EN TETE DE LA PREMIERE PARTIE DU COMPENDIUM de la doctrine sociale de l'Église, il est écrit : " La dimension théologique apparaît donc nécessaire tant pour interpréter que pour résoudre les problèmes actuels de la convivialité humaine " (extrait de Centesimus annus).

Le premier chapitre de cet ouvrage est théologique : il s'intitule " Le dessein d'amour de Dieu pour l'humanité ". Et il se termine par un appel qui va dans le même sens : une conclusion intitulée " Pour une civilisation de l'amour ".

C'est cette dimension théologique de la doctrine sociale de l'Église que l'on voudrait aborder ici.

Puisque il est question de l'amour, rappelons quelle est la spécificité de l'amour chrétien : il est trinitaire — et donc mystérieux, non réductible à des notions simples ou seulement humaines.

C'est donc l'amour trinitaire qui est à la base de la doctrine sociale. Ce caractère trinitaire de la doctrine sociale est évoqué, quoique discrètement dans le Compendium qui appelle à " un nouveau modèle d'unité du genre humain dont doit s'inspirer en dernier ressort la solidarité. Le modèle d'unité suprême, reflet de la vie intime de dieu, un en trois personnes, est ce que les chrétiens appellent " communion " (p. 20). Dans le même sens, est évoquée cette parole de la Genèse (1, 26-27) selon laquelle le rapport de l'homme et de la femme est à l'image de Dieu : " Il les fit à son image, il les fit homme et femme. "

N'hésitons pas à le dire : par-delà la diversité des prescriptions, presque toute la doctrine sociale de l'Église s'explique par la Trinité.

On voudrait le montrer à travers deux thèmes : 1/ l'unité et la pluralité ; 2/ la hiérarchie et l'égalité.

 

 

 

I- UNITE ET PLURALITE

 

La Trinité est le mystère d'un seul Dieu en trois personnes. La définition en fut clarifiée au concile de Nicée et confirmée par les autres conciles œcuméniques des IVe et Ve siècles. Nous en tirons d'une manière plus générale que là où il y a vie — et donc vie divine puisque le souffle de Dieu est à l'origine de toute vie — il n'y a pas d'unité sans pluralité et pas de pluralité sans unité. Autant le dire : cela est complètement incompréhensible à la raison humaine. Les philosophes parleront de paradoxe ; les agnostiques ou les rationalistes étroits de contradiction. Les chrétiens disent qu'il s'agit d'un mystère.

En même temps, même si ce mystère échappe à la raison, on devine vaguement par l'expérience que l'aboutissement idéal de l'amour humain tel que nous le connaissons, sa prolongation asymptotique si on peut dire, c'est la parfaite unité de ce qui est distinct et le respect des différences dans la plus parfaite unité. L'unité est toujours communion et donc pluralité, mais la communion fondée sur la pluralité tend à l'unité. Un idéal tellement élevé qu'on comprend qu'il ne soit réalisé qu'en Dieu.

Par rapport à cet idéal élevé, nous, les hommes ordinaires, pâtissons d'un double déficit : 1/ celui de la nature humaine : l'homme et la femme (ou telle ou telle communauté fraternelle) ont certes vocation à être unis (" ils feront une seule chair ") mais pas autant cependant que les personnes de la Trinité ; 2/ celui du mal : ce que nous appelons le péché a pour principal effet de nous faire voir comme contradictoire, concurrentiel ou même conflictuel, ce qui en Dieu et dans l'idéal ne l'est pas : l'individu et la communauté ; les individus entre eux ; l'amour de l'autre et l'amour de soi. Un philosophe athée comme Jean-Paul Sartre a le mérite d'avoir poussé cette logique du péché jusqu'au bout, quand il affirme " l'enfer, c'est les autres ". D'autres ont dit " l'homme est un loup pour l'homme ".

Comment ce mystère se décline-t-il dans la doctrine sociale de l'Église ? Comme pour tout ce qui est doctrine sociale, à deux niveaux privilégiés : le mariage d'un côté, la sphère publique de l'autre.

