ce n'est pas le synopsis d'une pièce de théâtre : c'est l'histoire des deux derniers siècles ; et du nôtre.

Dans une pièce de théâtre, Amédée de Ionesco, deux assassins ne savent comment se débarrasser d'un cadavre. Le cadavre grossit, grossit, et il menace de les étouffer. C'est un peu ainsi que l'on pourrait analyser le " problème Pauvre " aujourd'hui. Il enfle démesurément, et personne n'est en mesure de le juguler. Pourtant, Dieu sait que notre bon vieux monde moderne aura beaucoup fait pour les pauvres. On peut même dire qu'il ne s'est édifié, qu'il ne s'est justifié que pour combattre la pauvreté, supprimer la précarité, mieux répartir les richesses. Dans cette lutte fascinante contre la loi de la jungle sociale (héritée on le sait des préhistoriques temps chrétiens, puisqu'aussi bien la France est née en 1789, — elle n'était pas avant, au sens ontologique du terme), c'est la gauche bien sûr qui s'est toujours le mieux illustrée, la droite politique pleurnichant à sa suite pour espérer entrer au paradis des bonnes âmes du politiquement correct.

Tout la propagande moderne s'est édifiée autour de l'hypostasie, de l'adoration du pauvre. La grande promesse de mai 1981, la lutte théologique contre la pauvreté, devait à jamais faire du pauvre un citoyen à part entière. Depuis, on ne cesse de tonner contre l'exclusion. Le pauvre est mort, vive le roi.

 

Qu'est-ce qu'un pauvre ?

Il faut en revenir à cette adoration du pauvre. Du faible, de la femme, de l'enfant, de l'ouvrier, de l'immigré, de tout le monde, tous héritiers du socialiste xixe siècle, et qui a été illustrée par d'innombrables écrivains et politiciens — ou les deux à la fois. On pourrait certes se demander à l'instar d'Heidegger : qu'est-ce qu'un pauvre ? Et on donnera tout de suite une réponse, tant le suspense social est prévisible : un outil, un prétexte pour prendre le pouvoir. Au nom du soziâl, depuis deux siècles, on tue, on extermine, on enferme, on laisse les guerres tribales dévaster l'Afrique, on bombarde. Le pauvre c'est ce qui permet de tuer. De détruire, de complexer l'adversaire et de l'anéantir. La pauvre est un martyr, et le martyr permet de trouver un bouc émissaire et de le liquider. L'antisémite a ses boucs émissaires, le nazi aussi, le communiste et le stalinien aussi. Il fallait liquider l'accapareur de richesses, le koulak, le bourgeois enrichi, l'Église bien sûr responsable de tout ce mal, depuis le temps qu'elle confisquait leurs richesses aux pauvres. On confisqua les biens de l'Église en 1789, et on fit bien : on eut vingt ans de guerres et de famines. Pauvres pauvres.

On a longtemps incriminé les idées chrétiennes devenues folles. Le Christ justement : la parabole du mauvais riche, le chas de l'aiguille et tout ce détournement hérétique de l'Évangile n'a fait jamais que servir les intérêts les plus bouffons. Si l'Église mettait fin à ces hérésies, au dolcinianisme entre autres, c'était justement pour prévenir la société chrétienne de la folie humaine. Il vaut mieux inviter le riche à devenir meilleur que de le tuer. Que d'anéantir les richesses, piller les églises, brûler les récoltes, empaler les seigneurs et bientôt tout le monde. La fructification des talents est aussi un autre message, paradoxal, du doux Jésus. C'est ce paradoxe permanent du christianisme, mis en lumière par Chesterton, qui écœure l'Adversaire, lequel a chaque fois tente de prendre à la lettre un passage, une phrase. Et de liquider l'humanité au nom de ce choix. C'est cela l'hérésie au sens grec : l'airèsis, le choix d'un morceau, un best-of dit on aujourd'hui, d'un message, qui permet de mieux exploiter un filon à des fins criminelles. Les idées chrétiennes n'ont jamais été folles ; ce sont les idées antichrétiennes qui sont folles.

