L'ESPRIT DE 68 et celui des années quatre-vingt dominent actuellement, en équilibre instable, l'esprit du temps. 1968, ce fut l'explosion libertaire, le triomphe de l'individualisme : il fallait " se réaliser ".

Les années quatre-vingt, ce fut, depuis les États-Unis, le triomphe du libéralisme économique. Leur dénominateur commun est la démagogie. Soixante-huit dit : " Vous avez droit à tout. Si vous avez un devoir, c'est celui d'exercer votre liberté totalement. Éclatez-vous ! " Quatre-vingt dit : " Tout ce que vous pouvez désirer, nous pouvons vous le fournir, et à des coûts toujours plus bas. " Les maîtres à penser médiatiques dictent les modèles de comportement. On sait maintenant à quel point la consommation peut être stimulée : l'explosion médiatique et sa mondialisation en cours permettent de fabriquer la demande à volonté.

Apparemment, dans ce système de démagogie mercantile, tout le monde trouve son compte : les entreprises, dont la croissance est dopée ; les consommateurs, " clients-rois ", qui ont le sentiment de toujours améliorer leur mode de vie ; les États, que les citoyens repus laissent en paix, et auxquels la croissance apporte les revenus de la fiscalité.

Mais l'euphorie a ses mécomptes. Depuis plusieurs décennies déjà, on a pris conscience du fait que la macro-économie connaît des coûts et pas seulement des profits . De même a-t-on pris conscience que les entreprises, à leur échelon très concret, peuvent être prédatrices en même temps que génératrices de richesse. De proche en proche on a observé puis quantifié différents coûts au cours des années quatre-vingt, en particulier les coûts pour l'environnement (pollution de l'air, de l'eau, de la biosphère, etc.), les coûts pour la santé (maladies liées au tabac, à l'alcool, aux produits alimentaires industriels, au stress engendré par l'hypercompétition, etc.). Ce n'est qu'un début, et les coûts relatifs à la déstructuration sociale sont encore mal mesurés.

Au total, on commence à admettre que la société s'épuise à réparer les dégâts que produisent certaines activités économiques : l'ensemble des citoyens paie une lourde facture pour certaines activités qui enrichissent une minorité d'entre eux.

Mais le grand dérapage s'est produit lorsque, de la création de richesse, on est passé à la création de valeur boursière, comme objectif assigné à l'économie. On a abouti à une finalité englobante, expression du totalitarisme de l'argent. Le " pschitt " de la bulle Internet et les borborygmes de l'affaire Enron ont fait redescendre brutalement sur terre l'" économie miraculeuse " .

Il était dès lors inévitable qu'une réflexion s'opère. L'amélioration des réglementations spécifiques d'ordre comptable, boursier, commercial, dans le cadre national et international est essentielle, et elle a commencé . Mais il apparaît également nécessaire de reconsidérer l'acte central de l'économie : l'investissement. Et ceci à l'échelon des entreprises elles-mêmes, non seulement dans leur comportement mais dans leur objet lui-même, ce qui revient à réfléchir sur le pourquoi de l'économie : que proposent les entreprises aux consommateurs ? Doivent-elles leur proposer n'importe quoi du moment que cela se vend ?

 

 

I- LE RETOUR DE L'ETHIQUE DANS L'INVESTISSEMENT FINANCIER

 

La préoccupation morale à l'égard de l'économie, particulièrement à l'égard de l'investissement à travers les placements financiers, n'est pas une nouveauté. Sans remonter au delà du XXe siècle, on rappelle brièvement ici ce qui est maintenant bien connu en France, grâce à l'activité d'organismes comme Novéthic, l'ORSE, les sociétés de gestion et les agences de notation.

