LIBERTE POLITIQUE n° 40, printemps 2008.

Par Catherine Rouvier. Comment rendre le sens du travail dans une société balisée de repères contradictoires qui le rendent inintelligible ? En rendant à l'enfance ses lieux propres : l'école et la famille.

LA FAMILLE, LE TRAVAIL ET L'ENFANT , cela sonne un peu comme une fable. Et de fait, c'est un peu une histoire que je vais vous raconter. Mais il s'agit plus d'une tragédie que d'un conte de fées. C'est une tragédie d'aujourd'hui qui a ses racines dans les errements d'hier. C'est la tragédie de l'inadéquation contemporaine de l'enfant au travail. C'est la tragédie de l'enfant victime de la Modernité.
Cette tragédie se joue en deux temps et soulève un double paradoxe.
L'enfant aime apprendre. L'enfance est le temps ou le monde se découvre et s'apprend. Avec passion. Appuyé des deux mains sur une chaise il lève une jambe, puis l'autre, lâche progressivement une main, puis l'autre. Et lorsqu'un jour, à l'appel de ses parents, il se lance en équilibre précaire, il remporte sa première victoire d'autodidacte.
Cependant il ressent l'école comme une contrainte, une douleur, un éloignement de ce qui faisait sa joie. Il la fuit ou s'en évade par la pensée. Inattention, violence, absence de travail suivi, retard dans les apprentissages... l'école est devenue trop souvent le lieu du conflit
L'adolescent a le goût d'agir, et d'avoir.
Et pourtant, à l'âge ou il est le plus apte physiquement au travail, à l'âge ou il a envie de construire sa vie, de fonder une famille, de gagner de l'argent, de commencer une carrière, il ne trouve pas de travail. Les employeurs signalent les difficultés qu'ils éprouvent à imposer les exigences de ponctualité, de courtoisie, de continuité dans l'effort, de discrétion... D'où une méfiance généralisée, une multiplication des stages, des CDD. D'où un zapping professionnel constant. D'où le spectre d'une absence de professionnalisation, donc de qualification, et la perspective d'un rejet, à cinquante ans, d'une société ou il n'aura pu trouver sa place, et d'une précarité de fin de vie qui rappellera cruellement celle du début.
Ce double paradoxe résulte de la perte du sens du travail dans nos sociétés sans repères, ou trop balisée de repères contradictoires qui le rendent inintelligible. Mais par delà cette perte de sens général, il y a une perte plus directement reliée à notre propos : l'enfance n'a plus de lieu. Ni l'école (I) ni la famille (II) n'ont su rester les lieux de loisir studieux, de tranquillité, d'acquisition de l'autonomie, qui permettaient à l'enfant d'aborder sans crainte, voire avec enthousiasme l'apprentissage d'un métier.


I- L'ECOLE N'EST PLUS LE LIEU DU LOISIR STUDIEUX ET DE L'ENFANT

Certes le phénomène n'est pas nouveau. François Villon l'écrivait déjà dans son testament : Las, je fuyais l'école comme fait le mauvais escholier... Mais il le regrettait ( ah si j'eusse étudié du temps de ma jeunesse folle... ) et nous étions, en le lisant, frappés de ce poignant regret au point de sentir déjà le chanvre de la corde de la ballade du pendu autour de nos cous enfantins. Aujourd'hui, au contraire, on fait chanter aux élèves dans les fêtes d'école : Qui a eu cette idée folle un jour d'inventer l'école ?