Mais en dénonçant, au nom de l'égalité ou de la fraternité, la pauvreté, toute la tyrannie moderne a trouvé un fantastique marchepied, une rampe de lancement, un trampolino majeur. Il a été possible et même moral d'affamer cent millions de personnes présumées riches (où commence la richesse ? où commence la pauvreté ?) dans les pays communistes ; et de laisser les koulaks dévorer leurs enfants ; il a été possible de commettre la Shoah en arguant du prétexte que le juif était le riche, et que le bon peuple des prolétaryens, pour reprendre l'excellent mot de Heimito von Döderer, était la pauvre victime de son capitalisme apatride. Par une suite de hasards et de progrès techniques — la démultiplication de l'homme —, il a certes été rendu possible d'améliorer dans les démocraties bourgeoises le sort des pauvres — et combien plus celui des riches et de la Jet Set — ; mais c'est dans ce même progrès, dans cette mondialisation bienheureuse, que l'on trouve le plus de misérables : trois milliards d'hommes vivent avec un dollar par jour, en Afrique, en Asie, en Amérique centrale ; et ces malheureux savent aujourd'hui qu'ils sont pauvres, grâce à la télévision et à la science sacrée de l'information. On les a rendus pauvres comme Adam et Eve se sont soudain vus nus. Ils peuvent au moins se nourrir d'images comme Geppetto, et jusqu'à la nausée.

 

Il faut fabriquer du pauvre

Les pauvres sont ainsi incités à la Révolution permanente. Mais là encore ils sont pris de court ; ce sont les minorités privilégiées qui font les révolutions ou qui les récupèrent, et qui célèbrent l'anarchie festive perpétuelle. Les pauvres ont été, parfois, des rebelles ; des anarchistes, jamais. Les riches ont toujours protesté contre le gouvernement, quel qu'il soit. Les aristocrates furent toujours des anarchistes ; en témoignent les guerres féodales.

Comme prétexte révolutionnaire, le pauvre est une occasion formidable ; mais il s'avère un peu coûteux. Coûteux pour la France révolutionnaire, coûteux pour la Russie des Soviets, coûteux pour la Chine maoïste. Dans l'emballement général, on mitraille tout le monde, et le public, même pauvre, finit par se lasser. Ou par crever, comme au Cambodge, l'utopie rousseauiste ultime.

Le déclin des idéologies, comme on dit à regret aujourd'hui, comme pour regretter l'absence de tueries, aura eu au moins une conséquence scientifique : la réification du pauvre. Chesterton faisait remarquer que pour les élites protestantes anglo-américaines, le pauvre n'était jamais un pauvre. Mais un dinosaure. Un colimaçon. Un extra-terrestre. Un objet d'études. Dès lors, parallèlement à la sociologie de Durkheim, et dès la fin du xixe siècle, se met en place l'étude scientifique du pauvre. Et sa culture sous serre. Dans un monde fondé exclusivement sur la prospérité matérielle, le pauvre devient une anomie. Une anomalie. Il y a aujourd'hui des millions d'assistants et de travailleurs sociaux en France, un million aussi d'animateurs sociaux chargés de le distraire. Il y a une industrie du pauvre. Et le pauvre n'a pas intérêt à disparaître, étant source de tant d'emplois d'ailleurs souvent mal rémunérés. Tout l'ingénierie sociale dénoncée en son temps par Hayek se déploie sur fond d'explosion de l'État-providence keynésien, rooseveltien, social-démocrate, ce qu'on voudra. Et le pauvre devient l'attention des ingénieurs sociaux, de ce pouvoir tutélaire, bienveillant et doux étudié déjà par Tocqueville. Cette troisième voie est certes la meilleure, à l'exclusion de toutes les autres. Chaque pauvre flanqué d'un étudiant, d'une assistante ou d'un ingénieur es-pauvreté se voit attribuer une fonction, un psychothérapeute, une mission. Car le discours sur l'exclusion, la fracture sociale ou numérique ou autre, devient une obsession nationale depuis une vingtaine d'années que la gauche est au pouvoir. Avec le paradoxe suivant : il faut préserver, éduquer le pauvre dans ses réserves ; mais surtout ne pas le faire disparaître : que ferait-on alors du discours sur la pauvreté et l'exclusion, et de tous ces gens qui travaillent pour le préserver ?

