LA REUNION DE LA CONFERENCE INTERGOUVERNEMENTALE ouverte à Rome, le 4 octobre 2003, en vue de finaliser le projet de nouveau traité institutionnel pour l'Europe élargie à vingt-cinq membres, a fait resurgir le débat sur l'introduction d'une référence au christianisme dans le Préambule de ce qu'on a appelé la " Constitution européenne ".

Cette expression est au demeurant erronée car, dans le vocabulaire juridique, le terme de constitution ne s'applique qu'à un État, ce que n'est pas et ne prétend pas être l'Union européenne... Le recours au droit constitutionnel comparé peut, dans un premier temps, aider à alimenter la réflexion de manière objective sur les expériences nationales des États européens en la matière.

On a beaucoup parlé, pour l'Europe, d'une invocatio Dei, qui en tant que telle n'a pourtant jamais été demandée par quiconque pour le nouveau traité. Car l'invocation de Dieu est différente d'une simple mention de Dieu. Au sens strict, en effet, l'invocatio Dei signifie un appel à Dieu placé, en général, au tout début d'un texte solennel. Tel est le cas de quatre États de l'Union européenne : la Grèce et l'Irlande débutent leurs constitutions respectives par " Au nom de la Trinité sainte, consubstantielle et indivisible " pour la première, et " Au nom de la Très Sainte Trinité... " pour la seconde ; la Grande-Bretagne reste encore régie par la Magna Carta de 1215 proclamée " sous l'inspiration de Dieu ", et par le Bill of Rights de 1688 qui invoque le " Dieu tout-puissant " ; quant à la France, son actuelle Constitution de 1958 a intégré la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui a été promulguée " en présence et sous les auspices de l'Être suprême "...

Si ce genre d'invocation tend à disparaître des documents constitutionnels contemporains, elle n'a rien d'archaïque, comme d'aucuns ont pu le prétendre, car la Suisse s'est dotée, en 2002, d'une nouvelle constitution fédérale révisée qui commence par " Au nom de Dieu tout-puissant "... De même, sept États européens en appellent à Dieu dans les serments constitutionnels (Allemagne, Grande-Bretagne, Grèce, Irlande, Pays-Bas, et de manière facultative en Autriche et à Malte). C'est aussi le cas, hors Union européenne, de la Norvège et du Liechtenstein.

Sans être directement invoqué, Dieu peut cependant faire l'objet d'une mention dans les constitutions de l'Allemagne (le peuple allemand, " conscient de sa responsabilité devant Dieu et devant les hommes... ") et de la Pologne (les citoyens polonais " aussi bien ceux qui croient en Dieu [...] que ceux qui ne partagent pas cette foi... ").

 

Evocatio Dei

Une autre manière de se référer à Dieu est encore possible sous forme d'évocation, soit de manière explicite comme dans les constitutions de Grèce, de Pologne et de Slovaquie dont les Préambules citent l'" héritage religieux " et/ou " chrétien ", soit de manière implicite quand cet héritage est simplement qualifié de " spirituel " comme en République tchèque (ou, hors Union européenne, en Macédoine).

L'évocation de Dieu est tout aussi bien induite de la place constitutionnelle réservée à la religion avec le système de l'Église nationale ou de la religion d'État (Église luthérienne au Danemark, Église orthodoxe en Grèce, Église anglicane et Église presbytérienne écossaise en Grande-Bretagne, Église catholique à Malte), ou avec le système de la reconnaissance officielle accordée à plusieurs confessions religieuses comme en Allemagne et en Lituanie, avec aussi parfois mention expresse de la religion majoritaire comme en Espagne, en Italie et en Pologne pour l'Église catholique, ou en Suède pour l'Église luthérienne.

Quant au principe de séparation ou d'autonomie respective de l'Église et de l'État, on le trouve affirmé sous divers libellés dans une douzaine d'États de l'Union européenne (France, Hongrie, Lettonie, Portugal, République tchèque, Slovaquie, Slovénie, Allemagne, Estonie, Lituanie, Italie, Pologne) sans que ceux-ci s'interdisent, pour la plupart, de mettre en œuvre simultanément le principe de coopération entre les deux ordres. En outre, il convient de rappeler que 16 États européens sur les 25 membres de l'Union ont conclu avec le Saint-Siège un accord concordataire définissant un statut total ou partiel pour l'Église catholique et ses activités.

