Résumé : En privatisant la famille et en étatisant l'économie, on a fait perdre à la première sa fonction économique originelle quand il s'agit d'une entreprise à part entière et d'une œuvre sociale vouée au bien commun.

 

 

 

 

 

LE ROLE ECONOMIQUE DE LA FAMILLE est une question intéressante — et importante — à étudier. Il s'agit de mettre en évidence ses apports alors qu'on ne la considère habituellement que comme une source de dépenses. Cette dimension étant souvent négligée quand elle n'est pas purement et simplement ignorée, il s'agit de contribuer à combler une regrettable lacune.

Tel est l'objet de cette intervention : étudier plus particulièrement les relations famille-société en privilégiant la dimension économique, démontrer ensuite que la famille est véritablement un lieu de production. C'est en cela qu'elle contribue à part entière au développement.

 

I- LES RELATIONS FAMILLE-SOCIETE

 

Quelques rappels suffisent. L'apport des familles à la société peut être synthétisé sous la forme d'un nombre réduit de missions dont le caractère fondamental doit être rappelé sans cesse.

 

1/ Le service de la vie (reproduction-maternité). La famille, plus précisément l'union stable et durable d'un homme et d'une femme, apparaît comme le mode le plus efficace, le plus adapté, pour assurer la reproduction et le renouvellement des générations. Indispensables à la survie de la société ces deux résultats constituent, du strict point de vue ici privilégié, une condition nécessaire au dynamisme économique.

 

2/ La fonction éducative (formation de capital humain). Si l'union éphémère d'un homme et d'une femme pourrait en théorie suffire pour l'objectif de reproduction, il n'en est plus de même lorsqu'il s'agit d'apporter au petit d'hommes tout ce qui fera de lui un être responsable et autonome, un être libre, un producteur. Si les enfants naissent dans la famille, celle-ci est aussi le premier lieu de leur éducation. Cette formation de capital humain est reconnue, dans les développements les plus récents de la théorie de la croissance économique, comme un facteur prépondérant.

Nous touchons là une question essentielle : la fonction économique remplie par la famille (véritable unité de production) est très ancienne ; il s'agissait même à l'origine de sa caractéristique principale. L'erreur majeure aujourd'hui est de ne considérer cette activité comme créatrice de richesse que si elle est externalisée !

 

3/ La nécessaire cohésion sociale (solidarité entre individus). Le thème de la cohésion sociale est d'une grande actualité. Il s'agit véritablement de savoir comment faire pour que la société ne se réduise pas à un amas de cellules que seraient les individus, sans relations réciproques, sans possibilité de véritable échange.

Certes, la solidarité peut se concevoir en dehors de la famille. Il n'en est pas moins vrai que par définition, la famille réunit naturellement et immédiatement des hommes et des femmes de générations différentes ; elle n'est pas un ghetto dans la mesure où chaque être humain quitte sa famille pour en fonder une nouvelle. Elle est par conséquent le cadre privilégié pour apprendre à vivre ensemble . C'est également la famille qui, en permettant à chaque individu de s'enraciner, lui offre des repères d'autant plus importants que nous sommes confrontés à des changements de plus en plus rapides (technologie) et à des espaces de plus en plus vastes (mondialisation). Réciproquement d'ailleurs, il doit bien y avoir des raisons pour que l'échec scolaire, les difficultés d'insertion, la délinquance, etc. accompagnent la destructuration familiale.

La famille apparaît ainsi comme un pont entre l'individu et la collectivité ; elle est le meilleur vecteur pour assurer le bien commun. En ce sens nous pouvons dire qu'elle est effectivement cellule de base de la société tandis que la finalité de l'économie pourrait être la paix et la prospérité des familles.

Pour valider la réflexion et mesurer l'intérêt de l'approche, il est nécessaire d'en tirer quelques enseignements pratiques. Ces derniers se résument en l'importance d'une véritable action de promotion de la famille en tant que lieu de production de richesses et moyen d'assurer un développement durable.