Le système a besoin du pauvre comme les côtes bretonnes ont besoin de la marée noire. Soucieux de tant d'attentions, de tant d'objets d'études, le pauvre devient sa propre fin. Au sens kantien, il n'est plus un moyen mais une fin. Et il est réifié, condamné à rester pauvre, à peine de faire s'effondrer la dialectique de la compensation et les myriades d'emplois. L'histoire du Revenu minimum d'insertion (Rmi), réservé en son temps à 80 000 personnes, aujourd'hui à un million et demi — y compris à des propriétaires, à des fils de familles — est édifiante. Alain Finkielkraut se déclarait étonné d'être le souci, en tant que juif, de tant d'attentions médiatiques et sociologiques. Il en est de même du pauvre. Il est une institution. Aussi espère-t-on dans les hautes sphères qu'il ne disparaîtra pas. Histoire que les ministres socialistes logés rue de Bourgogne ou à Neuilly aient de quoi réveillonner, au milieu d'une bonne masse de pauvres et d'exclus. Il faut donc fabriquer du pauvre, même dans un système qui ne fabrique plus de pauvreté. De là l'implosion des familles dans les banlieues. Un jeune Africain parfaitement citoyen et parfaitement politiquement incorrect — par conséquent —, militant de Stop la Violence, a fait remarquer une fois — on ne l'a plus revu — que la violence dans les banlieues venait de l'implosion des familles, terme honni. Chesterton avait dit que la famille était le seul État qui créait et aimait ses citoyens. Mais notre société aime les fabriquer ; ce fait vient de son essence industrielle, on ne la changera pas. Et d'accuser, ce jeune black, comme on dit aujourd'hui, les assistantes sociales, coupables selon lui d'avoir déconsidéré les parents immigrés — et locaux — aux yeux de leurs enfants. Voleurs d'enfants, les ingénieurs sociaux ont volé les enfants à leurs parents, d'une manière pas très catholique. Et ces enfants se sont révoltés. Et ils sont devenus des mauvais pauvres, pendant que les autres pauvres — les franchouillards locaux — se mettaient dans tous les quartiers à voter pour la Bête immonde.

 

Bons et mauvais pauvres

Car, et c'est là le problème, le pauvre est avant tout un être humain. Comme le disait Bossuet, il y a une éminente dignité du pauvre dans l'histoire de l'Église, c'est-à-dire dans l'Histoire tout court — au moins de l'Occident. Et c'est là que les choses se compliquent et se sont compliquées en Amérique puis en France depuis une trentaine d'années. Car le pauvre n'est pas vertueux. Le pauvre ne pense pas comme Ségolène Royal et Martine Aubry sur tous les sujets. Le pauvre est sujet à caution et il se montre, comme l'avait prévu Léon Bloy, un mendiant ingrat. À quel moment s'est produit cette trahison du pauvre ? Aux Etats-Unis, on l'a associée à l'insécurité, en France à la montée du Front national — qui justement réclamait plus de sécurité. Le pauvre est dès lors devenu un véritable exclu. Les élites se sont penchées sur son sort, et en sont sorties dégoûtées. Elles ont découvert que le pauvre pouvait être raciste et même populiste. Car le pauvre est un drôle de phénomène social. Les élites aiment tout le monde, c'est leur rôle. Et puis c'est leur monde. Mais le pauvre a moins de moyens ; il a donc tendance à aimer ses proches et son environnement. Et à ronchonner, s'il le voit évoluer comme une gravure de la Guerre de Trente Ans. Le pauvre a eu peur. L'immigré s'est senti rejeté, ses enfants se sont agités ; le local s'est senti en état d'insécurité, et son faible espace vital envahi ; il a mal voté. Les gens de Saint-Denis ont fait plus de place que ceux de Neuilly, il faut bien le reconnaître.