L'école n'est plus le lieu du loisir studieux

Celui qui a inventé l'école , nos enfants l'apprennent en chanson , c'est ce sacré Charlemagne .Ce qu'on oublie de leur dire, c'est que la schola d'alors était une école religieuse, financée par les fidèles qui désiraient en faire un centre de réflexion et d'apprentissage de l'art, de l'histoire, de la poésie, des mathématiques mais aussi de l'œuvre divine.
L'école d'aujourd'hui est bien loin de ce schéma initial enthousiaste, participatif et religieux... Obligatoire, elle n'attend pas le goût de l'étude, gratuite — elle ne nécessite plus d'efforts et donc s'est dévalorisée (que vaut quelque chose ou quelqu'un auquel on ne sacrifie rien ?) — et surtout laïque , elle s'interdit la chaleur et la passion des vérités aimées et partagées.
Elle est devenue un banal lieu de travail . Or le travail est, étymologiquement, un système de poutres où étaient attachés les animaux que l'on voulait faire travailler. Il est donc dès l'origine synonyme d'enfermement, de contrainte, de souffrance. Travail et douleur sont liés étymologiquement. Une femme en travail est une femme qui accouche, généralement dans la douleur. Doulia, en grec, veut dire travail et vient du mot doulos, esclave. Même dans cet univers pré-chretien où la malédiction biblique, rançon du péché, était inconnue, le travail était donc une chose perçue comme désagréable, et contraignante. Mais il ne s'agissait que du travail manuel, du travail pénible. L'étude, elle, était située dans le loisir , réservé à l'élite et désignée par le mot otium.
Or, en Grèce antique comme au Moyen Âge en Europe, et à Venise encore au XVIe siècle, la schola, l'école, était le lieu de l'otium. À la différence du neg-otium, le négoce (commerce, affaires), l'otium était le lieu du loisir studieux, de la gratuité, de l'émerveillement. Cela supposait le choix du maître, de la matière, du rythme, donc d'une relation individualisée et informelle que ne permet plus le système scolaire contemporain et ce qu'ignore délibérément la règle absurde de la classe d'âge uniforme et du tronc commun . Le caractère obligatoire de l'école (rançon de sa gratuité ) rend au surplus difficile l'enthousiasme ! Notre époque a cessé, en réalité, de considérer l'otium comme une valeur eu égard à ses liens sémantiques avec l'oisiveté. L'Internationale ne clame-t-elle pas : L'oisif ira régner ailleurs ? À l'autre bout du spectre des idées politiques, la loi du profit, fondé lui-même sur la spécialisation grandissante des savoirs et des emplois, est sans doute une cause des difficultés actuelles de l'être humain à porter son regard, durablement et calmement sur l'universel.
La fièvre d'agir s'est accompagnée d'un ralentissement de la pensée. Le sondage réalisé par le Monde sur les catholiques au début de 2006 nous le révèle : les oisifs (chômeurs, femmes au foyer, retraités), y apparaissent ainsi comme les plus religieux...
Enfin l'opinion contribue, en faisant croire que l'élite intellectuelle du temps a définitivement conclu à l'inexistence de Dieu (qui connaît Gilson, Ricœur, Maritain, Garrigou-Lagrange, Gabriel Marcel ?), à accréditer de ce fait l'image d'un travail fait uniquement pour satisfaire des besoins primaires et matériels, un travail à valeur marchande qui refait de nous tous des esclaves .
Il faut donc revenir à la définition du travail créateur, transformateur de la matière, qui fait de l'homme une image de Dieu. Mais pour qu'il garde ce caractère exceptionnel, il ne faut pas qu'il soit premier, il ne faut pas qu'il soit TOUT. Il ne l'est pas, du reste, dans le message évangélique. Jésus ne préfère-t-il pas Marie à Marthe ? Il ne l'est pas dans le De doctrina christiania de saint Augustin où l'essentiel est la méditation, les arts — grammaire, rhétorique, mathématiques...— ne venant qu'après.
L'école était le lieu agréable de l'étude, bien distincte du travail matériel, manuel, rétribué, lot de l'adulte, lot de ceux qui ne pouvaient, après l'école, continuer la studia, loisir suprême de l'esprit humain.
Comment ce lieu de délice est-il devenu ce lieu de contrainte ? Peut-être a-t-il perdu ce caractère de jeu d'esprit , d'apprentissage volontaire et enthousiaste, parce qu'y ont pénétré des notions et préoccupations jadis réservées à l'univers adulte et que de ce fait, elle n'est plus le lieu de l'enfant.

