NOËL, 24 DECEMBRE 2001, messe de minuit. La liturgie, particulièrement belle à Saint-Eustache, respire la paix et la joie. C'est le moment de la communion, nous avançons vers un retable illuminé.

Il brille. Chaque aspérité de la surface argentée accroche la lumière... il est somptueusement mis en scène, dressé sur fond d'azur piqueté de lamelles d'argent déposées à la feuille.

Parvenue au pied de cette crèche en majesté, je découvre un dessin sommaire, dans le genre BD humoristique et trivial, sans paroles. Le personnage central, schématique et vague, porte un cœur et un enfant sur ses genoux. Dans le registre supérieur, derrière le personnage, se dresse une croix cernée de moignons, bras et jambes ouverts. Autour de lui, des personnages ailés montent, descendent et s'entremêlent, dans des poses triviales. En bas, des gouttes semblent tomber entre deux formes en accordéon. Dans le registre inférieur des trois panneaux, des personnages lèvent leurs moignons vers le ciel.

On voudrait croire à l'image évoquant le mystère de Noël : " Vierge à l'enfant entourée d'anges " mais ni la forme, ni le trait ostensiblement trivial, ne le permettent... pas davantage une multitude de détails visuels qui mettent l'esprit en alerte. Il ne s'agit évidemment pas d'une image pieuse mais d'un de ses pièges visuels si chers à l'art conceptuel. Nous sommes plantés là devant un de ces ready made subtils ou l'idée même de retable fait l'objet d'un détournement Duchampien.

Cette œuvre porte le nom de la Vie du Christ, elle a été offerte par l'association Spirit Foundation fondée par John Lennon et Yoko Ono, à la Mairie de Paris. La municipalité en a fait le don à l'église Saint-Eustache " en hommage à l'action caritative de cette paroisse pour les victimes du Sida ". L'auteur est un très célèbre artiste américain, Keith Haring, connu pour son art engagé " dans un combat contre la drogue, la discrimination raciale et le Sida ". Sa mort victime du Sida en 1990 a fait de lui un martyr de l'homosexualité et des droits de l'homme. Il existe neuf exemplaires de ce triptyque dans le monde, au Withney Museum de New York, au musée de Denver (Colorado), au musée d'Art contemporain d'Hiroshima, au musée des Amis américains d'Israël à Jérusalem. Deux d'entre eux se trouvent dans des églises : dans la cathédrale Saint-John-the-Divine à New York et à la Grace-Cathédrale de San Francisco.

Ce retable, installé depuis plusieurs années dans l'une des chapelles de Saint-Eustache, est présenté aujourd'hui en majesté et fait office de crèche en ce temps de Noël. Un petit texte écrit par le curé de Saint-Eustache, en fait le commentaire explicatif. Le décalage entre ce commentaire et ce que l'on voit pose le problème de l'interprétation des images dans l'art contemporain.

Peu habitué aux débats théoriques et philosophiques qui entourent l'art contemporain, le clergé dépositaire de l'œuvre a cru pouvoir proposer une lecture chrétienne, une interprétation symbolique fondée sur la foi, sur l'analogie existant entre le monde visible et le monde invisible et transcendant.

Pour l'art conceptuel, l'invisible est ce que l'œil ne voit pas car il n'existe pas de réalité transcendante. La lecture des images se fait donc selon des procédés empruntés à la psychanalyse et aux sciences sociales. L'invisible est par définition ce qui est caché à la vue parce qu'" honteux " ou " refoulé ". Une exposition récente au Louvre, la Peinture comme crime, développe de façon très complète le discours sur la lecture des images en pratique dans les milieux de l'art officiel depuis un demi siècle .

" L'image est un théâtre ou le coup d'œil est mortel " écrit le commissaire de l'exposition Régis Michel (son discours écrit tout le long des murs en blanc sur fond noir constitue d'ailleurs l'essentiel de l'exposition). Il conçoit les images comme un peep show. On ne peut voir que par effraction : " La vision n'est pas la raison, c'en est même l'antithèse, c'est le théâtre obscur des forces primitives où prime le sexe. [...] L'important ce n'est pas ce qu'on voit mais ce qui est caché... et que peut bien cacher l'image si non la scène du coït ou du meurtre, la scène primitive évoquée par Freud ? " Il est recommandé à l'amateur d'art conceptuel, s'il ne veut pas s'égarer, de suivre la bonne méthode et de rechercher dans l'image ce qui est une anomalie, c'est elle qui conduira le curieux vers la réalité occultée.

