LIBERTE POLITIQUE n° 41, été 2008. 

Par Jean-Frédéric Poisson. LE JEU "GTV 4" FAIT FUREUR... à tous les sens du terme ! Présenté comme le must des jeux vidéos, il vient d'être mis en distribution par le fabriquant japonais Nintendo.

Objet de toutes les attentions pour sa rare qualité ludique et les développements technologiques qu'il contiendrait ( !), il est également sous le feu de toutes les critiques, étant donné son inspiration : un trafiquant de produits divers et variés, sans foi ni loi, d'une moralité plus que leste et animé d'une violence rare en est le personnage central. Le journal Le Monde (4 mars 2008) s'avance même à considérer qu'il est réputé violent : il l'est donc certainement. Ce jeu est également l'objet d'une première du genre : il est interdit aux moins de 18 ans. Tout est dit.

Pourquoi la loi ?

Quelques récentes conversations que j'ai eues avec plusieurs membres du gouvernement en charge de ces sujets ont porté sur ce jeu. Et en particulier sur un point précis : comment en limiter la pénétration dans les foyers et dans les esprits des plus jeunes ? Ces échanges ont tous pris un tour identique : on commence par les regrets – la nostalgie des périodes bénies où l'accès à la culture des enfants et adolescents était selon les apparences encore contrôlé par les adultes, du moins l'honneur était-il sauf – puis on aborde le monde d'aujourd'hui. Et la sempiternelle question du que faire ? , depuis l'interdiction pure et simple prononcée d'un menton solennel, jusqu'à la passivité pure et dure , si l'on ose dire..., fille d'un lassant sentiment d'impuissance.
Deux écoles s'affrontent alors. La première prétend qu'à l'heure de l'Internet, de l'accès direct – frauduleux ou non – à toutes les données numériques disponibles sur la planète (et ça commence à faire beaucoup !...) l'interdiction est sans effet. Une loi n'empêchera pas les jeunes de notre pays de jouer à ce jeu ; et puisqu'ils le feront quoi qu'il arrive, autant ne pas ajouter à leur souffrance morale le risque d'une sanction judiciaire : point trop n'en faut ! Il vaut mieux consacrer son temps et son énergie à l'éducation des jeunes, afin de leur passer jusqu'à l'envie d'utiliser de tels artifices.
La seconde prétend que la loi, ou toutes les formes réglementaires de la dissuasion, c'est toujours ça . Elle ne règle certes rien à elle seule, mais permet, par sa simple présence, de dire où sont les limites de ce que le corps social considère comme acceptable et/ou nuisible. Et puis, à tout prendre, sa seule présence permet tout de même aux pouvoirs publics d'intervenir et de faire respecter les règles : cela nous maintient-il dans le sauvetage des apparences ? Peut-être : mais c'est toujours ça.

