" Nous approchons rapidement d'un tournant de l'histoire humaine. Les multinationales sont capables de produire un volume sans précédent de biens et de services avec de moins en moins de travail.

.. La collision entre la pression démographique croissante et la diminution de l'emploi déterminera la géopolitique de l'économie mondiale pendant les décennies à venir. " Dans l'un des livres les plus controversés de cette fin de siècle, La Fin du travail, Jeremy Rifkin prophétise la disparition pure et simple de la quasi-totalité du travail productif tel que nous le connaissons. L'affirmation n'est pas nouvelle : à chaque accélération du progrès, le spectre du " chômage technologique " resurgit. Ce qui est nouveau, c'est le caractère à la fois brutal et universel du phénomène annoncé.

Il est difficile de dire si la somme d'informations et d'exemples accumulés par Rifkin ont valeur de preuve ou s'ils constituent seulement un faisceau d'indices troublants. Mais que la troisième révolution industrielle porte en elle l'avènement d'une société sans travail, ou que les besoins humains étant par hypothèse illimités, un " déversement " se fasse vers de nouveaux secteurs d'activité créateurs d'emplois, une double question se pose aujourd'hui : quelle place le travail humain conservera-t-il dans nos sociétés ? Et surtout, quelle place lui accorder ?

Les deux questions sont étroitement liées : la marginalisation croissante des hommes dans le processus économique n'est-t-elle pas en effet l'occasion de s'interroger sur la valeur réelle du travail ? Celui-ci occupe une position centrale dans nos sociétés : est-ce bien légitime ? Il convient toutefois de définir au préalable ce qu'est le travail. De quoi parle-t-on au juste : du travail-facteur de production, homogène et quantifiable ? Du travail considéré comme liberté créatrice, expression et réalisation de soi ? De l'emploi, simple activité professionnelle permettant la redistribution des richesses dans une société d'abondance ? Ou, enfin, de ce que certains considèrent avant tout comme le fondement du lien social ?

 

Travail et sagesse

Il ne s'agit pas là d'une simple question de terminologie : la représentation que nous nous faisons d'une réalité façonne très largement celle-ci. Or l'incertitude qui règne sur la notion même de travail n'est sans doute pas étrangère à l'empire que ce dernier exerce à la fois sur nos esprits et sur nos vies. C'est parce que nous n'avons pas su choisir entre ses différentes acceptions que, selon Dominique Méda (Le Travail, une valeur en voie de disparition), nous pensons aujourd'hui le travail comme une fin en soi, un bien absolu et premier. Pour elle, le concept de travail est une invention des sociétés modernes, qui n'ont pas trouvé de meilleure réponse à l'apparition de l'individu sur le devant de la scène. Les cités grecques et l'empire romain ignoraient ou méprisaient les activités laborieuses. Marquées du sceau de la nécessité, elles étaient délaissées par les citoyens au profit des activités de l'esprit. Celles-ci, notamment chez les Grecs, s'enracinaient dans une conception de l'homme entendu comme être rationnel, qui développe son humanité par l'exercice de sa raison dans l'ordre théorique — la philosophie, les sciences — aussi bien que pratique — la vertu, la politique. L'opposition entre le libéral et le servile, la valorisation très diversifiée des activités et l'assimilation du travail humain à la seule satisfaction des besoins matériels reposent, dans l'Antiquité grecque ou romaine, sur un sens de la mesure et de l'auto-limitation typiques de la sagesse de cette époque : " Le bonheur ne vient pas de la satisfaction d'une série illimitée de besoins. Le bonheur individuel et collectif passe par la mesure et par le fait que chaque chose soit à sa place ". Cette conception du bonheur n'est-elle cependant pas propre à un modèle de société fondamentalement aristocratique et inégalitaire, dans lequel une élite " intellectuelle " aurait rejeté toute évolution, notamment technique, susceptible de bousculer l'ordre établi ? Pour Dominique Méda, le fait de disposer d'une main-d'œuvre servile, gratuite et abondante, n'explique pas tout : produire plus aurait signifié produire plus que de besoin, donc en vue de la vente ; or ni l'échange marchand ni l'existence de besoins illimités ne correspondent à l'idéal de vie de cette époque. C'est un peu " comme si les Grecs avaient réussi à comprendre le lien qui existe entre illimitation des besoins et écrasement de l'humanité sous le travail, et qu'ils avaient réussi à imprimer de la mesure aux premiers pour éviter le second ".