 

L'anomalie, clé de l'invisible

 

Analysons les anomalies visuelles de ce retable qui nous est présenté comme une Nativité :

1/ Le retable a une forme arquée comme beaucoup de retables mais si l'on détaille la forme on s'aperçoit que l'arc est un peu flasque et la pointe se termine comme une tétine... une fois l'anomalie détectée ; on découvre la forme précise d'un préservatif.

2/ Au centre du retable, un " personnage " très flou se divise et s'évanouit à mesure qu'on le regarde ; une forme de cœur indique que le retable a comme sujet l'amour.

3/ Les bras et les jambes qui se dressent se terminent non par des mains et des pieds mais invariablement par des moignons. Certains bras sont pliés à angle droit. Ces anomalies nous conduisent à voir ce que l'on voit... et que nous préférerions ne pas voir : des phallus. La symbolique bien connue du pied et le signe non moins connu du bras d'honneur confirment que l'on a bien vu.

4/ Des gouttes pleuvent entre deux formes en accordéon, image du préservatif, elles aspergent une foule aux membres dressés... D'évidence, elles évoquent davantage les gouttes de sperme que " la pluie de sang et de larmes " annoncée par le texte explicatif.

5/ Les anges aux poses triviales en élévation ou en chute sont pour le commentaire d'accompagnement l'image des " mythes et des divinités brisés... ces anges qui ont captivé l'homme sont comme en chute libre pour l'amener vers son centre, cette douce paix qui émane de l'enfant nouveau-né ", renvoient plutôt dans ce contexte à la signification freudienne du vol, image de l'érection et de l'érotisme.

6/ Le personnage central est adossé à des jambes et des bras écartées qui dépassent des deux côtés. Le commentaire y voit " un enfant enlacé de deux bras, sans doute ceux de la vierge surmonté d'un cœur et d'une croix. En dessous, de part et d'autre, plusieurs paires de bras émergent de ce point de tendresse, comme s'ils faisaient partie du corps du Christ, ils forment comme la partie transversale de la croix, référence à la passion et à la mort du Christ ". Malheureusement le contexte rend cette interprétation peu probable. Au centre du triptyque on voit l'image schématique d'un " pied " qui atteint une " cible " en forme de soleil, code habituellement employé par Keith Haring pour évoquer crûment les ébats homosexuels sans laisser planer aucun doute sur sa signification. Le " personnage central ", vaguement esquissé, a tendance à s'évanouir à mesure qu'on le regarde attentivement, le curé de Saint-Eustache y voit " la Vierge à l'Enfant " : ne s'agit-il pas plutôt d'une scène collective évoquant l'image protectrice du préservatif ?

Keith Haring est un disciple de Andy Wahrol, sa démarche consiste à détourner l'iconographie qui a cours dans la cité. Plus particulièrement, il a choisi dans les possibilités ouvertes par la méthode duchampienne le détournement des codes et des symboles. Comme l'écrit un de ses commentateurs, Germano Celant :

 

Il a élaboré un langage inspiré par le " couper-coller " et par le montage surréaliste du " cadavre exquis " ayant pour résultat de déconnecter l'image de son contexte et l'amener à dire autre chose. [...] Son but est d'interrompre les séquences iconiques et symboliques et de les déconditionner de leur signification courante. [...] En même temps il crée une écriture en images, facile à comprendre qui pourrait produire une incursion dévastatrice dans le territoire des significations de l'art traditionnel.

 

Le code de Keith Haring

 

C'est à la lumière du code très précis élaboré par Keith Haring tout au long de sa vie qu'il faut regarder le triptyque de Saint-Eustache. Il ne comprend aucune image qu'il n'ait pas employé ailleurs. Le code ici est sans mystère mais il est néanmoins complexe car ses images sont polysémiques et la méthode chère du " couper-coller " offre des lectures multiples en raison des divers assemblages possibles.

L'enfant nouveau né, " the radiant child " : image récurrente dans l'œuvre de Keith Haring, l'enfant ici n'est pas présenté comme d'habitude à quatre pattes mais retourné et couché sur le dos ce qui introduit une confusion et fait penser à un Enfant-Jésus. Il évoque dans son œuvre à la fois l'homosexualité, l'amour et l' innocence. En ce sens, il illustre parfois cet enfant avec un anus en forme de cœur .