 

Des " roaring twenties " à la nouvelle économie des années quatre-vingt-dix

 

La poussée éthique s'est manifestée particulièrement — et ce n'est pas un hasard — à deux reprises au XXe siècle : pendant les roaring 20's aux États-Unis et dans les années quatre-vingt /quatre-vingt-dix, avec la " nouvelle économie " dans les pays anglo-saxons et en Europe : dans les années vingt, prise de conscience des Wasp, avec l'exclusion de certaines activités (no tobacco, no alcool, no gambling) ; dans la seconde moitié du XXe siècle, les Américains, puis les Britanniques, ont jugé les entreprises davantage sur leur comportement : promotion ou non des minorités, relations ou non avec les pays boycottés (Afrique du Sud) .

C'est alors qu'est apparue très clarifiante la distinction entre d'une part la finalité des entreprises, leur activité proprement dite (ce qu'elles produisent), et d'autre part leur comportement d'ensemble à l'égard de toutes leurs parties prenantes : salariés, actionnaires, partenaires, etc., tant il est vrai qu'il n'y a pas de corrélation forte entre activité et comportement (cf. la finalité des laboratoires pharmaceutiques et leur comportement en matière d'accord sur les brevets).

En Europe continentale, la France a été active dans l'" investissement éthique " dès les années quatre-vingt. Trois fonds lancés au cours de la décennie, illustrent ce distinguo : les congrégations religieuses regroupées dans Éthique et Investissement ont dès 1983 commencé à élaborer pour les gestionnaires de leur fonds Nouvelle Stratégie 50 des directives concernant tant la production des entreprises (exclusion de tabac, alcool, etc.) que leur comportement (vis-à-vis des salariés par exemple). Différemment, la sicav Nord-Sud Développement lancée en 1984 par la Caisse des Dépôts a considéré seulement l'objet des institutions dans lesquelles elle investit : le financement de projets dans les pays en développement. On citera enfin la sicav Biosphère, créée en 1989 par des investisseurs institutionnels, et également orientée électivement vers deux secteurs jugés positifs : la santé et l'environnement.

Il est essentiel de noter qu'au début de cette période, les promoteurs des fonds d'utilité sociale se voyaient généralement répondre : " Qui êtes-vous pour vous ériger en juges de notre comportement ? " Ce qui était (parfois, pas toujours) accepté de la part de congrégations religieuses (" la morale c'est leur métier ! "), était jugé incongru de la part des autres investisseurs.

La décennie quatre-vingt-dix a vu le lancement en France de dizaines de fonds d'investissement responsable. Ils y sont actuellement une centaine, avec 4,4 milliards d'euros d'en cours gérés.

Les expériences ainsi menées dans ces années, non seulement en Europe continentale, mais à plus grande échelle aux États-Unis et dans les autres pays anglo-saxons, ont conduit à l'émergence d'un corps commun de critères de sélection des firmes " éthiques ". L'évolution des mentalités a fait que ces critères s'appliquent maintenant avant tout au comportement. La batterie de ces critères est bien connue : comportement à l'égard des salariés, des clients, des actionnaires, des fournisseurs et autres partenaires, des collectivités d'insertion, de l'environnement naturel.

Enrichie, cette batterie de critères a donné lieu, particulièrement de la part des agences de notation , à l'élaboration de concepts véritablement nouveaux : la bonne gouvernance, le développement durable. Cette batterie de critères demeure toutefois " un archipel de valeurs partielles faites de conventions circonscrites ", a dit très justement Étienne Perrot, même " si " c'est déjà quelque chose ".

Les effets du label d'" éthicité " peuvent être bénéfiques pour les entreprises elles-mêmes (adhésion des personnels, mobilisation des actionnaires, et surtout amélioration de l'image) . En retour, le système est exigeant puisque les entreprises s'exposent à des investigations de contrôle. Il est évidemment à perfectionner en permanence, notamment pour suivre l'évolution des techniques managériales, par exemple les excès de la culture client, avec la pression qu'implique le zero défault, le " juste à temps " ; les excès auxquels ont donné lieu les sous-traitances asiatiques, etc.