L'école n'est plus le lieu de l'enfant

Que font nos papas pendant que nous jouons ? Ce petit livre des années cinquante marquait bien, comme d'autres de cette époque, la distance entre le monde adulte et celui de l'enfant. Ce monde, présenté sans les soucis d'argent, d'entretien de la maison, d'impôts, de contraventions, de fins de mois, était présenté comme un univers attractif et mystérieux, un lieu de liberté et d'action.
Je vous salue ma France aux yeux de Tourterelle. Ce poème, signé Aragon, était au programme des classes primaires. Pour les enfants d'alors, Aragon était seulement un poète. Personne n'eut songé à leur parler du communisme. Aragon aimait la France, et l'écrivait avec des mots chantants. Ils chantaient de même et l'aimaient avec les mots du poète.
Mais aujourd'hui l'idéologie est entrée à l'école. Les professeurs conduisent les enfants aux manifs. Ils les endoctrinent devant des statues. Ils ne sauraient plus susciter le patriotisme simple et naturel d'un enfant qui apprend en même temps à connaître et aimer son pays.
À la maternelle, en 1956, on distribuait du lait et des fruits aux enfants : C'est M. Mendès-France qui en a décidé ainsi. Ils aimaient, du coup, ce chef du gouvernement. C'était bon d'arrêter la classe. De goûter ce lait frais. Cette banane, ou cette orange, symbole de l'Afrique, des pays chauds à palmiers dessinés dans les livres enfantins alors en vogue, comme Babar le petit éléphant. Personne alors n'aurait songé à leur parler avec horreur des colonies, et ils ne savaient pas que M. Mendès-France était plus paternel avec eux qu'avec nos soldats qui mourraient là-bas, ces soldats dont les cercueils étaient insultés au retour par les copains communistes du poète...
Bienheureuse ignorance, bienheureuse innocence, seul gage de cette bonne entente entre tous les enfants d'une école qu'on cherche en vain à recréer aujourd'hui, parce qu'on l'a tout simplement rendue impossible en politisant l'école, et en dressant ainsi les enfants les uns contre les autres
Au cours de dessin, on les faisait reproduire une affiche. C'était le Mont Dore . Les sports d'hiver, les Alpes, le ski. La plupart d'entre eux n'y étaient jamais allés. Ils se disaient : il y a des enfants français qui vivent dans la montagne. Ça doit être merveilleux. On ne cultivait pas alors le sentiment de jalousie, de haine sociale, on ne leur disait pas qu'ils étaient des exclus . Ils dessinaient aussi des panneaux de signalisation. Un passage à niveau. Interdit de traverser. La locomotive qui y était représentée — et l'est toujours — n'existait déjà plus. Mais qu'importe. Ils apprenaient la loi. Celle qui était à leur portée d'enfant. Et la silhouette désuète de la locomotive contribuait à leur faire accepter la loi en les faisant rêver. On apprenait par cœur, et ce par cœur faisait entrer dans le cœur, même ce qu'on refusait de savoir. Le tablier cachait les disparités sociales et les différences sexuelles dont les mystères restaient celés, ce qui gardait aux premiers émois adolescents la double saveur de l'inconnu et de l'interdit. La télévision ne concurrençait pas l'école. Cantonnée dans le Rusty et Rintintin du jeudi, ou à un film du dimanche regardé en famille, elle était jeu et détente. La radio, litanie de faits ennuyeux et incompréhensibles destinés aux adultes, source de grognements voire de hurlements du père au petit déjeuner, et de ce fait gage de mauvaise digestion, n'éveillait aucun intérêt.
Il était alors sans doute plus facile à l'enfant de concevoir l'école comme un monde à lui tout seul, différent du reste du monde, dont il faisait sa chose, la chose des enfants.


II- LA FAMILLE N'EST PLUS LE LIEU DE L'AUTONOMIE DE L'ENFANT ET DE SA VOCATION

L'enfant est par nature autodidacte, mais pas autonome. C'est en famille qu'il franchit les étapes d'identification au parent de son sexe, d'intégration des interdits, d'imitation qui prélude à l'apprentissage des mots, des gestes, des attitudes, c'est dans la proximité de ses parents qu'il prend l'assurance qui lui permettra ensuite de s'en détacher. L'insuffisance du temps passé en famille aujourd'hui entrave cette autonomie (1) Mais il y a une autre conséquence, moins perceptible, moins douloureuse mais lourde de conséquences pour l'avenir. La famille était le lieu de la vocation. Le long apartheid qu'impose d'un côté une scolarité envahissante et de l'autre les contraintes horaires du salariat ont rendu le phénomène trop souvent impossible (2).