 

II- LA FAMILLE COMME LIEU DE PRODUCTION

 

La famille apporte la réponse la plus adaptée aux défis économiques qui nous sont lancés. Ce point est illustré à travers la question de l'évaluation de la production domestique. La notion de production (référence majeure chaque fois qu'il s'agit d'apprécier la situation d'un pays et les résultats des politiques mises en œuvre) est essentielle. Apparemment simple, elle a fait l'objet au cours de l'histoire d'une grande variété d'approches.

Certaines options habituellement privilégiées, la non-prise en compte des activités familiales en particulier, aboutissent à des situations d'exclusion, d'injustice mais aussi à une perte d'efficacité.

 

1/ La production dans l'histoire

 

1. La production a été très tôt considérée comme la source de l'accroissement des richesses, la richesse renvoyant d'abord à la production agricole ; puis très vite, l'influence du travail sur la production des biens est reconnue, ce qui permet de mettre en avant l'artisanat et finalement de parvenir à une appréciation déjà assez complète.

2. L'analogie production-richesses se retrouve dans la pensée grecque : la richesse sociale vient principalement de la terre rendue productive par le travail des hommes ; elle dépend également du capital, terme par lequel on désigne les instruments utilisés.

3. Une dimension normative est explicitement introduite dans la pensée de l'islam, avec l'exclusion des activités immorales.

4. Au Moyen Âge, la richesse est constituée des biens matériels et provient essentiellement des arts naturels, du travail de la terre, de l'industrie et de l'administration. Les différents élargissements et approfondissements qui interviendront au début du XVIIe siècle se trouvent ainsi annoncés : la richesse est constituée par les choses nécessaires à la vie de l'individu.

5. Au milieu du XVIIIe siècle, Quesnay, chef de file de l'école des physiocrates, considère que la production est une production de richesses que sont les biens matériels, utiles aux individus et acquis par voie d'échange. Plus remarquable encore, c'est l'agriculture qui constitue le fond primitif des richesses véritables ; l'industrie n'est pas productive.

6. L'analyse va ensuite se préciser et s'élargir encore : le capital, somme de valeurs accumulées, vient compléter la terre et le travail en tant que facteur de production.

7. Il faut attendre le début du XIXe siècle pour que la valeur des choses trouve son premier fondement dans l'usage que peuvent en faire les hommes pour servir à leurs besoins ; produire de la richesse est assimilé à produire des objets ayant une utilité ; la production est une transformation de forme, de matière et de lieu...

 

Quant à la notion de PIB (pour Produit intérieur brut) ou de GDP (pour Gross Domestic Product), elle permet de disposer d'un indicateur pour effectuer des comparaisons de l'activité économique, soit dans l'espace soit dans le temps.

Or le rapide tour d'horizon que nous venons de faire suffit pour révéler une difficulté majeure lorsqu'il s'agit de définir la frontière de la production : quel traitement faut-il accorder à des activités produisant des biens et des services qui auraient pu être fournis à d'autres sur le marché mais qui sont, en fait, conservés par leurs producteurs pour leur propre usage ?

 

La réponse habituellement retenue distingue les biens des services. Si les premiers ont tous vocation à être à l'intérieur de la frontière de production, en revanche les deux seules productions de services pour compte propre des ménages, retenues en pratique, sont celle de logement par les propriétaires occupants et celle donnant lieu à l'emploi de personnel domestique rémunéré. Concrètement, cela signifie que les services rendus à l'intérieur du ménage, par des membres à d'autres membres du ménage, ne font pas partie de la production, ne sont pas comptabilisés dans le PIB.

Il est donc clair, non seulement que le PIB n'est en aucun cas une mesure du bien-être, mais aussi que cet indicateur de l'activité globale de production laisse de côté tout un pan de la production de services domestiques. Cette exclusion peut être à l'origine de biais dans les décisions prises où l'on consent à d'importants oublis. C'est ce qu'il convient de mettre en perspective à propos de la production domestique (également qualifiée de familiale).

 

2/ La production domestique

 

L'activité domestique des ménages a longtemps relevé de l'analyse économique de la consommation, sa dimension productive étant totalement ignorée. Une des conséquences pratiques de cette conception a été d'ignorer que la famille puisse être créatrice de richesse.