 

Un progrès substantiel mais menacé

 

D'une part, comme d'habitude, les idéalistes ont été relayés par les opportunistes qui ont fait de l'invocation éthique un procédé commercial ; on observe actuellement les excès de l'effet de mode ; le matraquage use le concept prématurément. Surtout, dans une conjoncture économique mondiale défavorable, le développement durable s'accommode mal de la vision court-termiste des marchés. Or il faut être clair. Pour les entreprises, l'attitude éthique peut avoir un coût, surtout sur le court-terme : ethical attitude pays ne peut pas certainement être édicté comme une règle générale.

Il faut savoir ce que l'on veut : des profits dans l'immédiat et une série de catastrophes environnementales et sociétales dans un avenir proche, ou bien une remise en cause des objectifs de notre société.

Comme toujours en pareil cas, il faut éviter que les acteurs lucides de l'économie soient pénalisés ; il faut que les mauvais joueurs, ceux qui disent : " le profit coûte que coûte ; l'éthique, on reverra cela quand les temps seront meilleurs ", soient sanctionnés pour leurs nuisances environnementales, sociales, sociétales. Cette éthique n'est pas un luxe, c'est une nécessité vitale. Ce n'est pas tant nous qui pâtirons des catastrophes environnementales que nos descendants : il s'agit véritablement d'une éthique de responsabilité.

 

Un progrès insuffisant lorsque la finalité des entreprises n'est pas prise en compte

 

L'émergence de l'éthique de responsabilité débouche inéluctablement sur l'évaluation des finalités des entreprises. Il serait incohérent de valoriser le groupe de communication qui a créé une fondation à objectif altruiste et de ne pas tenir compte du fait qu'elle produit une presse de caniveau. L'évidence du caractère positif de certains comportements conduit à l'évidence du caractère positif de certains produits. Un des maîtres mots de notre époque est le respect : le respect de l'autre, de celui qui n'est pas de notre groupe, le respect de l'environnement, celui des animaux. Ce serait un comble que l'on ne respecte pas les consommateurs. C'est pourtant le cas dans ce qu'on leur offre à consommer dans de nombreux secteurs.

Pourquoi l'actionnariat engagé a-t-il négligé, particulièrement en Europe — car il en va autrement chez les Anglo-saxons —, le critère de la finalité de l'entreprise ?

Parce qu'il n'est pas facile d'innover en portant un jugement qualitatif sur ce que produisent les entreprises, alors qu'on est dans une économie de libre initiative, où la créativité ne doit pas être entravée. Parce qu'on encourt ainsi le reproche d'être un puritain ; en France particulièrement, les jugements moraux sont facilement suspectés en raison d'une certaine conception de la laïcité.

Parce que, il faut le dire, le discernement n'est pas toujours facile pour juger ce qui est positif et ce qui négatif dans la production d'une même entreprise (voir plus bas). Mais les changements dans la demande de morale et ceux intervenus dans les moyens de mesure des nuisances rendent — c'est nouveau — ce discernement possible.

Parce que les groupes financiers sont souvent très composites, et qu'on peut trouver dans leurs filiales le meilleur et le pire. Il a pu être dit que c'était là la manifestation d'une sage diversification. Cela a souvent été un prétexte pour estimer qu'il était impossible de savoir si tel groupe est globalement positif ou globalement négatif.

Parce que la prise de conscience écologique a été extrêmement forte dans les années quatre-vingt-dix (effet Tchernobyl/Seveso), et que les incidences de la détérioration environnementale commencent à se faire sentir sur la vie quotidienne (on n'est pas loin de la grande peur collective). À partir de là, le comportement socialement responsable a été largement focalisé vers la préservation de l'environnement.

Parce qu'il est tentant pour les entreprises de surfer sur la mode de l'environnement et de montrer qu'elles sont, dans ce domaine, exemplaires ; c'est la recherche du label qui améliore l'image (la Fondation alibi). Le risque de dérapages de ce type a bien été vu par les agences de notation comme par le public.

Plus fondamentalement encore et enfin, parce que la complexité de la technologie et de l'économie modernes a induit une répartition et une parcellisation des tâches, donc une déresponsabilisation quant aux finalités ; il s'agit seulement d'être un rouage efficace dans un mécanisme d'ensemble. C'est d'ailleurs dans le fait d'" être un pro " que l'on trouve sa motivation .

