Pour le profane, pour le public mal informé, pour les hommes politiques qui ont des yeux pour ne pas voir et des oreilles pour ne pas entendre, et même pour quelques démographes dévoyés qui jouent les idiots utiles à la télévision, la population française ne se porte pas mal du tout.

Chaque année, on enregistre plus de naissances que de décès et, normalement, cela devrait continuer jusque vers 2020. Depuis 1950, la France a gagné plus d'habitants que dans les dix siècles précédents. Tout va très bien, Madame la Marquise !

Sans doute la part relative des Français en Europe a-t-elle diminué (de 18 % sous Napoléon à 8 % sous Jacques Chirac). Sans doute celle des Européens dans le monde s'est-elle contractée plus encore (de 25 % en 1914 à 12 % aujourd'hui), mais les politiques s'en consolent aisément, le nombre n'étant plus synonyme de puissance, comme il l'était au temps des gros bataillons. Il est un peu gênant de constater qu'à l'échelle du continent, le bilan du mouvement naturel est devenu négatif depuis trois ans, mais qu'est-ce que trois pauvres petits millions ? Il n'y a qu'à ouvrir les frontières, l'immigration compensera tout cela ! Tel est le langage des ultra-mondialistes.

 

L'inertie des phénomènes démographiques

Au contraire, pour le démographe honnête et compétent, la situation actuelle est grosse de menaces. Depuis 1974, l'indice de fécondité — c'est-à-dire le nombre moyen d'enfants par femme dans les conditions du moment — est tombé au-dessous de 2,1, niveau indispensable pour assurer le remplacement des générations compte tenu de la masculinité des naissances et de la mortalité avant l'âge de reproduction. Pour la France, il est actuellement de 1,75, pour l'Europe de 1,40. Or, il n'existe aucune perspective de redressement : les exigences de la société de consommation et le renversement des valeurs poussent inéluctablement la fécondité vers le bas.

Si pour le moment le nombre des naissances l'emporte encore sur celui des décès, c'est en raison d'une répartition très favorable de la population par âges : les générations nées avant 1946 — celles qui fournissent 90 % des décès — correspondent à des classes creuses ; au contraire les générations nées entre 1946 et 1975 — celles qui fournissent 90 % des naissances — correspondent à des classes pleines, celles du baby-boom (voir figure 1). Il n'en sera pas toujours ainsi : en 2020, le nombre des Français âgés de soixante ans et plus aura augmenté de 40 % (Europe des Quinze : + 27 %), ce qui provoquera infailliblement une hausse du nombre des décès, même si l'espérance de vie progressait d'ici là. En revanche, le nombre des Françaises âgées de 25 à 40 ans aura diminué de 9 % (Europe : - 20 %), et donc aussi le nombre des naissances à fécondité égale.

 

Figure 1 : Pyramide des âges (avec commentaires)

 

En 2025, la population de la France devrait être de 64 millions d'habitants, et celle de l'Europe de 715 millions, soit 13 millions de moins qu'en 1998, alors que la population mondiale devrait approcher les 8 milliards. Alors, la population française ne représentera plus que 8 pour mille de la population mondiale, et la population européenne moins de 9 %. Cette évolution est inéluctable, en raison de l'inertie des phénomènes démographiques. En effet, une population peut être considérée comme un stock, la natalité comme un flux d'entrée, la mortalité comme un flux de sortie. De même l'immigration et l'émigration. Or le volume du stock est considérable par rapport à celui des flux. Prenons l'exemple de la France : le stock est voisin de 60 millions, alors que le flux des naissances n'est que de 700000 à 750000, celui des décès de 530 à 534000, et l'excédent des entrées sur les sorties de l'ordre de 100000. C'est un problème de bassin et de robinets, comme celui qu'on nous posait quand nous apprenions l'arithmétique à l'école. Les flux d'entrée et de sortie ne bougent guère, et le niveau de l'eau dans le bassin ne descend que fort lentement, même si le flux de sortie l'emporte un peu sur celui d'entrée.