 

Mariage chrétien et mariage bourgeois

 

La conception chrétienne du mariage a déjà été évoquée : il est l'union de l'homme et de la femme ; union parfaite mais sauvegardant la pluralité des personnes. Cette conception élevée implique que dans l'idéal, il n'y ait pas de conflit possible entre les aspirations de l'un et celles de l'autre ; chacun contribue au parfait épanouissement de l'autre. Elle se distingue en cela de la conception vulgaire, celle du mariage " bourgeois ", trop répandue chez nos contemporains selon laquelle " dans le mariage, il faut faire des compromis ".

Nous parlons bien du mariage, qui est une réalité pérenne et non de la famille qui n'est que transitoire et n'a nullement vocation à l'unité parfaite : au contraire, la vocation des enfants est de se séparer un jour de leurs parents : " L'homme quittera son père et sa mère. "

 

La société chrétienne

 

Pour la société, c'est un peu la même chose, avec quelques atténuations si j'ose dire, puisque personne ne s'attend à ce que l'union y soit aussi parfaite que dans le couple et a fortiori en Dieu. Mais le même idéal d'harmonie sociale conjuguant l'unité et la pluralité doit inspirer la communauté humaine, l'État, les relations entre les classes sociales, les relations du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel, etc. Dans cet idéal, le genre humain n'absorbe pas les nations, l'État n'absorbe pas les collectivités intermédiaires, celles-ci n'absorbent pas les individus — ou les personnes. Cet idéal sauvegarde la distinction des affaires de Dieu et de César.

Mais il va de soi que la seule société humaine où l'union totale et la liberté des personnes se conjuguent parfaitement est le royaume des Cieux, qui, comme on sait, " n'est pas de ce monde ".

Ce modèle social trinitaire, se démarque d'une double déviance, la déviance totalitaire et la déviance individualiste. Ces déviances ne s'expriment pas seulement dans les pratiques mais dans certaines conceptions philosophiques (y compris chez certains chrétiens). Dans la déviance totalitaire, la pluralité (et donc la liberté, car que serait la composante d'un tout qui ne serait pas libre ?) se trouve sacrifiée à l'unité. C'est le cas dans tous les modèles de société qui font de l'État le souverain absolu : l'État grec et romain (malgré la résistance prémonitoire d'Antigone), le Léviathan de Hobbes, les totalitarismes modernes qui généralement pratiquent le culte de l'État (même si Marx et Lénine l'estiment voué à disparaître un jour).

Ce modèle a naturellement sa part de vérité : il est certain qu'il faut un État qui ait la main ferme. Cela sera d'autant plus vrai que les hommes seront méchants. Le modèle chrétien implique un minimum d'amour entre les hommes. Là où il n'y a pas d'amour, c'est le modèle totalitaire qui s'impose. Comme Hobbes l'avait vu, si l'homme n'est vraiment qu'un loup pour l'homme, alors la férule du Léviathan doit être implacable.

L'autre déviance est individualiste — nous dirions aujourd'hui ultralibérale. Pour elle, la société humaine est composée d'individus qui sont comme des électrons libres, dont le lien est minimal, que l'harmonie entre eux soit automatique ou pas (cela varie selon le degré d'optimisme des auteurs). Pour les tenants de cette orientation, le but de la société est le seul épanouissement des individus (comme il l'est en matière sexuelle pour les tenants de l'union libre). Cette déviance va de l'ultralibéralisme à l'anarchisme utopique. Deux orientations point si éloignées : n'est-ce pas l'anarchisme soixante-huitard qui a posé les fondements de la société libéral-libertaire mondialisée ? Mais comme l'anarchie réelle débouche généralement sur le despotisme, on comprendra que les deux déviances se rejoignent.

 

Sens du principe de subsidiarité

 

La question de l'unité et de la pluralité ne se pose pas seulement entre l'État et les individus mais entre les communautés : le principe de subsidiarité pose la légitimité et même la primauté des communautés inférieures (familles, collectivités locales, entreprises, associations professionnelles et syndicales) face aux communautés supérieures qui, tel l'État, prétendent seules incarner l'intérêt général. On voit combien ce principe est éloigné de ce que disait Montesquieu : " Si je devais choisir entre mon intérêt et celui de ma famille, je choisirais ma famille ; celui de ma famille et celui de mon pays, je choisirais mon pays ; celui de mon pays et celui du genre humain, je choisirais le genre humain. " Non pas que la doctrine sociale chrétienne impose de choisir l'intérêt de la partie contre celui du tout : elle pose seulement que, bien compris l'un et l'autre, ils ne sauraient se contredire.