 

 

 

II – DES NOUVELLES EXIGENCES DE L'OPINION A L'EVALUATION DE LA FINALITE DES ENTREPRISES

 

La demande renouvelée de morale a ses prodromes : les " nouveaux péchés ". L'évolution des exigences morales est très instructive. Dans la mentalité collective actuelle, des jugements nouveaux apparaissent, beaucoup plus exigeants qu'il y a seulement vingt ans : citons simplement :

 

- la délinquance tabagique, qui en France est née récemment,

- la délinquance routière également récente mais maintenant bien installée,

- la délinquance politico-financière, beaucoup plus recherchée depuis ces dernières années,

- la délinquance pédophile, longtemps ignorée par la société,

- la délinquance écologique, qui est en train d'être constituée,

- la délinquance commerciale liée à l'intérêt national à court terme, consistant à fournir des armements à des États étrangers au seul motif du développement des exportations, ce qui apparaît maintenant, avec la prolifération nucléaire et le terrorisme, comme le comble de l'inconséquence,

- la délinquance, si elle se caractérise bien par le non respect des consommateurs et les dégâts causés à la société dans son ensemble, est le fait avéré de certains médias. Il est urgent de prendre conscience maintenant des effets désastreux qu'ont les productions occidentales de bas niveau (la trash TV) sur la population des pays du Sud, particulièrement les pays musulmans ; il est évident que ces productions contribuent puissamment au rejet brutal de l'Occident tel qu'il est perçu, et à la dérive vers l'islamisme. Le constat est aveuglant. Les excès de notre société libertaire du divertissement exacerbent le fanatisme de ceux qui réduisent leur religion à une morale castratrice : symétrie du cynisme et de la haine.

 

Ces exemples divers montrent que si l'on est parvenu au constat que tout ce qui est techniquement faisable n'est plus maintenant licite, de la même façon on arrive maintenant au constat que tout ce qui est économiquement faisable n'est plus licite . L'évidence des comportements négatifs conduit à l'évidence qu'il y a aussi des productions économiques négatives. On voit bien que la notion d'écologie est centrale : on évolue en ce moment de la notion de " l'homme détruit la terre " à celle de " l'homme détruit l'homme ". Comme l'écologie environnementale, l'écologie humaine remet en cause l'intégrisme libertarien.

 

Vers la " finalisation d'utilité publique " de l'économie

 

En l'état actuel, le pouvoir économique paraît incapable d'innover en la matière : c'est pour lui contre nature . Pas davantage le pouvoir politique, qui ne se donne plus jamais la durée . C'est une démarche de la société civile qui pourra amener à considérer la nécessité du jugement éthique sur le produit des entreprises. De la même façon et avec le même succès, on peut l'espérer, que les actions consuméristes classiques. Il n'y a qu'une minorité militante de l'opinion publique qui puisse, notamment au travers des 200 fonds de pension qui font le marché, imposer l'idée qu'une " rentabilité de 20 % sur le long terme " est une tyrannie dont doivent être libérées les entreprises. Seule cette démarche des citoyens peut rendre acceptable pour les investisseurs l'imposition des normes sociales et écologiques par les instances de régulation ; la division des tâches entre les deux étant évidemment maintenue .

 

Les critères de l'exclusion au motif de la nuisance sociétale restent à affiner

 

Si les prises de conscience massives et récentes rendent plus facile la définition de critères objectifs de nuisance sociétale pour les activités économiques, un travail important reste à faire pour mesurer les degrés divers de nuisance, chiffrer celle-ci, et définir comment on peut, sans qu'il y ait besoin d'un véritable rating, désigner les entreprises qui, à l'évidence ne peuvent pas être éligibles à un choix éthique.