Le rayonnement autour de certaines images : chiens, personnages, cœur, etc. : exprime l'aura, la gloire, la majesté que confère l'acte homosexuel .

Le cœur : signifie l'amour. On le trouve aussi parmi les figurations de l'anus qui prend ailleurs la forme d'un anneau, d'un soleil radiant (figuré également dans le triptyque) .

La croix : elle est très présente dans l'œuvre et signifie généralement l'union physique de deux hommes, représentés l'un à l'horizontale l'autre à la verticale. Elle est employée également comme le signe du pouvoir tyrannique et aliénant de l'Église .

La forme en accordéon, la gueule dentée du crocodile : ces images sont associées au ventre maternel et, dans certains contextes, au préservatif /

Cet artiste New Yorkais disciple de Wahrol et ami de Basquiat, appartenait aux derniers feux du Pop Art et aux premières manifestations du Graffiti Art. Il a consacré toute sa vie, son art, sa création à la lutte contre le Sida et au combat homosexuel. Son but était d'investir tout les lieux et les supports publics : la rue, le métro, les murs, les palissades, les monuments... mais aussi les vêtements, les objets.

C'est ainsi que les retables de Saint-Eustache, de la cathédrale Saint-John-the-Divine à New York, de la Grace-Cathedral à San Francisco, la façade de l'église Saint-Antoine à Pise en Italie sont devenus les supports privilégiés d'une propagande au contenu opposé au message d'amour exigeant défendu par l'Église et le pape.

 

Le malentendu

 

L'exposition solennelle à Noël de ce retable de Saint Eustache ainsi que l'exposition Épiphanies à Évry, la Machine à baptiser de Saint-Sulpice, le Miracle des antibiotiques de Notre-Dame-des-Gardes sont aujourd'hui des événements courants présentés dans les médias comme la participation de l'Église à l'art et à la modernité. La présentation de ces œuvres dans un cadre chrétien repose néanmoins sur une série de malentendus qui ont leur origine dans l'histoire récente.

L'Église de France a été absente du monde artistique de la fin des années 50 à la fin des années 80. À quelques exceptions près, depuis la mort du Père Couturier à la construction de la cathédrale d'Évry, elle est partagée entre l'indifférence et l'iconoclasme. Quand l'Église reprend l'initiative à la fin des années 1980, sollicitée et poussée par le ministère de la Culture qui la dirige et l'oriente dans cette démarche, elle prend comme référence les écrits et l'action du Père Marie-Alain Couturier qui deviendra ainsi, avec 30 ans de retard, le maître à penser d'un art sacré totalement décalé . Ce décalage faussera la réponse des autorités ecclésiastiques aux commandes d'art sacré proposées par le ministère de la Culture. Le clergé responsable n'a pas mesuré les changements intervenus dans l'intervalle et n'a pas tiré les conséquences philosophiques et théologiques du " schisme " que l'art a connu au tournant des années 60.

 

Un schisme dans l'art : l'art conceptuel contre les arts plastiques

 

À partir de 1960 le monde de l'art connaît une rupture radicale. Deux conceptions de l'art vont s'opposer : 1/ une démarche artistique, classique, fondée sur des critères esthétiques, le travail de la main, l'expression de la sensibilité, la mise à jour de l'âme humaine, d'une pensée, d'une vision symbolique permettant d'explorer l'invisible. L'œuvre peut être évaluée sur le fond et la forme, selon des critères matériels, esthétiques et spirituels. 2/ Une démarche conceptuelle dans la suite de Marcel Duchamp fondée sur le principe : " Il n'y a pas d'art sans rupture, un art sans rupture n'est qu'un artisanat. " Selon ses préceptes, tout métier, toute technique est méprisable. La raison d'être de l'art, c'est la fonction critique, le pouvoir de dérision. Les ressorts de cette pratique sont la provocation, la déstabilisation, la manipulation, la subversion, ils permettront de réaliser l'utopie de la révolution permanente sinon dans la réalité, du moins dans les esprits. L'art " traditionnel ", devient alors l'image repoussoir d'un ordre et d'une harmonie, il doit être subverti ou éliminé par tout les moyens car il représente le mal en soi, le pouvoir " bourgeois " ou, depuis les années 80 " fasciste ".