Le Moyen Âge n'est pas davantage celui de la glorification du travail. Certes, on assiste à une lente évolution des esprits et des pratiques sous l'influence du christianisme : le premier, saint Augustin réhabilite le travail humain (désigné indifféremment par labor ou opus, travail ou œuvre), qu'il oppose au loisir et rattache à l'œuvre divine de création. Puis saint Thomas légitime l'idée de travail par celle d'utilité commune, d'activité réalisée pour le bien de la communauté. La liste des métiers illicites s'est en effet réduite, en partie grâce à l'exemple donné par les monastères. Mais si certaines conditions, à la fin du Moyen Âge, semblent réunies pour une valorisation du travail, celui-ci reste encore totalement inconcevable sous la forme d'un travail marchand visant à dégager un profit individuel. Et les changements survenus n'ont pas abouti à faire du travail une activité centrale et valorisante. Le mot même de travail a d'ailleurs été emprunté au XVIe siècle au latin tripalium, machine à trois pieux servant d'instrument de torture...

 

La réduction économique

C'est le XVIIIe siècle — et ses économistes — qui a inventé le travail. Dans ses Recherches sur la richesse des nations, Adam Smith l'appelle " puissance productive ". Considérant que le travail est le facteur principal d'accroissement des richesses, il voit en lui une catégorie économique à part entière, homogène et mesurable. Le travail devient pure abstraction, une simple quantité monnayable détachée de ses référents concrets : l'homme, son labeur, sa souffrance... Mais pour Dominique Méda, la nouveauté n'est pas seulement dans la redécouverte de la chrématistique, " cette science de l'enrichissement dont Aristote avait, dès l'Antiquité, dénoncé les dangers, puisqu'il s'agit d'une science de la démesure, de l'accumulation sans fin des richesses ". La véritable révolution réside dans la réduction du lien social au lien économique. Car l'individualisme naissant du siècle des Lumières, coïncidant avec l'idée de la toute-puissance technique de l'homme, a ruiné le principe d'autorité sur lequel reposaient les hiérarchies et les communautés naturelles. Et l'économie, triomphant de la politique, est apparue non seulement comme le meilleur garant de l'ordre social menacé, mais comme l'ordre social lui-même : la société naît de la confrontation des intérêts individuels, elle n'existe que par et pour l'échange économique, dont le travail est le moteur essentiel. Le phénomène de marchandisation s'universalise : " La régulation économique (...) installe le travail au fondement de la vie sociale, elle oblige la société, si elle veut exister, à ne pas cesser de produire, d'échanger, de travailler ".

Ce moment est fondateur. Nous vivons aujourd'hui encore avec l'idée d'une société centrée sur le travail ou, pour reprendre les termes d'Hannah Arendt, d'une " société de travailleurs ". Mais, nous dit Méda, nous n'aurions pas tant de mal à nous défaire de cette erreur si les successeurs de Smith n'en avaient commis d'autres, qui ont contribué à brouiller un peu plus notre perception du travail et de ses finalités.

Ainsi, le XIXe siècle revêt le travail d'une dimension métaphysique : dépassant Smith et son matérialisme abstrait, la France comme l'Allemagne vont glorifier le travail au point d'en faire l'essence même de l'homme, son activité créatrice par excellence. D'où la critique des conditions dans lesquelles le travail ouvrier s'exerce concrètement : c'est la pensée de l'aliénation, qui constate que " l'homme fait de son activité vitale, de son essence, un simple moyen de son existence " (Marx). Plutôt que de dénoncer le travail comme source d'oppression en soi, les théoriciens socialistes de l'époque vont se proposer au contraire de le rendre conforme à sa nature, autrement dit épanouissant. Mieux, en faisant de l'homme et du travail " des termes quasi interchangeables ", Marx va nommer travail toute expression de l'être humain, qu'elle soit individuelle ou collective. Lorsque, au terme de la phase de communisation, l'homme aura été libéré de la contrainte et du besoin, le travail pourra être rendu à ce qu'il est en réalité : une pure expression de soi qui est en même temps un pur rapport social. Il apparaît dès lors clairement que la réduction du lien social au lien économique, c'est-à-dire à la production, au travail identifié à l'œuvre, est un point de convergence idéologique très fort entre Marx et Smith.