Il apparaît donc que Dieu et/ou le christianisme sont bien présents en Europe et dans les textes juridiques les plus importants des États européens. Se pose donc la question de leur présence dans le nouveau traité institutionnel européen et, plus particulièrement, dans son Préambule.

 

La rédaction du préambule

 

Une première version rédigée en mai 2003 par la présidence de la Convention européenne de Bruxelles était véritablement outrancière car on y insistait lourdement sur l'héritage " humaniste " et les " Lumières " mais on évitait, au prix d'une laborieuse circonlocution, de prononcer le nom du christianisme dont l'occultation délibérée valait exclusion : Dieu et la civilisation chrétienne étaient réduits à un simple " élan spirituel ", effaçant, de la sorte, deux mille ans de christianisme au profit exclusif de deux cents ans de rationalisme. Sans doute les rédacteurs bruxellois avaient-ils été aveuglés dans leur zèle par les " Lumières "...

Le tollé suscité par cette discrimination philosophique, historique et religieuse a conduit, en juin suivant, à une seconde version où il n'est plus question que des " héritages culturels, religieux et humanistes de l'Europe ", formule minimale, " anémique " a-t-on dit (amnésique, pourrait-on dire) dont la paternité a été largement revendiquée dans la presse par le Grand-Orient de France. Cette influence s'était déjà exercée dans l'ombre du Conseil européen de Nice, en 2000, pour faire retirer du projet de Charte des droits fondamentaux le simple adjectif " religieux ". Celui-ci a cependant pu resurgir, trois ans plus tard, dans le projet de traité de la Convention européenne, marquant ainsi un échec diplomatique pour la France et la Belgique qui y étaient les plus hostiles.

De fait, ces deux pays — le second à titre de supplétif du premier — se sont révélés comme les principaux opposants à la référence chrétienne du Préambule. À cet égard, la politique française a été constante, qu'elle fût sous la gouverne de la gauche naguère ou de la droite maintenant. Le président Chirac en a été l'élément permanent et en demeure le maître d'œuvre : en janvier 2003, il s'est déclaré contre toute mention religieuse dans le futur traité " en tant que représentant d'un État laïc " (Le Figaro, 20 janvier 2003), puis, lors de l'ouverture de la Conférence intergouvernementale de Rome, le 4 octobre 2003, il s'est à nouveau prononcé " contre la mention des racines religieuses pour respecter la laïcité " (Le Figaro, 6 octobre 2003)...

Mais quelle laïcité ? la laïcité de qui ? la laïcité de quoi ?

 

La laïcité de la France ?

 

Mais la France est le seul État laïque de l'Europe des 25 (la Turquie souvent citée est faussement dite laïque car l'État, actuellement dirigé par des islamiques, exerce son autorité sur les religions — et y nomme les imams ! — et, de toutes façons, elle n'est européenne ni dans sa géographie, ni dans sa culture, ni dans ses mœurs). Le mot " laïcité " est inconnu dans les 24 autres constitutions de l'Union européenne. Il peut exister dans le vocabulaire politique de quelques-uns mais n'est présent dans le droit politique d'aucun.

De plus, la France, qui se pose en modèle universel de laïcité, comprend elle-même Dieu dans sa constitution avec la référence à " l'Être suprême " dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, appellation classique de Dieu chez les théologiens catholiques des XVIIe et XVIIIe siècles !

Dès lors, au nom de quoi, en vertu de quel pouvoir prétend-on imposer à tous les autres le point de vue d'un seul ? La France constitue, en l'espèce, une spécificité nationale à laquelle elle peut être légitimement attachée mais qu'elle ne peut imposer à autrui. La France n'est pas le centre de l'Europe, même si, avec l'Allemagne, elle en est l'axe originel par la réconciliation des ennemis d'hier. Précisément, quand il s'est agi de célébrer solennellement cette réconciliation, le général de Gaulle, père de la Constitution de la Ve République, n'a vu dans notre laïcité aucun empêchement pour choisir la cathédrale de Reims comme lieu particulièrement symbolique où, le 8 juillet 1962, il a assisté à la grand-messe et communié avec le chancelier Adenauer pour souligner, dira-t-il, " la part divine de ce fait historique " où son homologue allemand verra " un don de la Providence "...