Devant des pratiques nouvelles

Au fond, ce débat sur l'utilité ou la nécessité de la loi est fréquemment le point d'entrée des questions éthiques. La bioéthique ne fait pas exception à cette règle, et tout ce qui vient d'être dit de ce jeu vidéo infernal pourrait être également prétendu à son propos. Les débats parlementaires qui s'annoncent en 2009 seront l'occasion de discuter d'un certain nombre de pratiques nouvelles qui suscitent au minimum des interrogations, et au maximum une forme à peine atténuée de dégoût.
Ainsi des mères porteuses . Cette pratique, qui vise à faire porter par une femme étrangère au couple des parents l'enfant que ceux qui l'attendent ne peuvent pas avoir par des moyens naturels, est plusieurs fois attentatoire à la dignité humaine : elle multiplie le nombre des parents et fait passer au second plan la réalité biologique de la maternité au profit d'une conception presque purement relationnelle ; elle renforce l'idée du droit à l'enfant au détriment du sempiternel droit de l'enfant à avoir deux parents, et deux seulement ; elle ouvre la possibilité de nombreux conflits à caractère judiciaire (par exemple dès lors que l'enfant né présente un ou plusieurs défauts ) et contribue donc à renforcer l'attente de l'enfant parfait, etc.
Ainsi, le simple fait d'autoriser la pratique de la gestation pour autrui (vocable de novlangue bioéthique destiné à camoufler la réalité des mères porteuses) n'aurait pas seulement pour effet de la rendre possible en droit. Bien au-delà, elle favoriserait une certaine conception de l'être humain, de plus en plus débarrassé des contraintes biologiques qui pèsent dans sa condition d'homme et de plus en plus libre de se concevoir et vivre à part de ce que la nature lui assigne. C'est bel et bien une anthropologie complète qui se dessine ici, et pas seulement l'autorisation d'une pratique dont l'aspect médical (la lutte contre l'infertilité) ou psychologique (la satisfaction du désir d'être parent) n'est qu'un alibi.
Alors, c'est vrai, la pratique des mères porteuses est déjà constatée dans certains pays. Des tribunaux (notamment aux États-Unis) ont déjà eu à trancher des conflits nés de telles situations, en dépit du fait que nulle part cette pratique n'est formellement autorisée. Récemment, le ministère public a fait appel d'une décision de la Cour d'appel de Paris, qui reconnaissait le lien de filiation entre un couple de parents français et deux enfants nés d'une mère porteuse américaine sur le sol américain. La question est donc entière : faut-il légiférer dans des matières qui échappent quasiment totalement au contrôle des pouvoirs publics, et sur lesquelles les lois en vigueur divergent radicalement ?
Le problème posé par la perspective de la commercialisation des produits et parties du corps humain est, mutatis mutandis, de même nature. L'article 16 de notre Code civil pose comme un principe à valeur constitutionnelle l'indisponibilité du corps humain : sous aucun prétexte et pour aucun motif il n'est possible dans notre tradition juridique de considérer l'homme (en totalité ou en partie) comme la marchandise de quelque commerce que ce soit. Les applications bioéthiques de ce principe sont connues : personne ne peut réclamer une indemnité financière pour avoir donné par exemple un rein, une cornée, du sang ou des cellules sexuelles en dépôt dans une banque spécialisée. Inversement, est interdit de proposer d'obtenir ces produits ou parties du corps humain contre rémunération.
Pour autant, on constate une pénurie permanente d'organes et de sang. Certaines filières fournissent aux plus riches des organes prélevés sur des êtres humains (parfois vivants) dont la vie ne pèse pas lourd. On peut lire dans la presse des pays pauvres des petites annonces recherchant un emploi en échange d'un rein ou d'autre chose. Et puis il y a la perspective de la procréation industrialisée (qui mériterait alors pleinement le nom de reproduction ) à l'aide des utérus artificiels prédits par le Professeur Atlan, et de la collecte organisée des ovules, dont la rareté, dans une logique purement libérale, pourrait être vaincue par l'incitation à vendre.
C'est pourquoi, dans un certain nombre d'esprits est née l'intention de rompre, évidemment pour d'excellents motifs, avec notre article 16 du Code civil. Viendra un jour où l'essor de la science et de la biomédecine dépendra de la capacité des laboratoires à trouver la matière humaine nécessaire en quantité suffisante. Et si heureusement, personne n'a encore songé à supprimer les êtres vivants en raison de leur capacité à fournir des pièces détachées, du moins certains pensent-ils fortement à obtenir des parties de ces personnes en les leur payant.
Là encore, notre droit est battu en brèche par la conjonction de la misère et du progrès, la première conduisant ceux qui la subissent à trouver auprès de la seconde des moyens de subsistance disqualifiants. Et la question posée est encore présente : quel rôle la rigueur de la loi peut-elle prétendre jouer face à la réalité des souffrances de ceux qui manquent, stricto sensu et médicalement parlant, de quoi vivre ?

Sur quels principes légiférer ?

Le Parlement sera certainement saisi d'une autre question essentielle, mais d'une portée bien différente : faut-il rompre avec le principe de l'anonymat du don de cellules sexuelles, et permettre alors aux enfants nés de procréation médicalement assistée d'avoir accès à leur origine ?
D'un côté, il faut se souvenir des raisons pour lesquelles le législateur a décidé de consacrer comme un quasi-principe la préservation de l'anonymat. Les moralistes saisis de cette question dans un débat préparatoire au sein du Comité national consultatif d'éthique avaient argué du fait que l'on donne ses cellules sexuelles dans un élan de générosité, et que la seule éventualité d'un remerciement ou d'une rencontre ultérieure avec l'enfant qui en naîtrait peut altérer cette générosité. Le législateur a de plus estimé qu'il fallait respecter la volonté des donneurs, qui, s'ils étaient honnêtement désireux d'aider des tiers à avoir une descendance, n'exprimaient cependant pas par leur acte de don la volonté d'une filiation identifiée.
Et puis les premiers enfants nés de procréation médicalement assistée avec donneur ont atteint l'âge où se pose la question des origines. La souffrance de ces bébés éprouvettes a rejoint celle des orphelins, ou des enfants nés sous X . La volonté de savoir de quels parents on vient n'est pas gelée par le séjour des cellules sexuelles dans le froid des congélateurs : à lire les auteurs les plus récents, c'est même l'inverse. Et comment ne pas le comprendre ?
Mais en face de cela, il y a toujours la même volonté des donneurs et leur non-volonté d'enfant pour eux-mêmes. Il y a le fait que cet acte est pour quelqu'un d'autre, et pas pour soi. Et par-dessus tout, il y a les dérives judiciaires de notre monde, qui va désormais chercher la responsabilité de ceux qui ont permis la naissance d'enfants porteurs de défauts, aujourd'hui graves (?!) et demain quoi ? Qui prendra le risque d'un procès dans trente ans pour avoir été le père involontaire et malheureux d'un enfant ayant déclaré sur le tard une affection ou l'autre ? Et comment trouver l'équilibre entre, d'un côté, la nécessité vitale pour un enfant de connaître sa généalogie et, de l'autre, la protection de ceux qui commettent un acte de don en ne demandant que la tranquillité ?
Ici le recours à la loi en matière de bioéthique pose un autre problème : comment légiférer efficacement dans une situation moralement faussée dès le départ ? On se souvient en effet des nombreux avertissements ayant accompagné la possibilité même de l'IAD (insémination avec donneur — sous-entendu avec les cellules sexuelles d'un donneur extérieur au couple ) : le fait qu'elle constitue une situation inédite sur le plan éthique, très hautement contestable sur le plan de l'éthique conjugale, conduit aujourd'hui très naturellement à ce que ses conséquences ne permettent pas de trouver de bonne solution. Il faudra pourtant choisir entre deux maux, en croisant les doigts pour être capable de trouver le moindre.