 

La rupture homme/travail

Loin de clarifier les choses, notre époque n'a fait que compliquer davantage la problématique du travail en lui ajoutant une strate supplémentaire : " Le XXe siècle n'est plus celui du travail mais de l'emploi ". La social-démocratie a en effet conservé les présupposés économiques et philosophiques hérités du passé. Elle perçoit toujours le travail comme une valeur éminemment positive. Mais rompant avec la logique révolutionnaire, elle a consolidé le rapport salarial en cherchant seulement à le rendre favorable aux salariés : en d'autres termes, son objectif est devenu le plein emploi et l'amélioration concrète des conditions de travail des employés. Par le biais de l'emploi et de la protection sociale, elle a ancré le travail dans sa fonction de structuration de la société. À tel point qu'aujourd'hui, nous n'imaginons même plus pouvoir confier cette fonction à d'autres systèmes.

La brillante analyse historico-philosophique de Dominique Méda a pour principal mérite de replacer le débat sur le terrain anthropologique. La question centrale posée par son ouvrage est en effet la suivante : le travail est-il une catégorie anthropologique, " un invariant de la nature humaine " ? Ou, comme elle le prétend, le malaise lié à la crise du travail ne vient-il pas au contraire de ce que nous faisons de celui-ci le tout de l'homme, et de l'économie la référence suprême ? Un bref détour par La Condition de l'homme moderne paraît s'imposer. Hannah Arendt y suggère une distinction éclairante entre homo faber et animal laborans, c'est-à-dire entre la dimension anthropologique de l'être humain et sa dimension économique. Par son œuvre, l'homo faber habite le monde, il y développe sa créativité, son sens esthétique, en bref son humanité réelle ; par son travail, l'animal laborans se contente de produire pour sa consommation, il n'agit que pour satisfaire ses besoins biologiques ou vitaux : se nourrir, se vêtir, se loger, etc. Le travail ramène donc l'homme au règne animal (de manière très significative, Arendt dit " animal " laborans et non " homo " laborans), tandis que l'œuvre l'élève au-dessus de l'ordre matériel, purement utilitaire.

Au-delà du travail, qui animalise l'homme en le matérialisant, et de l'œuvre, qui l'humanise en le spiritualisant, Arendt définit une troisième dimension du " faire " : l'action, qui moralise l'homme — lui donne une dimension éthique et politique — en le socialisant : l'homme se construit par rapport aux autres, il tisse des rapports avec son prochain sur le mode individuel et collectif. Travail, œuvre et action forment la vita activa, elle-même opposée à la vita contemplativa. Or, selon Arendt, la hiérarchie très précise que les Grecs établissaient entre ces différentes composantes de l'agir humain (travail, œuvre, action, contemplation, par ordre croissant d'importance) a été bouleversée dans la période moderne. Par une espèce de régression fatale, elles ont été comme absorbées par la moins noble d'entre elles, le travail. L'action de contemplation s'est peu à peu réduite à n'être qu'un effort de théorisation scientifique, lequel s'est mis au service de l'homo faber, lui-même asservi aux exigences impérieuses du travail. L'économique a effacé le politique et le lien social est devenu un lien marchand. La course au profit a consacré le règne de l'animal laborans.

Aussi éclairante soit-elle, la distinction d'Hannah Arendt — que Dominique Méda reprend à son compte en l'intégrant à sa démonstration — n'en est pas moins insuffisante : elle aboutit à considérer comme parfaitement indifférentes l'une à l'autre les notions de travail et d'œuvre, n'idéalisant celle-ci que pour mieux déconsidérer celle-là. Or peut-on réellement séparer ces deux activités humaines ? Toute œuvre n'est-elle pas le résultat d'un certain travail, sans lequel elle ne verrait jamais le jour ? Et inversement, le travail n'a-t-il pour finalité que la consommation, la satisfaction des besoins vitaux ? Travail humain et travail animal (à supposer qu'on puisse parler de travail animal) ne sont pas de même nature. Il semble bien plutôt qu'il entre dans un travail (au moins dans sa mise en œuvre) une part de subjectivité, un engagement de la personne et de ses facultés propres qui l'apparentent, même de loin, à une œuvre.