De plus, il est notable que la laïcité française a beaucoup évolué : de laïcité d'hostilité sous la IIIe République, elle est devenue une laïcité de respect sous la Ve puisque la Constitution de 1958 l'a définie comme " le respect de toutes les croyances ". Cette mutation de concept négatif en concept positif a été parfaitement exprimée par M. Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre du président Chirac, quand il a déclaré que " la laïcité signifie qu'il n'y a pas de religion d'État ; elle ne signifie pas qu'il y a athéisme d'État " (Le Point, 21 mars 2003). La laïcité d'athéisme que l'on tente de faire prévaloir aujourd'hui en Europe n'en apparaît que plus archaïque, démodée et déphasée.

Les esprits voltairiens qui s'en réclament devraient se souvenir que Voltaire lui-même parlait d'une " Europe chrétienne " qu'il voyait comme " une grande République divisée en divers États ayant la même base religieuse "...

À la vérité, si on veut que la nouvelle Europe soit sur ses bases et démarre sans querelles, un compromis est indispensable, comme cela s'est d'ailleurs toujours fait dans l'histoire de l'intégration européenne depuis un demi-siècle. L'Union européenne ne saurait se construire par la victoire d'un camp sur un autre. Or le silence religieux avancé par certains le serait puisque c'est ce qu'ils réclament. Invoquer ici " la tolérance pour les incroyants " reviendrait à ne réserver l'intolérance que pour les croyants !

 

La laïcité de l'Europe ?

 

Mais celle-ci ne figure dans aucun texte européen. Juridiquement elle est inexistante.

Réfuter la mention du christianisme dans le Préambule relève de la pure idéologie en s'inspirant de la méthode de la " tabula rasa " que les Français ont déjà expérimentée lors de la Révolution de 1789... D'aucuns, en France, vont même jusqu'à affirmer " ne devoir absolument rien à l'héritage chrétien ", tel M. Pierre Moscovici, ancien ministre socialiste des Affaires européennes (déclaration à l'émission religieuse Agapé du 5 octobre 2003 sur la chaîne française de télévision France 2), ce qui est une contre-vérité du point de vue de notre histoire et de notre civilisation, alors même que pour le professeur Joseph H. H. Weiler, de l'Université de New-York et du Collège d'Europe de Bruges (et qui se déclare juif pratiquant), " dans l'art et dans la littérature, dans la musique et dans la sculpture, jusque dans notre culture politique, le christianisme a toujours été un leimotiv, une inspiration et un motif de rébellion. Il n'y a pas de jugement de valeur à affirmer ce fait empirique. Il y a un jugement de valeur seulement dans sa négation ".

L'opposition de certains Français est si forte que le même ancien ministre n'a pas hésité à menacer : les socialistes, qui — selon lui — ont déjà dû se voir imposer l'article 51 sur le respect de l'autonomie des institutions religieuses et leur dialogue avec les autorités de l'Union, ne voteraient sûrement pas le projet de traité européen soumis à un éventuel référendum si la référence chrétienne venait à y être insérée ! On peut dès lors s'interroger sur la conception que certains élus se font de la démocratie. L'autrui à respecter ne serait-il que le semblable politique et philosophique ? Bel exemple de pluralisme à sens unique !

On est aujourd'hui dans une situation paradoxale où gauche et droite françaises sont opposées à une simple mention religieuse soutenue notamment par le ministre allemand Joshka Fisher, ancien gauchiste, et le président polonais Alexander Kwasniecki, ancien communiste...

 

Négationisme

 

Il s'agit pourtant là d'un double négationisme : négationisme d'abord de la réalité historique relevant non pas de la neutralité mais de la franche hostilité, négationisme ensuite de la réalité sociologique puisque 80 % des Européens disent puiser le fondement de leurs valeurs morales dans la religion. Et ceci alors même que Églises et religions sont souvent appelées à la rescousse du temporel par des gouvernements impuissants à calmer les tensions sociales ou raciales, et que le rôle des chrétiens en particulier a été décisif, il y a peu encore, dans la libération pacifique de la moitié de l'Europe. La persistance de cet aveuglement idéologique confine au sectarisme laïciste.