D'où l'inertie extraordinaire des phénomènes démographiques. Alors qu'en matière d'économie, il suffit d'une bonne politique et d'un redressement vigoureux pour sortir d'une crise en trois ou quatre années, les virages démographiques doivent se négocier sur un quart de siècle au moins. Il faut 25 ans pour faire un homme ; il faudrait 25 ans pour qu'un redressement de la fécondité produise ses premiers effets sur l'effectif de la population active.

Nous sommes embarqués sur le Titanic. Dans le salon des premières classes, l'orchestre joue de la musique rose. Tout en haut du mât, la vigie crie : " Iceberg, droit devant ! " Personne ne l'entend d'abord. Quand, sur la dunette, le pilote prend ses jumelles, il constate que l'iceberg est à 10 miles, c'est beaucoup. Après bien des hésitations, on finit par alerter le commandant — mais non les passagers, bien entendu. Le commandant prend enfin conscience du danger. Il ordonne : " En arrière, toute " ; mais le paquebot, sur sa lancée, poursuit irréversiblement sa marche : la force des hélices, qui battent en arrière, est peu de choses par rapport à la force d'inertie de cette masse de 46328 tonneaux, lancée à plus de 30 kilomètres à l'heure. Au dernier moment, le commandant tente de virer de bord. Trop tard ! C'est le naufrage !

 

La pression du vieillissement

L'Europe est en train de mourir de sa démographie, mais elle ne le sait pas encore. La France aussi, mais elle a davantage d'excuses, car son mal est un peu moins profond. La seule chose dont l'une et l'autre ont pris conscience, c'est le vieillissement, à cause du problème des retraites, qui vient maintenant au premier plan de l'actualité.

Jadis, il ne se posait guère, parce que les retraites étaient maigres, les retraités peu nombreux, et l'âge de cessation d'activité relativement tardif (65 ans en moyenne, sauf pour les régimes spéciaux). Dans les années soixante, deux retraités étaient supportés par neuf actifs. Progressivement, cette situation a changé : le niveau des retraites a beaucoup augmenté en moyenne avec la généralisation des retraites complémentaires ; le nombre des retraités aussi, en raison des changements de structure de la population active ; l'âge de cessation d'activité a été ramené à 60 ans, du moins en France (par l'ordonnance du 26 mars 1982) et la durée de la période de retraite atteint maintenant 18 ans pour les hommes et 25 ans pour les femmes, en raison de l'augmentation considérable de l'espérance de vie au soixantième anniversaire.

Du coup, les retraites absorbent maintenant près de 773 milliards de francs par an, soit 9 % du produit intérieur brut, sans parler des dépenses de santé liées au vieillissement, et les besoins vont fortement augmenter (+ 40 % dans les vingt années à venir, ce qui risque d'acculer à la faillite notre bon vieux système des retraites par répartition). Il paraît en effet inconcevable d'amputer de 30 % le niveau des retraites, ou d'augmenter de 40 % les cotisations, ce qui alourdirait énormément les charges des actifs et celles des entreprises, et aggraverait le handicap des produits français sur le marché mondial, en termes de compétitivité. Par ailleurs, le vieillissement de la population provoque automatiquement l'alourdissement des dépenses de santé, même à coût par âge inchangé : + 0,7 % par an jusqu'en 2006, + 1,5 % à terme. Le poids de l'assurance maladie risque donc de devenir insupportable et de creuser chaque année davantage le déficit de la Sécurité sociale.

 

Un électorat de plus en plus conformiste

Enfin, il faut évoquer, comme l'a démontré le professeur Gérard Lafay dans un récent colloque, le risque d'étouffement graduel des moteurs de la croissance par le vieillissement, qui freine les gains de productivité et l'investissement des ménages. L'aspect le plus grave —bien que non directement mesurable — est l'impact moral et politique du vieillissement. Nous savons qu'il existe de " jeunes vieux " pleins d'allant, de dynamisme et d'optimisme jusqu'à un âge avancé — Alfred Sauvy en était l'exemple — ; mais en général, les personnes âgées sont peu portées à prendre des risques et à accepter de grandes réformes : les populations vieillissantes sont plutôt conformistes et conservatrices.