 

Les finalités du travail humain

La personne : voilà le maître-mot, la clé permettant de résoudre la contradiction apparente d'un travail à la fois constituant de la nature humaine et impuissant à épanouir l'homme. Méda voit dans la croyance en la valeur centrale du travail le " dénominateur commun " du christianisme, du marxisme et de l'humanisme. Il est vrai que les trois doctrines semblent accorder au travail le statut de catégorie anthropologique. Mais elles ne le font pas de la même manière. Pour Marx, l'homme se définit par son travail, jusqu'à être travail. Pour l'Église, " le travail porte la marque particulière de l'homme et de l'humanité, la marque d'une personne qui agit dans une communauté de personnes ; et cette marque détermine sa qualification intérieure, elle constitue en un certain sens sa nature même " (Laborem exercens, lettre encyclique de Jean-Paul II, 1981). On voit bien d'une part que si le travail est " une dimension fondamentale de l'existence de l'homme sur la terre " (ibid.), il n'en est pas la seule ; et que d'autre part, il ne l'est que dans la stricte mesure où l'homme est considéré avant tout comme une personne. L'homme se définit moins par son travail que le travail par sa nature proprement humaine et personnelle.

Cela signifie que l'auteur ou le sujet du travail est l'homme lui-même. Il répond, par son investissement personnel dans la transformation du monde, à l'injonction divine de " soumettre la Terre ". Mais cela signifie aussi que l'homme, de même qu'il " ne vit pas que de pain ", ne vit pas que de travail : une personne travaille pour vivre, pour s'épanouir et se réaliser en tant que personne ; elle ne vit pas pour travailler. A fortiori si c'est pour travailler dans une perspective exclusivement marchande ou " échangiste ". " Le travail, rappelle Jean-Paul II, est avant tout pour l'homme et non l'homme pour le travail. "

L'argument personnaliste prend un sens très concret si l'on en dégage les conséquences pratiques : 1/ la primauté de la dimension subjective du travail par rapport à sa dimension objective : ce qui importe n'est pas tant " le genre de travail effectué que le fait que celui qui l'exécute est une personne, un sujet conscient et libre, c'est-à-dire un sujet qui décide de lui-même " (Laborem exercens). La finalité du travail, ce n'est pas le travail lui-même, considéré comme une marchandise sui generis, la finalité du travail, c'est l'homme en personne. On ne peut donc que condamner tout ce qui tend à instrumentaliser l'être humain, tout ce qui tend à en faire un instrument de production comme les autres. L'homme moderne ne pratique plus un métier, il exerce des fonctions : cette évolution du vocabulaire traduit bien la tendance actuelle à la déshumanisation du travail.

Le travail est une question " personnelle " ; il engage donc la liberté de la personne. L'idée d'une réduction normalisée du temps de travail apparaît dès lors pour ce qu'elle est : une " socialisation " du travail, qui interdit à chacun, en sa qualité de sujet de son travail, de décider de ce qui est bon pour lui-même, et à chaque entreprise de se diriger de l'intérieur. Le principe de subsidiarité doit au contraire s'appliquer : il suppose de faire confiance à l'homme plutôt qu'à l'État pour la production de richesses. Une réduction autoritaire et généralisée de la durée du travail, outre qu'elle dénie à chacun le droit d'organiser son temps comme il l'entend, relève par ailleurs d'une conception mécaniste de l'être humain en général, et de son travail en particulier. Elle revient à considérer comme parfaitement interchangeables, et donc identiques, des personnes pourtant uniques par définition. Si réduction du temps de travail il doit y avoir, ce ne peut être qu'au cas par cas, par accord mutuel entre une entreprise et son ou ses salariés.