Les œuvres ne peuvent faire l'objet d'aucune critique, elles représentent un absolu en soi. Il est probable que le succès de cette forme de création parmi les artistes tient au fait qu'ils échappent ainsi à une évaluation, toujours éprouvante. Le public n'est pas autorisé à juger mais à participer de façon " interactive ", à s'impliquer. Le critique d'art ne peut, quant à lui, qu'interpréter et décrire. Personne n'a le droit de mettre en cause l'art conceptuel, sous peine de se voir exclu de la " modernité ". C'est un " art " véritablement totalitaire.

À partir des années 1960, " l'art conceptuel " est proclamé seul art contemporain, rejetant dans les poubelles de l'Histoire tous les artistes continuant leur chemin solitaire dans ce que j'appellerais la modernité naturelle, c'est-à-dire la suite de la peinture de tous les temps.

 

Modernité idéologique contre modernités naturelles

 

À partir de ce moment-là, la peinture, la sculpture, la gravure, les arts de la main, continueront à se développer dans l'ombre et la réprobation, sans rupture, chaque artiste donnant son fruit, jamais le même. Ces artistes ont continué à recevoir et à transmettre. Ils ont continué à exprimer avec leurs mains et par tous les moyens picturaux leur vision du monde d'aujourd'hui, leur vie intérieure, la part de subjectivité qui rend leur œuvre unique. Dans cette forme d'art, il est difficile de tricher : on est jugé... mais on peut aussi avoir confiance dans la qualité de l'œuvre qui s'imposera tôt ou tard. Comme en toutes choses, les bons sont plus rares que les médiocres.

Quand on fera dans quelques années l'histoire de cette période, on s'apercevra qu'en marge des mouvements (par exemple : Nouveaux Réalistes, Support Surfaces, Nouvelle Figuration, etc.), auxquels beaucoup d'artistes se sont efforcés d'appartenir pour être vus et répertoriés, d'autres ont accompli des œuvres solitaires... Leur vision singulière du monde ne manquera pas d'intéresser. Balthus est loin d'être le seul à correspondre à cette persistance de la peinture !

Pendant ces quarante ans, l'identité même des peintres, des sculpteurs à été totalement remise en cause, ces mots sont devenus infamants, remplacés par ceux de " plasticiens ", " installateurs ", " vidéastes ", etc. Les verbes : peindre, créer, ont étés bannis pour devenir " faire une recherche ", " une performance ", " un projet ", " élaborer un concept "... L'artiste n'a plus une " vocation " mais une " démarche critique ".

Pour ceux qui avaient, inscrite en eux, cette mystérieuse nécessité de peindre a commencé une traversée du désert, une solitude immense, une angoisse... Ils ont été jetés hors de leur temps car ils n'allaient pas dans le sens de l'Histoire. C'était le grand péché marxiste, le seul. Si en URSS, en Chine, à Cuba, les artistes ont connu des persécutions pour insoumission, en Occident ils étaient condamnés à une mort symbolique. Un sentiment de culpabilité a commencé à peser lourdement sur tout le milieu des artistes, des amateurs et des intellectuels. Chacun se regardait dans la glace, chaque matin, en se posant la question : " Suis-je bien dans la "modernité"? "

Pendant ces quarante ans, un certain nombre d'artistes se sont retirés et ont créé leur œuvre quasiment en secret. D'autres ont employé tout ce qu'ils ont pu trouver comme subterfuges, rideaux de fumée, leurres, discours conceptuels, brouillage des pistes en tout genre pour cacher une œuvre authentiquement picturale aux yeux des censeurs. D'autres encore ont connu, sous l'emprise de l'angoisse, un sorte de schizophrénie et d'éclatement intérieur, essayant, pour échapper à la marginalisation et à la réprobation, d'appliquer les deux codes contraires à la fois, la rupture pour la rupture et leur propre voie, avec un sentiment d'impuissance. Sans parler de ceux qui ont sombré dans la dépression, la folie et le suicide, et qui sont hélas nombreux. L'histoire de ce courant de la modernité naturelle reste encore à faire...