Or, les personnes âgées constituent une part importante et croissante du corps électoral, et surtout des suffrages exprimés, car elles vont plus facilement aux urnes que les jeunes. L'âge médian du corps électoral en France approche maintenant de 45 ans et devrait atteindre 55 ans en 2020. Ceci contribue à accélérer la chute de la fécondité : " Il distord irrésistiblement les budgets sociaux au bénéfice des personnes des troisième et quatrième âges, devenues politiquement prioritaires... et surtout, exerçant une sorte d'effet de levier, il pèse d'un poids sans cesse croissant sur la fécondité, par des prélèvements de tous ordres, financiers et sociaux, auxquels il soumet les adultes en âge de procréer et en charge de famille, qui réduisent corrélativement leur fécondité pour préserver leur genre de vie et leur place dans la société " (Philippe Bourcier de Carbon ). D'où l'image du catoblépas, cet animal mythologique pourvu d'une tête énorme, que ses faibles jambes ne peuvent soutenir, et qui en est réduit à ronger ses propres pieds.

 

Le vieillissement va s'accentuer

À l'aube du xxie siècle, quelles sont les perspectives d'avenir de la population française ? On peut les encadrer grâce aux " projections " réalisées en 1994 par l'Insee, d'après les résultats du recensement de 1990 (ceux de 1999 ne sont pas encore disponibles), et les informations recueillies par cet institut en matière de mortalité, de fécondité et de migrations .

La technique des projections est familière aux démographes. Elle consiste à estimer les effectifs d'une population, classés par sexe et par âge, pour une année donnée, en fonction de ceux de l'année précédente, et des variations intervenues entre temps. Ceci implique de faire des hypothèses sur l'évolution de la mortalité, de la fécondité par âge et des migrations. Si ces hypothèses ne sont pas réalistes, la fiabilité des projections diminue avec le temps. Les hypothèses de mortalité de l'Insee sont assez solides. Cet institut admet que l'espérance de vie va continuer à progresser jusqu'à atteindre, au milieu du siècle prochain, 82,2 ans pour les hommes (au lieu de 74,2 actuellement) et 90,37 pour les femmes (au lieu de 82,1). À mon avis, cette hypothèse est un peu optimiste, car le rythme de progrès semble se réduire, mais l'incidence de cette probable surestimation est faible pour le résultat final.

Pour la fécondité, l'Insee a pris trois hypothèses : retour de l'indice au niveau de remplacement des générations (2,1 enfants en moyenne par femme), stabilisation au niveau actuel (proche de 1,8) ou abaissement progressif vers le niveau moyen européen (1,5). Pour les migrations, l'Insee pronostique un solde de + 50000 par an, avec moins d'Européens, plus d'Africains et d'Asiatiques. Les observations de ces dernières années ne s'écartent pas trop des hypothèses moyennes de l'Insee (la fécondité est un peu plus faible, le solde migratoire plus fort). On peut donc admettre que ses projections sont assez fiables, du moins à court terme — disons jusque vers 2020 —, mais qu'ensuite l'avenir reste ouvert, car il serait inconcevable que la crise démographique ne provoquât pas de réactions sur la fécondité et sur les migrations.

Jusque vers 2020, une faible croissance de la population française serait assurée, même dans l'hypothèse de fécondité basse avec un plafond voisin de 60,5 millions d'habitants. Dans l'hypothèse moyenne, l'essor se poursuivrait jusque vers 2040, avec un maximum à 65,4 millions. Toutefois, dans un cas comme dans l'autre, le vieillissement va s'accentuer : l'effectif du troisième âge (60 ans et plus) passera de 11,8 millions à 17 millions en 2020 ; soit 26,8 % du total de la population dans l'hypothèse moyenne, 28 % dans l'hypothèse basse. Au contraire, le nombre des jeunes (moins de 20 ans) devrait descendre de 15,2 millions à 14,4 millions dans l'hypothèse moyenne (22,7 % du total) ou même 12,1 millions (20 %) dans l'hypothèse basse. En revanche, contrairement à ce qui a été écrit un peu à la légère (dans l'intention de promouvoir une politique d'ouverture des frontières), la population d'âge actif ne diminuera pas avant longtemps. L'effectif total des groupes d'âges 25-59 ans est aujourd'hui de 27 millions environ. Même dans l'hypothèse basse, il dépassera légèrement 28 millions jusqu'en 2020 et il suffirait de relever de 60 à 65 ans l'âge du départ en retraite pour atteindre le chiffre record de 32 millions.