Un véritable problème politique

Georges Pompidou avait raison, en précisant que le propre de la responsabilité politique est d'avoir souvent à ne pouvoir choisir qu'entre des inconvénients. La bioéthique est en ce sens un véritable problème politique. Les potentialités de la science, la facilité d'accès de ces techniques nouvelles liées à la vie humaine, rendent désormais leurs services facilement disponibles au plus grand nombre. Les pouvoirs publics, exécutifs comme législatifs et judiciaires, non moins que les ordres médicaux ne disposent clairement pas des moyens de contrôle nécessaires à connaître et punir les pratiques scientifiques et médicales déviantes. Et l'on ne sent pas toujours une réelle volonté politique de condamner les comportements et les pratiques déviants, même si les dispositions législatives, en France comme ailleurs, prévoient précisément des sanctions attachées aux transgressions dans ces matières.
Si bien qu'au moment où il lève le bras, le législateur peut légitimement douter de la portée réelle de son acte. Que penser d'une loi votée battue en brèche par les pratiques quotidiennes, sinon dans son propre pays, du moins à quelques heures d'avion de là ? À quoi bon prendre des lois alors même que, sans doute, il faudrait commencer par rendre inutiles les pratiques qu'elles veulent contrer et les discréditer ? N'est-il pas illusoire d'inscrire dans le Code pénal et le Code de la santé publique des dispositions dures comme la loi , qui courent à tout moment le risque d'être balayées, dans l'opinion publique, par la souffrance de tel ou tel qui pense ne trouver remède que dans la désobéissance ?
Toutes ces interrogations, quelque légitimes et fondées qu'elles soient, doivent conduire à légiférer. En effet, en dépit de son imperfection, et même si son efficacité ne dépend que de la volonté de ceux qui l'appliquent, la bioéthique – comme beaucoup d'autres domaines à la charge symbolique lourde – réclame l'affirmation de limites, parce les humains doivent s'entendre dire, y compris par la loi, quelle est leur condition et quelles en sont les exigences.
Et il faut faire pièce à l'objection selon laquelle il ne sert à rien de voter des lois qui ne sont pas respectées. Cette objection est irrecevable pour deux raisons. La première est que par la loi, l'ensemble du corps social rappelle les éléments qui le rassemblent : cet acte de rappel est sans cesse à renouveler, et d'autant plus nécessaire que la vitesse du monde rend facile l'oubli du lien et de ses fondements. La seconde est que la loi est aussi faite pour ceux qui ne peuvent pas se trouver en situation de la transgresser, ou qui n'en ont pas l'utilité. Elle trouve d'ailleurs son sens dans cette dimension essentiellement collective, avec d'autant plus de force qu'alors il est gratuit de la respecter.
Certes, il doit être rappelé que l'urgence est toujours à la révolution des esprits plutôt qu'à la réforme de la loi. Mais pour autant, on ne doit pas renoncer à la seconde pour avoir été incapable de réaliser la première. Aussi le législateur est-il souvent en situation de voter des lois dont l'imperfection apparaît au moment même où elle entre en vigueur. S'il fallait tenir rigueur à la loi de cette débilité, il faudrait dire qu'elle ne sert à rien. Ce n'est pas le cas : en dépit de toutes ces tares, la loi continue à donner au pouvoir exécutif des moyens d'agir. Elle doit le faire, en matière de bioéthique comme pour le reste.

J.-FR. P.*
*Docteur en philosophie, député des Yvelines, vice-président du Forum des républicains sociaux.