Les administrations se sont dès lors inquiétées. Comment, avec tous les sacrifices financiers, épistémologiques, urbanistiques que nous avons consenti pour vous traiter — comme nous traitons des farines animales — , avez-vous pu si mal vous comporter ? Le pauvre a trahi. Plus d'ouvriers — quand ils votaient encore, quand ils existaient encore — votaient pour le Front national que pour les partis ouvriers. Les cadres votent socialistes, les professions libérales votent à droite, mais les pauvres votent mal. Le pauvre se plaint de ses voisins, du bruit et des odeurs — comme un ancien candidat à la Présidence —, il regrette ses vieux quartiers populaires et il voit d'un mauvais oeil tous ces pauvres qui débarquent du monde. Car la machine à traiter du pauvre — la gauche moderne donc — a besoin de tous ces pauvres pour mieux fonctionner, pour marcher au maximum de ses capacités, à plein rendement comme on dit. Le pauvre ne voit pas ce qu'on fait pour lui, il voit ce qui se passe. Car il vit, lui. Dès lors le pauvre est paré de tous les crimes. Les médias multiplient les affaires de pédophilie — qui frappent aussi les curés, les parents pauvres de nos pauvres —, et le cinéma reflète cette involution du pauvre : le boucher incestueux et criminel, raciste et franchouillard. Seul contre tous le démontre ; tout comme le sombre violeur de Sombre, qui étrangle ses victimes à l'ombre du Tour de France. Le pauvre est aussi soumis — musulman au sens étymologique : c'est comme cela que l'on appelait ceux qui partaient plus vite que les autres dans la chambre à gaz — ; telle est la leçon de Rosetta ou de la Vie rêvée des Anges.

Le pauvre devient un abruti peu à même de saisir les délicates opérations bureaucratiques et technocratiques qui lui sont consacrées. Au xixe siècle, le pauvre n'avait que sa famille — d'où le mot prolétaire, de proles, descendance —. Aujourd'hui il n'en a plus. Sa femme l'a quitté, s'il en a jamais eu une, son enfant le fuit pour rejoindre ses bandes, son assistant social ou bien son Pokemon. Il ne lui reste alors à ce pauvre que sa race ou sa couleur de peau pour se reconnaître comme être humain. C'est regrettable mais il ne fallait pas lui enlever tout le reste. Dès lors aussi qu'on en a fait un objet — même de sollicitudes avancées — le pauvre, en particulier le rejeton d'immigrés, a tendance à mal se comporter. Il devient alors dans la nouvelle gnose médiatique un " jeune ". Il est un peu jeune, comme on disait jadis ; un peu distrait, un peu spécial, un peu à prendre avec des pincettes, puisqu'il brûle des voitures, qui restent le seul objet pour lequel les Français soient encore prêts à tuer. Pédophile, violent, raciste, intolérant, partisan même de la peine de mort, spectateur de Tf1 et des films américains, populiste, poujadiste, le pauvre redevient le beauf si cher à nos chères élites. Il cristallise au sens stendhalien toutes les tares de la société. Le pauvre n'est en effet pas culturellement correct : il préfère les films américains aux films français et Johnny Hallyday à Serge Gainsbourg. Il est celui qui se crispe — s'il a la chance d'être fonctionnaire catégorie D — sur ses corporatismes ; celui qui refuse le changement ; celui qui vote non à Maastricht et qui compte encore en nouveaux — ou même en anciens francs. Le pauvre a du souci à se faire. Car dans le zoo social où on l'a confiné il ne se conduit plus très bien. Et cela est mauvais pour la vie du parc humain décrit par Sloterdjik. Il va dès lors être corrigé, à la bonne vieille manière anglo-saxonne, ou simplement nié, à la bonne vieille manière républicaine. Car la République, quelque respect que l'on ait pour elle par ailleurs, aime bien nier son passé : Vichy, la Vendée, les colonies, l'Algérie torturée, les Harkis, les pauvres aujourd'hui.

 

Punir le pauvre qui a démérité

Max Weber toujours cité et jamais lu disait ne pas aimer les pauvres mais les pauvres immigrants. Plus travailleurs, plus malléables, moins bien payés que leurs confrères pauvres de France, les pauvres immigrés ont fait la fortune de l'Amérique et du patronat américain. Cette mirifique vision de la mondialisation et du mouvement est certes l'affaire des élites mondialisées. C'est cette élite des manipulateurs de symboles, si bien décrite par un ancien et courageux ministre de Bill Clinton, Robert Reich, qui les décrit comme des créateurs de richesses virtuelles (les actions) et de pauvreté réelle ; comme des créateurs d'images, de concepts, de parcs d'attraction, de bidonvilles et de pénitenciers, à l'ombre desquelles elles pourront éduquer leurs chères têtes blondes. L'élite actuelle aime bien malgré tout l'immigré parce qu'il bouge comme elle, quand elle se rend à Ré, Rio ou Chicago. Mais pour le pauvre qui ne bouge pas, les choses se compliquent.