Il a fallu plusieurs dizaines d'années à ces peintres accablés par cette culpabilité sournoise, diffuse et pas toujours consciente, pour percevoir le " schisme ", pour comprendre l'origine philosophique de la confusion et le système aliénant qui pesait sur eux. C'est devenu clair pour la plupart d'entre eux à partir des années 1990. Une fois découvert ce leurre fascinant de " l'avant-garde " néanmoins officielle, figée, protégée et subventionnée, il leur a fallu se justifier, redécouvrir leurs sources, comprendre à nouveau ce qu'est la démarche créatrice... Affrontés à l'idée que l'on ne crée que par rupture, il leur a fallu exprimer par la pensée les processus positifs et si mystérieux liés à la création dont ils faisaient l'expérience tous les jours sans les nommer.

Cette prise de conscience n'a concerné que les artistes eux mêmes. Le public est resté extérieur à cette réalité. La vie artistique des quarante dernières années a été incompréhensible et indéchiffrable... Que l'art officiel soit un art révolutionnaire institutionnel crée un barrage mental qui empêche de voir, de comprendre, de prendre parti dans la vie artistique et intellectuelle française. Le débat n'existe pas publiquement, aucun média convenable n'oserait s'exposer à tomber sous les coups de l'accusation terroriste d'être contre la modernité. S'il est vrai que l'art conceptuel est un art international, il n'en demeure pas moins que sa domination a atteint un paroxysme inégalé en France en raison d'un ministère de la Culture omniprésent dans la vie de la cité.

 

Deux arts, deux lectures

 

Une des conséquences immédiates du schisme a été la fin de la possibilité même de choix dans les méthodes de critique et d'interprétation des œuvres d'art. Or les artistes, le public et même les critiques ont eu du mal à le comprendre et à faire la différence.

La méthode qui avait prévalu jusque là pour évaluer les œuvres se fondait sur des critères d'abord picturaux et esthétiques, la signification était sensée émaner naturellement de la forme accomplie. Le sens était le don de la forme. En ce qui concerne l'art sacré, ce sens était fondé sur la croyance en un rapport analogique entre l'invisible d'ordre transcendant et le monde visible. Toute la symbolique procédait de cet acte de foi.

La méthode de l'art conceptuel est à l'exact opposé. Tout d'abord, le jugement de valeur à porter sur les aspects esthétiques ou formels n'a aucune pertinence dans une démarche qui n'accorde pas d'importance à la main et à l'élaboration technique. L'important pour la nouvelle critique est l'interprétation du message, du concept caché dans l'œuvre par une lecture appropriée. L'invisible n'est pas le transcendant, c'est l'inconscient et le refoulé.

Au départ le discours sur l'art était assez simple mais en quarante ans d'avant-garde conceptuelle, le petit jeu de l'interprétation s'est beaucoup raffiné. De décennie en décennie, elle s'est enrichie des codes freudiens, lacaniens, foucaldiens... et de tant d'autres codes empruntés à la sociologie, la philosophie, la linguistique, la psychanalyse et la théologie. Il faut avoir consacré sa vie à l'étude des bons auteurs contemporains pour décrypter, sans notice explicative fournie, le sens des œuvres mises sur la place publique. C'est un jeu pour initiés... Les détournements, jeux phonétiques brouillages visuels, rébus, jeux de miroir, inversions, translations, etc. ont fait l'objet d'une créativité d'autant plus grande que le travail de la main était refoulé parce qu'interdit.

 

Le nouvel art sacré

 

C'est dans ce contexte qu'il faut situer l'action renouvelée de l'Église de France dans le domaine de l'art à la fin des années 80. L'art a changé de définition philosophique mais les autorités de l'Église ne s'en doutent pas et l'ignorent encore à ce jour. Elles n'ont pas compris la différence radicale qui existe entre l'art des années cinquante où la " modernité " oscillait entre figuration libre et abstraction, et la " modernité " des années 1980 où l'art conceptuel est jugé seul contemporain. Le désarroi qui accompagne la perte des repères n'est pas ressenti. Dans la confusion régnante, ne pouvant plus se raccrocher aux critères esthétiques, liturgiques et théologiques désormais tournés en ridicule, mais ne sachant pas pourquoi, les responsables de l'art sacré se raccrochent à la leçon du Père Couturier.