 

Les effets imprévisibles de l'immigration

Quant à la part des immigrés et de leur descendance dans la population métropolitaine, elle est très difficile à prévoir, en raison des incertitudes qui planent sur la politique migratoire, sur l'évolution de la fécondité des femmes étrangères et sur la réussite de l'intégration. Aujourd'hui, 9,6 % des naissances sont de mère étrangère ; on ne sait à peu près rien de la fécondité des femmes ayant acquis la nationalité française ; mais tout laisse à penser que l'apport direct et indirect d'un siècle d'immigration a été de l'ordre de 10 millions jusqu'en 1986 (cf. Michèle Tribalat, Faire France), qu'il dépasse aujourd'hui 13 millions, et qu'il pourrait atteindre, en 2020,16 millions avec les hypothèses de l'Insee ou 19 millions si le bilan migratoire remontait à 100000 comme en 1997 et 1998.

L'immigration n'est pas un fait nouveau en France, au moins depuis le début du siècle. Jusque dans les années soixante, le " creuset français " a bien fonctionné, car il s'agissait alors à 90 % d'immigrés d'origine européenne (Belges, Italiens, Polonais, Espagnols, Portugais). Depuis lors, la part des Européens n'a cessé de se réduire (29,5 % des entrées en 1997), celle des Africains d'augmenter (43 %). L'intégration de ces nouveaux arrivants pose problème, d'autant plus qu'ils sont en majorité musulmans (il y aurait un peu plus de 4 millions de fidèles de l'islam en France aujourd'hui), et qu'on les a stupidement concentrés dans des banlieues-ghettos. En outre, beaucoup d'entre eux sont en chômage faute de qualification : alors qu'en 1998, le taux de chômage ne dépassait pas 11,1 % chez les Français, et 10,2 % chez les Européens établis en France, il atteignait 31,4 % chez les autres étrangers (28,3 % pour les hommes, 37 % pour les femmes et même 55 % pour celles de moins de vingt-cinq ans).

Le problème est de savoir d'où viendront les deux millions d'immigrés supplémentaires prévus par les statisticiens de l'Insee. Nos voisins de l'Europe des Quinze, en pleine crise démographique, en fournissent de moins en moins (24000 en 1997, ce qui ne compense même pas le flux de sortie des jeunes Français en quête de travail). L'Afrique ne pourrait nous envoyer de migrants qualifiés qu'en se privant des cadres et techniciens nécessaires à son développement. Quant aux Turcs, ils arrivent en France pour trouver secours et avantages sociaux, non un travail régulier : sur les 5072 Turcs admis officiellement sur le territoire en 1997, 79 seulement étaient des travailleurs salariés !

Reste donc un seul espoir pour la survie de la France et le maintien de son identité : une reprise de la natalité. Celle-ci n'est pas hors de portée : l'instinct maternel est toujours fort. C'est la conjonction de plusieurs facteurs défavorables — la compétition professionnelle, la course au " toujours plus ", l'hostilité larvée des demi-intellectuels et de la plupart des hommes politiques à la famille — qui empêche les femmes françaises d'avoir le nombre d'enfants qu'elles déclarent désirer (2,3 en moyenne). Il suffirait de quelques mesures fiscales et sociales permettant de mieux concilier vie familiale et activité professionnelle pour faire remonter l'indice de fécondité au niveau de remplacement.

Ce sursaut ne pourrait produire ses effets qu'à la longue : dans l'hypothèse optimiste de l'Insee, il ferait passer le nombre des jeunes en 2020 de 14,4 millions à 16,6 millions. Cet essor, dans un premier temps, stimulerait la consommation, mais il n'aurait qu'un effet tardif sur le volume de la population active. C'est qu'il faut un quart de siècle au moins pour négocier un virage démographique.

 

j. d.