Je reprends les données du sociologue Loïc Wacquant, évoquant le triste sort des pauvres aux États-Unis d'Amérique : " À partir des années soixante-dix, la courbe de la population carcérale allait brusquement s'inverser puis s'envoler : les effectifs avaient bondi dix ans plus tard à 740 000 avant de dépasser 1,5 million en 1995 puis de frôler les deux millions fin 1998. S'il était une ville, le système carcéral américain serait aujourd'hui la quatrième plus grande métropole du pays... Il existe aujourd'hui près de 55 millions de fiches criminelles portant sur trente millions d'individus, soit presque le tiers de la population adulte masculine du pays... La pénitentiaire emploie aujourd'hui 600 000 employés, ce qui fait d'elle le troisième employeur du pays. " On comprend mieux pourquoi les pauvres n'ont pu voter en Floride et ailleurs. Tout cela est écrit dans les Prisons de la misère (éditions Raisons d'agir), et suit l'échec décrit plus haut du social engineering, dénoncé habilement par les néo-libéraux. Faute d'assistants sociaux, le pauvre noir, blanc ou hispanique a eu droit au maton. La société n'avait été que trop patiente jusque là. Et en bonne héritière du puritanisme anglo-saxon, elle a décidé de punir ses pauvres, de ressusciter les workhouses d'Henry VIII (qui en fit pendre quarante mille, après avoir dépecé les monastères et l'Église catholique). Le respectable George W. Bush fait exécuter mille personnes par an, dont les deux tiers n'ont pas eu d'assistance judiciaire idoine. En Angleterre et dans les laboratoires de l'Europe du Nord, la situation suit le mouvement socio-pénal actuel : on construit des prisons, convaincu qu'elles seront plus rentables que des écoles. Et pourtant, comme le fait remarquer Wacquant, chaque prisonnier revient à 22 000 dollars par an, soit 3,3 fois le montant de l'allocation ADFC versée à une famille de quatre personnes. Qu'importe : il faut punir le pauvre qui a démérité. La même ingénierie qui l'a traité jadis va le mal traiter maintenant. Il faut bien trouver une solution au problème pauvre.

Ailleurs, cela ne va guère mieux. Évoquons les Philippines, ou quatre ans après le passage du pape, seul conscient de ces problèmes, seul surhomme lucide sur la terre, on assiste à ces invraisemblances : " Une montagne de détritus, minée par des pluies diluviennes, a enseveli une partie du bidonville Patayas, et des centaines de ses habitants. Les victimes de la catastrophe vivaient de la récupération de déchets. Des dizaines de milliers de personnes se disputent la possibilité d'habiter au plus près des décharges publiques pour être là quand arrivent les bennes à ordures ; c'est leur seul moyen de survie. " Et l'on se bat mètre carré par mètre carré pour ramasser un carton, un plastique, une bouteille.

Comme on le sait maintenant, l'homme le plus puissant de France dirige Vivendi-Universal ; son groupe a bâti sa fortune sur le ramassage d'ordures en France et le recyclage des eaux, du temps où il se nommait la Générale des Eaux. Le paradoxe veut que les pauvres Philippins de Patayas vivent de la même chose que lui : l'ordure. Je ne résiste pas à l'envie de citer Job, mon Job, pauvre comme ces ramasseurs d'ordures : " L'impie périra pour toujours comme son ordure, et ceux qui le voyaient diront : où est-il ? " (Job, 20,7). Voilà les pauvres d'aujourd'hui : la prison, la décharge de la société de consommation, l'indifférence en France où tout le monde s'est lassé du traitement d'une denrée aussi difficile à cerner que la vache folle. Swift proposait aux Anglais de dévorer les enfants irlandais ; mais s'ils ont été nourris de vaches folles ?

 

Il reste pourtant l'irréductible Bossuet...