La valeur éthique du travail est liée, enfin, à sa dignité. Le travail n'est le bien de l'homme, il n'est un bien utile à l'homme que dans la mesure où il est un bien digne, c'est-à-dire qui respecte et accroît la dignité de la personne. Il en résulte que le travail ne doit ni se faire contre l'homme (on fait ici allusion non seulement au travail forcé, à l'exploitation des enfants ou des prisonniers, mais aussi à une répartition de la valeur ajoutée qui n'est pas toujours favorable au travail), ni sans lui. Pas de travail sans l'homme : il faut entendre par là qu'il existe bien un droit inaliénable au travail, mais qui ne va pas sans obligations, ce que Jean-Paul II appelle " la vertu de l'ardeur au travail ". Car l'homme, par le travail, " se réalise lui-même comme homme et même, en un certain sens, il devient plus homme ". Les défenseurs d'une culture du non-travail, de l'assistanat érigé en mode de vie n'ont manifestement pas saisi la portée anti-humaine de ce qu'ils considèrent sous le seul angle de la " justice sociale ". L'idée d'un " revenu citoyen " versé sans contrepartie participe de cette logique, dont le RMI constitue la préfiguration, au " i " près (même si celui-ci n'a jamais été présent que pour la forme).

 

Le primat du politique

Subjectivité, liberté, dignité : ces trois clés de la personnalisation du travail ne plaident nullement en faveur de son individualisation ni de son autonomisation complètes. En tant que finalité du travail, la personne impose en effet des limites à celui-ci : il n'est pas le tout de l'homme, et tout n'est pas travail. Ce dernier point est capital : c'est sans doute pour l'avoir ignoré que Rifkin a pu proposer la création d'un " tiers secteur " à côté du marché et de l'État. Faire financer par la collectivité ce qui relevait jusqu'à présent de la simple relation familiale ou sociale, du bénévolat n'est pas seulement une façon d'étendre le champ du secteur public. C'est aussi, comme le montre Dominique Méda, confondre travail et activité : " C'est là que nos sociétés se révèlent, paradoxalement, mais profondément marxiennes : tout est travail, l'emploi est mort, vive l'activité. "

Quant à la dimension individuelle du travail, il faut lui ajouter deux autres dimensions, familiale et nationale, qui la dépassent. La famille comme la nation sont le lieu de l'intégration sociale par le travail. Non par défaut ou par accident, mais bien parce que le travail est au fondement même de ces deux sphères de l'existence. Pour ne prendre que l'exemple de la nation, Laborem exercens la décrit en effet comme " l'incarnation historique et sociale du travail de toutes les générations ". Le travail humain fonde le lien social en ce qu'il contribue à " accroître le bien commun élaboré avec (ses) compatriotes ".

Un lien social qui n'a évidemment pas grand-chose à voir avec la mécanique sociale imaginée par les tenants de l'économisme contemporain. L'idée aristotélicienne du bien commun, finalité proprement politique, est totalement étrangère en effet à la conception utilitariste de l'autorégulation par le travail — selon laquelle la société ne tient et n'existe que par l'intérêt de ses membres à satisfaire leurs besoins indivividuels, et donc à travailler ensemble pour pouvoir consommer. L' " ordre social du travail " souhaité par Jean-Paul II ne saurait être un ordre social par le travail : c'est, plus simplement, l'organisation par la société du cadre dans lequel l'homme pourra travailler sans entamer ce qui fait de lui une personne inscrite dans une communauté de personnes.

La réponse à la question de la crise du travail passe ainsi par la restauration du primat du politique sur l'économique, de la nation sur le marché. Passe-t-elle également, comme l'affirme Dominique Méda, par un " désenchantement " du travail, sur lequel nos sociétés ont reporté leurs grandes espérances religieuses d'autrefois ? S'il s'agit du travail conçu comme une fin en soi ou simplement ordonné à l'accumulation de richesses, on peut assurément répondre par l'affirmative. Mais si par travail on entend l'un des moyens privilégiés dont dispose l'être humain pour se réaliser en tant que personne, nul doute qu'il faudra plutôt s'employer à le réenchanter : lui rendre sa noblesse et sa dignité pour permettre à l'homme de se réconcilier avec lui-même.

O. D.