1/ La famille n'est plus le lieu de l'autonomie

On n'apprend que de ceux qu'on aime écrivait le philosophe Alain. L'enfant trop peu aimé n'apprend plus. Il refuse d'apprendre exclusivement de ceux qu'il n'aime que par accident (les professeurs) et non de ceux qu'il aime d'un amour si fort qu'il ne guérira jamais de leur absence : ses parents. Il confondra donc père avec absence, mère avec fatigue, liberté avec solitude, et école avec séparation d'une famille qui lui manque tout le temps où elle devrait l'entourer, le temps de sa petite enfance.
La disparition du père était une tradition. Pour cause de guerre, hélas. Mais aussi pour son travail . Une disparition acceptée par l'enfant dans la mesure où la mère pouvait, grâce au travail du père, rester à la maison, l'accompagner à l'école, l'accueillir à quatre heures pour le goûter, lui réserver ses jeudis... La médiatisation de l'absence du père par la mère qui raconte le métier de papa et manifeste gratitude pour la nourriture rapportée par lui, faisait que l'enfant buvait avec le lait maternel la justification de l'absence du père.
La disparition simultanée du père et de la mère pareillement happés huit heures par jour – et bien plus parfois — par leur travail , est pour l'enfant contemporain un traumatisme dont on n'a pas fini d'évaluer et de subir les conséquences.
Le refus de l'école en est une. Tel enfant avoue un jour à sa mère en pleurant à la sortie d'une séance chez le énième pedo psy sensé lui redonner le goût de l'étude : Maman, je ne veux plus jamais aller à l'école parce que si j'y vais – je vais grandir et je serai pour toujours séparé de toi. L'illogisme même de cette parole est un signe de la grande souffrance de l'enfant et de la grande confusion que provoque l'angoisse de la séparation quotidienne, répétée depuis tant d'années, dès l'âge de deux mois.
Car l'État ne joue le rôle du père nourricier de la mère et de l'enfant que durant deux mois : deux mois de congé payé, puis ce sera la crèche ou la nourrice, huit heures par jour, parfois dix ou douze. Les départs matinaux dans le froid et la nuit à l'heure jadis délicieuse de la tétée, les hurlements déchirants des autres à la crèche, ces odeurs inconnues qui font qu'on refuse la caresse consolatrice de la puéricultrice... La souffrance de l'enfant se mesure mieux si on sait qu'à cet âge, la personne qui disparaît derrière une porte lui paraît perdue à jamais.
La souffrance de la mère n'est pas moins grande. Mais elle a des mots pour la dire. Le bébé n'en a pas. Alors il ne dort pas, parce qu'enfin ses parents sont là, le soir, et qu'il veut les voir, les toucher. Il ne mange pas, pour que le déjeuner de samedi avec maman, le seul de la semaine, ne finisse jamais. Il n'apprend pas. Pour ne pas devenir grand... L'école devient un exil.
Certes, elle peut être une seconde famille .Mais elle ne peut pas l'être trop tôt. Pas avant sept ans, âge où l'enfant a besoin de découvrir quelques heures par jour d'autres horizons, car la chambre parait trop petite et la maison n'a plus de secrets.
Et puis pour constituer une seconde famille, l'école doit offrir des modèles, une discipline, des aventures, un idéal. Or elle ne le peut plus aujourd'hui. Car cette école timorée, fruit de la société du risque mutualisé, n'autorise plus la moindre aventure. Car cette école furieusement laïque gomme la foi qui la plus souvent sous-tend l'héroïsme. Car cette école qui nie l'autorité ignore la véritable discipline. Car cette école ne saurait offrir ses maîtres complexés et culpabilisés comme modèle aux enfants