Ainsi les syndicats, quoique défenseurs d'intérêts partiels, ont leur légitimité face à l'État, défenseur de l'intérêt général, ne serait-ce que parce qu'aucune entité centralisée ne peut avoir une vision claire et complète de l'intérêt général. Mais plus profondément parce que le tout n'invalide pas la partie.

On pourrait à partir de ces considérations éclairer le débat sur l'Europe mais cela nous mènerait un peu loin. Qu'elle reconnaisse ou non ses racines chrétiennes, il est clair qu'elle ne saurait être que " trinitaire ", l'unité du continent n'effaçant pas la pluralité des personnalités nationales. Le rapport particulier entre la pluralité et l'unité au sein de la civilisation européenne, fait à la fois d'une riche diversité de cultures nationales et de la conscience d'une certaine unité, est sans doute une des marques les plus fortes de l'empreinte chrétienne.

 

Le risque de l'organicisme

 

Tenir ensemble l'unité et la pluralité en matière sociale n'est pas simple. Le risque de sacrifier la pluralité n'est pas seulement le propre des idéologies totalitaires ; il se manifeste aussi dans certaines philosophies chrétiennes. C'est le cas dans ce qu'on appellera l'organicisme.

Le traumatisme de la Révolution française fut tel pour les catholiques qu'il en entraîna certains à dénoncer de manière unilatérale tout ce qui évoquait la liberté ou l'individu, comme valeur. Une tendance que l'on observe chez Bonald, Maistre, Veuillot et bien d'autres et qui traverse tout le XIXe siècle. Elle déborde même chez des auteurs non chrétiens comme Auguste Comte ou Barrès. Dans cette philosophie, l'individu ne compte pas, seuls importent la hiérarchie à laquelle il est ordonné, l'organisme dans lequel il est inséré comme le membre d'un corps. Ce courant aboutit à Maurras et l'Action française qui furent censurés par le magistère en 1927. Inutile de dire que cette vision est réductrice et unilatérale. Elle a quelque chose de néo-païen ou évoque le " despotisme oriental ", l'ordre social tel qu'il s'exprime en Chine ou au Japon.

Un autre courant, illustré par Chateaubriand et Lacordaire (dont on retrouve plus tard l'influence chez de Gaulle) voit au contraire dans le christianisme la matrice de la liberté moderne (même si cette liberté, comme toutes les bonnes choses, a pu connaître abus et perversions). Pour ces derniers, le droit de l'individu est sacré : aucune considération d'intérêt collectif ne saurait conduire à le sacrifier. Il est bien vrai que la notion de droits individuels inaliénables n'a pas attendu la Révolution pour s'exprimer. Elle apparaît déjà dans la société médiévale (une société terriblement procédurière comme on sait, ce qui est finalement un bon signe).

Que l'Église soit plutôt du côté de l'individu que du groupe apparaît plus nettement sur la question du mariage. Dès l'origine, le sacrement est scellé par l'adhésion libre de volontés individuelles (et non par l'accord des lignages). Au XVIe siècle, éclata une querelle significative : elle portait sur le droit des fiancés majeurs à se marier sans le consentement de leurs parents (et donc le droit de l'Église à les marier malgré tout). L'Église de France voulut préserver ce droit. Le roi de France, soucieux d'ordre et de hiérarchie, déjà un peu " maurrassien " si on ose dire, ne l'admettait pas. Rabelais aborde la question dans le Tiers Livre, mais, plus gallican et anticlérical que vraiment libéral, il se place nettement du côté du roi.

La position de l'Église est basée sur la Bible. La fondation d'une famille y passe clairement par une coupure, un acte d'individuation : " L'homme quittera son père et sa mère et s'attachera à sa femme " (Gn, 2, 34) ; " Ecoute ma fille, oublie ton peuple et la maison de ton père " (Ps 45, 11). L'homme ne peut fonder un foyer sans se séparer, au minimum psychologiquement, de sa famille d'origine. Union et individuation y sont inséparables. La famille chrétienne n'a ainsi rien à voir avec le clan primitif ou la tribu musulmane. Elle se distingue radicalement de la famille agrégative ou agglutinante où l'individu se trouve aboli.