En première approximation, on peut dire qu'il s'agit des activités qui jouent sur les pulsions les plus élémentaires, ou bien qui créent la dépendance (laquelle met à son comble la fidélisation), ou encore qui offrent des moyens de destruction de l'homme — soit qu'elles produisent les outils de sa destruction directe, soit qu'elles considèrent l'homme comme un matériau de même nature que les autres. Ces activités contribuent puissamment à la destruction du lien social, laquelle engendre des coûts considérables pour la société.

 

À titre d'exemples et de façon non limitative, on peut citer les secteurs suivants :

 

Certaines productions, on l'a vu, sont reconnues massivement nocives par l'abus qu'en font les consommateurs : l'alcool, le tabac. Cette nuisance est chiffrée et l'on sait son importance .

Parmi les industries alimentaires, celles qui cultivent la dépendance à l'égard des produits-plaisir, livrent des produits surdosés en sucre, lipides, sel, au total en calories, qui sont responsables de l'obésité (et des maladies liées telles que diabète, troubles cardio-vasculaires, etc.), laquelle affecte non seulement les habitants des pays riches mais aussi ceux des pays du Sud. Aux États-Unis, le coût du traitement de l'obésité est chaque année de 90 milliards de dollars.

Il faut examiner dans quelle mesure il convient de leur adjoindre les industries du jeu qui sont aussi de celles qui créent sciemment la dépendance, et d'ailleurs pour cette raison font l'objet d'un contrôle par la puissance publique . De même, récemment, pour le cas particulier de certains jeux vidéo sur consoles et sur Internet qui créent, c'est devenu un fait d'observation médicale, des pathologies spécifiques, en particulier les jeux dits " de simulation d'univers persistant ". Le phénomène est bien décrit dans l'étude de Marc Valleur et Jean-Claude Matysiak, Sexe, passion et jeux vidéo, les nouvelles formes d'addiction (Flammarion 2003) .

L'édition pornographique est responsable de dégâts sociaux qui sont considérables, et de façon assez évidente pour qu'il ne soit pas nécessaire d'attendre de les chiffrer pour les ranger parmi les activités à coût sociétal élevé. Sans aller jusqu'à la pornographie, on observe que la presse écrite, par les recettes racoleuses qu'elle emprunte à l'audiovisuel, se détériore dans l'ensemble du monde. Il n'est pas excessif de dire que, quantitativement, ses effets destructeurs l'emportent de beaucoup sur son action d'information objective et de formation du jugement.

Certaines applications biotechnologiques manipulent le vivant au delà de ce que permet le respect de la personne et selon des processus parfois irréversibles (eugénisme, discriminations fondées sur le patrimoine génétique, mise en vente de gamètes, cliniques spécialisées dans l'euthanasie , etc.).

Les armes de destruction massive, biologiques, chimiques, nucléaires — ainsi que les armements conventionnels — posent aux États, au delà des nécessités de la défense et du maintien de l'ordre, le problème des exportations (voir les travaux du comité d'éthique de l'armement). La production de certains armements moyens et légers utilisés en particulier dans les conflits ethniques, conflits que l'on sait déclencher pour écouler la production, est un secteur important de l'économie souterraine ; il est bien évident que les connections entre celle-ci et l'économie officielle, même seulement suspectées, devraient faire l'objet d'investigations poussées.

Aussi choquant que cela puisse paraître aujourd'hui, il est probable qu'un moment viendra où l'on mettra en cause sérieusement les productions par trop superflues dans le cadre d'un rééquilibrage indispensable de la richesse entre le Sud et le Nord, tant il est vrai que ces productions, si elles paraissent, en première analyse, " tirer " l'économie du Sud, contribuent au global à l'appauvrissement réel général.

 

Comment cerner les entreprises " pure players " sur le marché financier

 

Presque tout resterait à faire si l'on n'entreprenait pas l'identification individualisée de l'activité des firmes au sein des groupes composites. En effet, la situation actuelle permet souvent aux groupes d'échapper à une véritable analyse éthique, soit qu'ils se voient notés favorablement en considération de leur activité principale seulement — alors qu'ils ont des activités minoritaires non éligibles du point de vue éthique — soit parce qu'ils ne sont notés que sur leur comportement, et que leur taille leur permet de présenter à cet égard des réalisations " cosmétiques " (fondations caritatives typiquement). C'est la faiblesse du jugement uniquement comportemental qui apparaît alors : il est nécessaire, mais il ne suffit pas.