2/ La famille n'est plus le lieu de la vocation

La vocation, seul vrai moteur du choix d'un métier, est en panne.
Parce que la source de la vocation, c'est l'imitation. D'où l'importance du travail des parents pour l'enfant. D'où l'importance de ne pas limiter son univers à l'école .Car tout le monde ne peut pas être professeur. Il faut qu'il voie d'autres hommes et femmes accomplir d'autres travaux.
Quand c'est son père ou sa mère et qu'il voit précocement travailler, l'enfant reçoit l'information la plus complète sur les risques d'un métier.
Un professeur qui rentre, vidé de son énergie par une classe ou un amphithéâtre surpeuplé, rétif ou agité qu'il a l'impression de n'avoir pas su tenir, une avocate douloureusement atteinte par une décision de justice contraire à ses espérances après une plaidoirie qu'elle avait cru si convaincante, un médecin navré de la mort d'un patient qu'il pensait sauver. L'énervement de l'écrivain lorsque la journée a passé sans qu'il ait pu écrire... L'enfant ressent ces difficultés, les comprend, les intègre à sa réflexion sur son propre avenir, mais s'il perçoit les risques du métier, il perçoit aussi ses merveilles. Ce père qu'on quitte assis le matin et qu'on retrouve le soir à la même place mais avec cent pages écrites devant lui et cet air heureux du travail accompli. Cette mère conservateur de musée qui a fait visiter aux officiels sa dernière exposition avec le bonheur de les avoir vu s'émerveiller sur telle vitrine savamment composée. La joie perceptible de l'oncle prêtre après cette messe de fête, épuisante en apparence, mais qui donne à son visage un rayonnement particulier car il a accompli une fois de plus l'acte suprême qui donne tout son sens a sa vie...
C'est ce qui va nourrir l'enfant de rêves, d'espoirs, et donner à son travail un but : avoir un métier, ce métier.
L'apartheid scolaire contemporain construit autour des enfants et l'idée qu'il ne faut pas faire le métier de ses parents parce qu'on ne serait alors pas libre ou que ce ne serait pas juste parce qu'on aurait plus de facilités que les autres , s'ajoutent au temps très restreint que l'enfant passe désormais en famille pour enrayer ce phénomène de vocation.
De ce fait le travail n'apparaît plus comme ce qu'il devrait être, la source pour le jeune adulte d'une triple satisfaction :
• se mesurer ;
• prendre une place dans la société ;
• avoir un rapport avec les autres régulé, simplifié, dégagé de l'angoisse de l'incertitude. On a bien fait ? le patron ou le client vous félicitent. Ils sont contents Les autres ne sont plus alors ceux qui vous menacent (l' enfer ) mais ceux qui vous donnent la mesure de ce que vous valez comme être humain. S'inscrire comme homme dans la chaîne de la substance, rendre possible pour soi l'accomplissement de l'acte fondateur de toute vie humaine : le choix de celui ou celle qu'on aime, les enfants, et la possibilité de leur procurer bien-être et joies, ainsi que l'acquisition d'un bien privé où s'épanouit sans contrainte sa liberté.


Conclusion : quels remèdes ?