En attendant, le pauvre français ne vote plus ; il s'abstient, il ne se révolte pas. Il est bien sage, le pauvre, et il suit les cours du chômage, les émissions de Tf1 et les jeux rapido dans les bistrots. Comme on lui a dit qu'il votait mal, et que les mauvais pour qui il votait ont été dignes de leur réputation misérable, il ne vote plus du tout. Et l'on débat à gauche du sort des cadres high-tech gavés de stock-options qui ne se sentent pas trop bien dans la France républicaine et trop portée sur la pression fiscale. Il est temps de remplacer le pauvre — d'ailleurs on ne parle plus des sans-logis, des sans-papiers, des Sdf et des autres. L'industrie planétaire a suffisamment réchauffé le climat pour qu'il ne crève plus dans les chaumières ou dans les rues. Le Parti communiste fait défiler des top-models dans ses locaux, il recense ses fautes et fait sa repentance sur fond de musique techno, laissant au pape et à d'autres mal-pensants, souvent anticléricaux d'ailleurs, le soin de dénoncer la misère du monde. Le pauvre évolue dans ses F1, F2, F3 et il roule entre des Bricorama et des Auchan, des Conforama et des But. C'est son but dans la vie, et il n'en a plus d'autre. Il peut lire s'il est connecté — il ne l'est jamais — que l'archevêque de New York, Mgr Egan, a été à moitié étranglé par un forcené qui lui reprochait de colporter des mensonges à propos de la vie de Jésus et de s'emparer indûment des biens du monde ! Car c'est l'Église bien sûr qui plus que jamais s'empare des biens du monde et maltraite les enfants.

Les idiots qui comme moi ont trop lu Guy Debord ont tendance à se méfier du pape, c'est-à-dire de l'une des rares voix qui s'élèvent contre le monde confié aux entrepreneurs en démolition. Mais la force du système vient justement de son origine fluidique : General Electric, Bouygues, Suez-Lyonnaise, Vivendi, sont d'abord utilisées comme des boîtes noires de recyclage des eaux ; et elle recyclent aussitôt les idées qui les contestent pour les commercialiser et pour se renforcer. Elles ne combattent pas les hérésies, elles, elles ne sont pas folles comme les intégristes juifs ou chrétiens, elles veulent juste faire du fric avec le mécontentement des pauvres. Mais dans le même temps que les esprits libres sont privés de publicité — comme cette revue —, périphériés, expulsés des boîtes noires de la mondialisation.

Le fait que tout cela se soit passé en France depuis trois ans à l'ombre d'un gouvernement en fleur, élu pourtant par un formidable mouvement social, n'a rien de surprenant. Un beur footballeur milliardaire, un ministre protestant " austère qui se marre " à l'instar de son pote Tony Blair qui fait aussi la chasse aux pauvres — moins protégés de tout temps dans son île que les canards — ne doit intriguer personne. La récréation est terminée, le coup de sifflet a retenti. La solution, c'est le départ ou la déprime, le stade de foot ou la prison. On peut faire venir assez de pauvres du monde entier, avec la bénédiction du forum de Davos et d'Adidas, pour calmer les pauvres d'ici et les immigrés précaires tant bien que mal installés. Ils n'auront qu'à se consoler avec la réincarnation bouddhiste — ils ont démérité dans une vie antérieure ; peut mieux faire — ou la prédestination de l'impayable Calvin. Le pauvre est même cerné par la métaphysique oriento-occidentale rêvée par les ésotéristes de tout poil, enfin réalisée. La messe est dite. Le contrôle des naissances et l'avortement réservé en priorité aux pauvres en France se chargeront de créer cet état social-eugénique dont Singapour fut l'alambic. Le pauvre est trop nombreux, la seule solution est de le faire disparaître de nos cités-Potemkine.

Il reste pourtant l'irréductible Bossuet, qui évoque l'éminente dignité du pauvre dans l'Église. Loin de moi l'idée de nous faire revenir aux temps miséreux du Moyen Âge. Mais il me paraît pourtant obvious — évident, pour parler la novlangue de la surclasse orwellienne qui domine le monde — qu'il y a là en germe la seule idée révolutionnaire du monde à venir. Il sera spirituel et il sera révolutionnaire. Et son slogan sera : les pauvres (nous tous donc, ou presque — il suffit de voir les prix de l'immobilier imposés par les dévoreurs d'espace) ne sont pas des choses. Ils ne sont plus des choses puisqu'on les punit, ils ne sont plus des jouets entre les mains d'apprentis-sorciers. Les pauvres seront des hommes en recherche de plus de dignité. Et cela suffit à célébrer leur cause.

 

n. b.