Naturellement une tendance inverse, insistant sur le côté individualiste, a existé aussi dans le christianisme, surtout dans le protestantisme mais aussi dans l'Église catholique. Également censurée par le magistère, elle fut cependant moins prononcée.

L'organicisme est en réalité une idéologie qui s'est greffée de manière quasi-parasitaire sur la doctrine sociale de l'Église. Dès 1975, le père Marie-Dominique Chenu soulignait le danger de ramener la doctrine sociale de l'Église, qui reste quelque chose de très ouvert, à une idéologie.

L'idéologie se reconnaît à la langue de bois. Jargon et langue de bois sont toujours le signe d'une dérive idéologique. Une pensée libre se reconnaît au contraire à la liberté dans l'usage des mots — dès lors que la langue est respectée. C'est pourquoi il n'y a pas à mon sens de " parler chrétien ", qui permettrait, à travers l'utilisation de certains mots plutôt que d'autres, aux ouailles de se reconnaître. Quitte à étonner certains, je ne pense pas qu'il soit plus chrétien de parler de personne plutôt que d'individu, de charité plutôt que de solidarité, de dialogue plutôt que de débat, de bien commun plutôt que de res publica. Il faut avoir la souplesse, le délié de pouvoir dire la même chose de plusieurs manières différentes. C'est le fond qui compte, ce qu'on met derrière les mots, pas les mots eux-mêmes. " Les mots de la tribu " selon l'expression de Mallarmé, n'ont pas leur place en pays chrétien, précisément parce que le christianisme n'est pas une idéologie.

 

 

 

II- HIERARCHIE ET EGALITE

 

Deuxième type de considérations : sur la hiérarchie et l'égalité.

Dans le modèle trinitaire, le Fils est engendré (non pas créé) par le Père. Le Fils est ainsi défini à partir du Père : il y a donc, qu'on le veuille ou non, comme une hiérarchie. Et pourtant le Fils est totalement dieu, " Dieu né de dieu " et il n'y a qu'un seul Dieu. Leur égalité est donc parfaite.

En Dieu, l'égalité n'est ainsi pas antinomique avec la hiérarchie. Là aussi, on se heurte au mystère chrétien, à nos yeux humains impensable (c'est-à-dire impossible à penser). La preuve, c'est que beaucoup ont refusé de croire à la divinité du Christ : Arius et les ariens (dont les Témoins de Jéhovah sont les représentants contemporains), les musulmans. Hiérarchie et égalité réunies sont impensables à la fois pour des raisons de logique et à cause du péché qui nous pousse à l'envie, à la jalousie, à l'esprit de comparaison et de ressentiment, et qui nous fait voir dans toute hiérarchie une contrainte, un déni de l'égalité, ou de la dignité de chacun.

Comment ce paradoxe s'applique t-il à la doctrine sociale de l'Église ? De deux manières.

D'abord dans la relation homme-femme. Le rapport de l'homme et de la femme tel qu'il est conçu dans la tradition chrétienne n'est pas seulement fondé sur la reconnaissance de leur différence mais, il faut bien le dire, à moins de tricher avec les textes, sur une certaine hiérarchie. Pourtant il est en même temps complètement égalitaire. Attention : nous ne voulons pas dire seulement " l'homme et la femme sont inégaux mais chacun a sa dignité ", non, cela va plus loin : il n'y a pas, si j'ose dire, hiérarchie entre le principe hiérarchique et le principe égalitaire.

Ce paradoxe s'applique à toute hiérarchie humaine, qu'elle soit ecclésiastique ou civile.

La doctrine sociale de l'Église reconnaît la nécessité de la hiérarchie, dans la société, dans l'État, dans l'entreprise. Mais en même temps, elle bouscule cette hiérarchie, en conformité avec les paroles les plus fortes du Nouveau Testament : " Les premiers seront les derniers, les derniers seront les premiers " ; " Dieu renverse les puissants de leurs trônes et élève les humbles " (un passage du Magnificat que Napoléon, Louis-Philippe et Maurras ne supportaient pas). Par là, le christianisme récuse toute idée de hiérarchie compacte, à l'orientale. Il laisse du jeu, il permet à chacun de revendiquer son droit et surtout il lui commande de reconnaître le droit de l'autre.