D'aucuns ont osé parler d'une éventuelle " résurgence du Saint-Empire romain germanique " par le Vatican ! Mais le pape n'a jamais réclamé pour lui ou ses proches la présidence de la Commission européenne et il semblerait qu'il n'ait pas davantage l'intention de couronner M. Giscard d'Estaing dans la basilique Saint-Pierre de Rome à Noël prochain... En réalité, s'il y avait une comparaison historique à faire, c'est moins le Saint-Empire romain germanique qu'il faudrait évoquer que l'Empire français napoléonien qui voudrait imposer sa loi à l'Europe entière...

Au demeurant, préciser dans le Préambule que l'héritage culturel religieux est " notamment chrétien " n'a rien de clérical mais n'a rien d'anti-laïque non plus : l'autonomie du temporel reste intacte et intangible, et l'équilibre institutionnel de l'Union n'est ni entamé ni menacé. Au contraire, cette mention est parfaitement démocratique puisqu'elle reflète une réalité objective et se fait l'écho d'une majorité d'Européens. C'est pourquoi la formule polonaise avait l'avantage d'être particulièrement juste puisqu'elle traitait à égalité les deux traditions chrétiennes, selon les requêtes des autorités religieuses... alors même que leurs adversaires, se réclamant pourtant de la démocratie, ont toujours exigé la consécration exclusive de leurs thèses. Dans ces conditions, il est aisé de voir de quel côté est la démocratie.

 

Le bon compromis

 

Un bon exemple de compromis a déjà été donné avec l'article 51 du projet rédigé par la Convention de Bruxelles : reprenant la Déclaration n° 11 du traité d'Amsterdam, on y garantit le statut de droit national des Églises, associations et communautés religieuses établies dans les États membres et on y reconnaît officiellement leur identité et leur contribution spécifique justifiant, de la part de l'Union, " un dialogue ouvert, transparent et régulier " avec elles. Pour faire bonne mesure, le même régime a été étendu aux " organisations philosophiques et non-confessionnelles " auxquelles on espère que pourra désormais s'appliquer la même transparence...

Le chef de l'État français prétend ne pas vouloir qu'une " religion soit avantagée par rapport à une autre ", eu égard surtout aux musulmans (Le Figaro du 6 octobre 2003). Or, en l'espèce, il ne s'agit nullement d'avantages mais de la simple mention d'un fait historique et culturel, objectif et incontestable. S'il y a une empreinte majeure dans la culture européenne, c'est bien la marque chrétienne car, même s'il n'a pas été sans influence notamment au sud du Continent, on ne peut tout de même pas soutenir que c'est l'islam qui a façonné la civilisation européenne.

L'argument français est d'autant plus inopérant que, pour respecter vraiment la laïcité et ne pas s'exposer à des surenchères islamiques, il est encore plus nécessaire de se référer à notre héritage chrétien comme le meilleur garant puisque c'est précisément dans l'Évangile qu'est énoncé le principe de la distinction entre le domaine spirituel et le domaine temporel, entre ce qui est de César et ce qui est de Dieu. D'ailleurs, il y a fort à parier que les musulmans eux-mêmes ne verraient aucun inconvénient à ce que Dieu soit expressément cité en tête d'un futur traité, même sous forme d'invocatio Dei...

Au cœur du débat sur la version définitive du Préambule du futur traité institutionnel de l'Union européenne, il y a une double exigence de vérité — vérité du droit, vérité de l'histoire — à laquelle la politique et la diplomatie ne peuvent rester indifférentes à peine de s'éloigner des réalités et, par voie de conséquence, d'apparaître artificielles et stériles. On ne construit rien de grand ni de durable sur le vide.

Là où on ne veut proclamer qu'une vacuité, il convient de restaurer la vérité.

Car, quoi qu'il en soit et quoi qu'il advienne, l'Europe ne pourra se faire contre la vérité de son identité, c'est-à-dire, en définitive, contre elle-même.

 

J.-B. D'O