Or les analystes financiers ont la même exigence de concept pur que les demandeurs d'éthique : pour juger du strict point de vue financier la performance des sociétés, il est nécessaire de pouvoir les comparer avec leurs concurrentes exactes, celles qui ont la même activité. Or le caractère composite des conglomérats interdit précisément ce jugement.

En réponse à cette demande, on observe depuis une dizaine d'années un retour sur le marché boursier de sociétés à mono-activité. Cette tendance est intéressante en ce qu'elle constitue une réaction constructive aux excès de la financiarisation. Il faut souhaiter que les professionnels l'accentuent. Lorsque les sociétés en mono-activité demeurent agglomérées au sein de groupes, des techniques particulières comme la surpondération des activités nuisantes, sorte de discrimination positive, peuvent être utilisées.

 

Insupportable censure ?

 

En somme, nous dira-t-on, vous voulez interdire aux habiles d'exploiter les imbéciles, or cela s'est toujours fait et ce n'est pas près de cesser. Sans doute, mais à ceux là, qui disent aussi " quelle censure ! " on répondra ceci :

Premièrement, on aurait crié à la censure insupportable si l'on avait su il y a vingt ans que l'usage du tabac allait être interdit dans les lieux publics. Aujourd'hui l'opinion générale l'admet parfaitement. Ce qui était incongru il y a quelques années ne l'est plus .

Ensuite, de tous temps, les conditions d'existence ont présenté des avantages compensés par des inconvénients : on pouvait goûter le plaisir d'être seul au monde dans le désert au XIXe siècle ; aujourd'hui on peut y être secouru par téléphone satellite. L'homme, dans son action prédatrice, ne peut jamais être prédateur simultanément sur tous les tableaux. Les commodités nouvelles, les conforts inouïs dont nous profitons maintenant, ont pour contreparties des contraintes nouvelles .

De même, si nous tardons à mettre en place certaines contraintes, nous serons obligés d'en accepter d'autres, beaucoup plus strictes et en urgence, qui seront plus difficilement supportables. Or nous tenons à conserver une fondamentale liberté d'entreprendre. Enfin, les risques liés au pillage de la planète, au pillage énergétique notamment, se sont subitement accrus du fait du terrorisme, de sorte que même les bénéficiaires de l'économie de gaspillage et les théoriciens libertariens vont se sentir eux aussi concernés.

On n'ose à peine le dire tellement c'est évident : plus l'économie devient puissante — dans le sens d'efficace — plus elle doit être responsable. La production du " tout et n'importe quoi " au motif de la création de richesse aura nécessairement une fin. On sait maintenant que l'objectif est d'ordonner l'économique à l'écologique et au social. On sait aussi que ce n'est pas une chose facile mais nous n'avons pas le choix. Lorsqu'on a parlé des " désillusions du progrès ", on a montré qu'on avait simplement oublié que le progrès a ses contreparties en termes de devoirs nouveaux. Il a fallu beaucoup d'orgueil naïf chez les scientifiques, un appétit sans mesure pour le profit dans les entreprises, une bonne dose de démagogie chez les politiques et les communicants, pour qu'on l'ait oublié.

Nous dirons dans quelques années : " Comment avons-nous pu être à ce point barbares que nous pensions que les mécanismes économiques, du fait de leur efficacité, ont leur autonomie hors de toute éthique ? " La morale chrétienne nous le dit depuis toujours, mais nous avons voulu l'oublier . Il faut souhaiter que, comme cela advient le plus souvent dans l'histoire, on n'attende pas de subir des catastrophes pour réagir. " On ne change jamais avant que ce soit cataclysmique ", a dit Jean-Marie Pelt. Faisons mentir cette lucide observation.

 

L. D.