 

Universalité du salut et prédestination

 

Une alternative parallèle est résolue de la même manière paradoxale : celle de la vocation universelle du salut, opposée à la prédestination. En stricte logique, elles sont incompatibles. Dans la doctrine, de manière mystérieuse, les deux principes ne s'opposent pas. C'est pourquoi l'Église, tant dans les choses terrestres que dans la question du salut, est à la fois élitiste et égalitaire, aristocratique et démocratique. Dieu a ses préférés, mais il aime également tous les hommes : même si c'est incompréhensible, il n'est pas abusif de dire que Dieu " préfère " chacun. Un mystère que certains parents ayant plus d'un enfant peuvent peut-être vaguement percevoir.

De même il y a un peuple élu, dont, comme le dit saint Paul, l'élection est irrévocable, mais tous les hommes sont néanmoins, de quelque manière, enfants d'Abraham. L'élection, le privilège, quels qu'ils soient, ne sont d'ailleurs rien d'autre qu'une forme supérieure de service, en tous les cas, une obligation de servir. Cela est vrai des privilèges de naissance comme de ceux que peut apporter la vie, comme la richesse.

Unité et pluralité, égalité et hiérarchie, préférence et universalité : que l'on appelle ces affirmations conjointes : contradiction, paradoxe ou mystère, qu'importe. Elles sont au fondement de la civilisation chrétienne. Elles expliquent d'ailleurs que l'Église ne se contredit pas autant qu'on le croit à travers les âges : l'Église comme " magistère " bien entendu, pas tel ou tel parti, tel ou tel courant dans l'Église. L'Église comme institution divine s'efforce de tenir, sur tous ces sujets, les deux bouts de la chaîne entre ces principes apparemment opposés. L'Église comme institution humaine peut changer de pied, selon les circonstances " se garder à droite " ou " se garder à gauche ", insister tantôt sur l'autorité tantôt sur la liberté, tantôt sur la liberté tantôt sur la hiérarchie. Sa noblesse est de ne pas le faire seulement en fonction de l'air du temps, mais, quand c'est nécessaire, à contretemps.

 

La tentation de la réduction

 

Tenir ainsi les deux bouts entre des principes apparemment contradictoires, est si difficile que la tentation permanente au cours de l'histoire a été celle de la réduction de l'un des termes au bénéfice de l'autre en vue d'une approche plus rationnelle. Cette tentation s'exprima au VIIe siècle, peu après les grands conciles christologiques des IV et Ve siècles, avec l'explosion de la religion musulmane. L'islam, en apparence plus rationnel que le christianisme, sacrifie l'individu à la communauté (oumma), l'égalité à la hiérarchie (notamment entre homme et femme), la liberté à la prédestination.

Après la réduction antique, est venue la réduction moderne, celle de la philosophie des Lumières, dont l'aboutissement réside dans les systèmes totalitaires mais aussi, sans que cela soit contradictoire, dans l'ultralibéralisme libéral libertaire d'aujourd'hui.

Toute réduction du paradoxe chrétien enferme l'homme dans un schéma trop simple. Il l'enferme dans une cage qui, pour paraître plus compréhensible, l'étouffe. Elle permet donc à certains hommes, forts de leur approche rationnelle, d'en enfermer d'autres. Il n'y a en définitive pas de liberté sans mystère.

La doctrine sociale de l'Église n'impose naturellement pas l'impossible en ce bas monde ; la coïncidence des contraires (apparents) en matière sociale n'est pas chose aisée. Elle est même impossible du moment que nous ne sommes pas tous des saints. Mais au moins pouvons nous préserver dans les institutions sociales les justes équilibres, éviter toute forme d'unilatéralisme destructeur.

Pour autant la doctrine sociale de l'Église n'est pas une simple pensée du juste milieu. Ne perdons pas de vue que la cité chrétienne, telle qu'elle propose de la construire n'est rien moins que " le reflet de la vie intime de Dieu ".

 

R. H.