 

1. Au cours des deux décennies 1960 et 1970, l'activité domestique a bien été réexaminée au regard de l'essor de l'activité professionnelle. Cela aurait pu conduire à valoriser socialement le travail non rémunéré, à évaluer sa contribution au bien-être, à prendre en considération l'équité du partage du travail entre les hommes et les femmes, à appréhender la répartition du temps (entre travail rémunéré, non rémunéré et loisirs), à réviser les statistiques du PIB et de la main-d'œuvre. Ce renouveau n'a pourtant pas répondu à tous les espoirs suscités, la réflexion se relâchant dans les années 80. Le terrain reste en friche aujourd'hui malgré d'intéressantes perspectives offertes en la matière par l'analyse économique.

2. C'est à l'économiste américain Gary Becker que nous devons l'expression d' économie de la famille , expression sans doute la plus extensive quant aux comportements étudiés, mais évidemment plus restrictive quant à la catégorie d'acteurs concernés.

3. Le domestique (domus) désigne l'univers du ménage, terme économique plus largement utilisé que celui de famille et source de nouvelles confusions. Mettre l'accent sur la famille conduit à s'interroger sur l'incidence de la présence d'enfants et sur la répartition des tâches qui prévalent au sein d'une catégorie de ménages, la plus répandue et sans doute la plus fondamentale, mais pas la seule.

4. Tenter de fournir une mesure de l'activité familiale, d'en indiquer au moins les principaux modes d'évaluation, doit permettre, par delà l'arbitraire qui préside aux conventions retenues, de lui donner un contenu sémantique. La rigidité de la définition du PIB a en effet fait apparaître un biais illustré par une remarque bien connue, attribuée à l'économiste anglo-saxon Arthur Cecil Pigou qui déjà, dans les années trente, observait que lorsqu'un gentleman épouse sa cuisinière, le PIB diminue (!) ; au regard de la Comptabilité nationale en effet, le travail familial n'est ni marchand, ni productif ; sa valeur est réputée nulle.

Nous n'irons pas plus avant dans cette étude sur cette question de l'évaluation . Cela n'est d'ailleurs pas nécessaire pour reconnaître qu'il s'agit d'une activité indispensable, répondant aux besoins des hommes, occupant autant de temps, sinon plus, que l'activité professionnelle — salariée ou indépendante — des membres de la cellule familiale. Cela justifie au minimum une reconnaissance de cette activité et sa prise en compte dans l'analyse.

 

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En conclusion, si on admet que l'existence de familles est bénéfique, que leur épanouissement est souhaitable, alors la politique dont l'objet est de promouvoir ce mode d'organisation de la vie en société doit fondamentalement s'inscrire dans la durée.

Se consacrer à sa famille n'est pas synonyme de repli sur soi ; la fonction parentale doit être valorisée. L'avenir passe par la mère de famille qui joue un vrai rôle social ; à ce titre spécifique, elle doit également être reconnue, ce qui conduit à soutenir qu'une politique qui n'intègrerait pas la vocation de parent et d'éducateur ne mériterait jamais d'être qualifiée de familiale.

Toute la difficulté vient du fait qu'en privatisant (en individualisant) la famille et en étatisant l'économie, on a fait perdre à la première sa fonction économique originelle ; en même temps que s'est creusé le fossé entre le social et le privé, l'écart entre unités de production et unités de consommation s'est accru : la famille est réputée consommer de plus en plus et produire de moins en moins, ce qui n'est pas conforme à la réalité.

La réalité est la suivante : si la finalité de l'économie est la prospérité des familles, réciproquement, le capital humain est un facteur prépondérant du développement. Or la formation de celui-ci passe par une politique de promotion de ce lieu d'apprentissage du vivre ensemble : la famille, entreprise à part entière...

 

J.-D. L.

 

 

 

 

 

 

 

 

* Économiste, professeur à l'université Panthéon-Assas (Paris II), IRGEI-Institut de recherche en géopolique économique internationale.