Nous vivons une époque étrange ou la libération, proclamée depuis deux siècles comme un acquis, une conquête sur des temps de contrainte révolus, a conduit à libérer en l'homme les instincts jusque là considérés par les philosophes de tous les temps comme dangereux pour la paix sociale et pour le bonheur individuel, tout en reconstruisant autour de ce même homme des contraintes uniformisantes qui sont la négation même des effets de cette liberté. La liberté se trouve de ce fait entravée dans ce qu'elle a de meilleur : le libre choix d'un idéal, d'un style de vie, la fameuse energia d'Aristote, cette force, cette volonté que l'homme peut mettre dans l'acquisition d'un métier...
En finir avec l'école républicaine dévoyée et impuissante d'aujourd'hui, qui n'est plus celle de Pagnol, d'Alain, de Péguy ou d'Anatole France, est un des remèdes possibles.
Pour certains le remède doit être radical : après la Poste et la production d'énergie, l'État devrait privatiser l'école. Deux millions cinq cent mille fonctionnaires en moins (dont 53 % de bureaucrates), voilà certes une économie qui permettrait vraiment des réformes. Voilà un argent qu'on pourrait redistribuer aux familles pour qu'elles payent des écoles vraiment libres où enseigneraient dans une disponibilité retrouvée des professeurs dégagés des règles contraignantes, pouvant au gré des besoins accélérer ou ralentir l'apprentissage, élargir les activités non seulement au sport ou au théâtre mais à tant d'autres au gré des besoins et des évolutions.
Une méthode moins radicale serait de refaire de l'École un milieu protégé des médias et de la politique où la neutralité du service public serait respectée non pas comme aujourd'hui uniquement vis-à-vis de la religion — dont la pratique devrait au contraire être reconnue comme un droit des enfants — mais vis-à-vis des idéologies ; un milieu protégé de l'immoralité, qu'elle soit pénale ou sexuelle, par un retour au contrôle de la moralité des maîtres pour en finir avec la dissociation entre l'éducation morale reçue des parents et celle imposée par l'école. En somme un lieu de calme, de tranquillité, de loisir studieux et d'ambiance fraternelle où l'abandon des classes d'âge obligatoires et du tronc commun permettrait que, matheux ou littéraire, l'enfant puisse être heureux de ses talents et fier de sa réussite dès le début de son adolescence et qu'il puisse à la fin de celle-ci choisir un métier et s'y préparer. Des apprentissages différents permettraient l'accès à des métiers différents dont l'enfant a souvent le goût précoce qui disparaît ensuite dans l'ennui d'un enseignement uniforme.
Ainsi une large part de choix, d'initiative, de liberté, conjuguées avec le respect de l'autorité du maître, permettrait un enseignement d'adéquation des goûts et des capacités aux méthodes et au contenu et on pourrait en finir avec les dégâts innombrables d'une égalité mal comprise. On verrait aussi la fin du viol de l'enfance par la perméabilité de l'école aux enjeux adultes : sexuels, politiques, et sociaux. On reviendrait à un monde scolaire que l'enfant pourrait à nouveau s'approprier sans danger, un monde de jeux innocents et d'adultes dévoués.
Un autre remède serait de réfléchir à la manière de compenser pour les employeurs le temps libre qu'il faut absolument redonner aux parents d'enfants en bas âge. Évaluer leur nombre et le coût de ces mesures et les comparer aux coûts et charges pesant actuellement sur l'emploi est indispensable. Cette discrimination positive à visée familiale serait parfaitement fondée, en morale, en humanité, mais aussi en économie, le sacro-saint retour sur investissement étant assuré. Il faudra laisser à la femme qui travaille la liberté de choisir ses enfants au moment, à l'âge où ils ont le plus besoin d'elle. La femme est en travail quand elle accouche, mais ce travail dure toute la vie. L'enfantement et l'éducation sont deux travaux indissociables. Travail à domicile, télétravail, travail à temps partiel ou choisi, congés non pénalisants en termes de carrière, bonifications pour la retraite, allocations, réduction d'impôts, aide aux employeurs familialistes , crèche d'entreprise avec possibilité pour la mère d'allaiter, tout cela existe ailleurs, se fait ailleurs et pourrait se faire en France.
Tout cela est dans les mains de l'État, de la loi, mais aussi des patrons, des salariés, des conventions. Cette discrimination positive en faveur des jeunes parents salariés pourrait en effet résulter de contrats négociés, comme ceux qui lient les étudiants des grandes écoles à l'État. Ce dernier finance des études et le retour sur investissement est l'engagement de l'étudiant de Centrale ou Polytechnique de travailler au moins dix ans pour l'État (sinon celui-ci devra rembourser les sommes investies). Ainsi un crédit congé pourrait être alloué contre un engagement à travailler tant d'années pour l'entreprise... ou à rembourser si le parent veut s'arrêter définitivement de travailler. Le système actuel du rachat des jours de réduction du temps de travail pourrait aussi inspirer des systèmes comparables.
Nos gouvernants et nos entrepreneurs, confrontés aux défis et aux coûts de la pollution, des accidents de travail ou des maladies industrielles ont trouvé les normes et les fonds nécessaires pour remédier aux dégâts et les exclure à l'avenir. Il s'agit aujourd'hui du capital humain le plus précieux. Nos enfants.
Une politique qui leur redonnerait la disposition des deux seuls lieux où ils peuvent construire leur autonomie et par là-même leur goût du travail et le choix enthousiaste d'un métier, la famille et l'école, est le défi majeur de notre époque.
Un défi à la hauteur de la compétence et de la détermination des économistes chrétiens.

C. R.*


* Professeur de sociologie politique à l'université de Paris-Sud, de Paris Val-de-Marne et à l'Ircom. Texte de la communication au colloque Humaniser le travail dans une société libre , Paris 10 mars 2007, Association des économistes catholiques, Fondation de Service politique.