 

La leçon du Père Couturier

 

On pourrait résumer la théorie de ce théologien en quelques mots. Pour lui, l'œuvre de génie est une forme vicariale du sacré. Il n'y a pas d'art sacré à proprement parler. Tout art véritable est sacré. Aussi ne faut-il pas faire confiance à ceux qui se réclament d'une connaissance des symboles religieux et d'une démarche de la Foi. Il faut passer commande aux artistes novateurs, quels que soient leur rapport au monde et leur idéologie. Le Père Couturier comptait sur les " suppléances spirituelles " qu'offre l'art des " grands ", des " génies " pour remédier à leur ignorance des réalités religieuses.

Marie-Alain Couturier énonçait à la fois une évidence intemporelle : Il n'y a pas d'art sacré sans art tout court, on ne fait pas de l'art avec des bons sentiments... et une autre pensée qui mérite examen : celle de l'art comme expression du " génie ".

Il évoque en cela une idée romantique très répandue depuis un siècle et demi dans les milieux artistiques, issue de Kant, de Nietzsche, d'Hegel et de Schopenhauer, selon laquelle ce qui compte c'est le génie, l'artiste, plutôt que l'œuvre elle même. L'art ne devrait être que l'expression du génie. " Le spectacle de cette force qu'un génie emploie non à des œuvres mais au développement de soi même en tant qu'œuvre "... comme dirait Nietzsche.

La notion de génie évoquée par le dominicain comme critère fondamental pour reconnaître le sacré sème la confusion et brouille les pistes car elle porte à la divinisation de l'artiste et de l'œuvre. Alain Besançon note dans l'Image interdite : " Le divin dans l'œuvre ne provient plus de ce qui est représenté mais de celui qui représente : l'artiste. Comme le sujet de l'œuvre ne renvoie plus à la foi, le divin de l'œuvre qui n'est plus spécifié, n'a pas sa source dans la foi de l'artiste mais dans l'étincelle divine qu'il possède non comme chrétien mais comme artiste . " L'œuvre aussi change de statut : " Dégagé du devoir de s'expliquer avec la nature ou avec le divin, l'image absolue, figurative ou non, mais ne prenant plus en compte sa fonction de représentation, s'isole et se pose en rival du créé. Elle se propose en objet de culte célébré dans le musée où l'on vient consommer mystiquement la chair et le sang de l'artiste médiateur, sauveur, théurge sous les espèces de son œuvre. "

Le père Couturier est mort trop tôt pour percevoir les ultimes conséquences de sa pensée, pour constater combien elle a ruiné à la fois l'art et les artistes. Car si les génies sont essentiels, ils sont aussi exceptionnels. Les artistes n'appartenant pas à cette catégorie rare, pour être vus et même admis, se voient obligés d'adopter les poses et les comportements déroutants du génie. Chacun s'employant à mimer la génialité en étant incompréhensible et déroutant afin de laisser planer le doute. Car détecter le génie n'est pas donné à tout le monde, sans le recul du temps.

 

La querelle de l'art sacré 1948-1954

 

Pour comprendre l'impact de la théorie du Père Couturier, il faut évoquer la querelle sur l'art sacré qu'il a déclenché à son retour d'Amérique en 1948. Le fond de cette polémique est plus complexe que les quelques idées simples qui ont été retenues trente ans plus tard. On oublie en particulier que les positions radicales que le père Couturier a prises pendant les quelques années qui ont précédé sa mort en 1954 sont le reflet d'un drame intérieur. En Amérique, il avait fait la connaissance de nombreux artistes réfugiés ; cette fréquentation avait changé sa façon de voir. Il s'est senti plus que jamais déchiré entre ses deux vocations, d'artiste et de religieux. Il a ressenti comme une contradiction sans remède l'exigence de la " modernité " en art et les exigences intemporelles de l'art liturgique qu'il avait lui même pratiqué dans le cadre des Ateliers d'art sacré animés par Maurice Denis et Desvallières. Avant de devenir un théoricien, il a été un artiste. Il a éprouvé, ce qu'ont ressenti beaucoup d'artistes du XXe siècle, une forte mélancolie, un doute radical sur l'œuvre accomplie, le sentiment d'un échec irrémédiable. La lettre qu'il adresse à Le Corbusier le 28 juillet 1953 est significative de son état d'esprit :

 

Ceux qui ont aux trois quarts raté leur œuvre et leur vie sentent au déclin de leurs jours une certaine lassitude de tout... Quand on ouvre les yeux sur la médiocrité de tout ce qu'on a fait, on peut si l'on n'est pas découragé, gagner à cette clairvoyance une solide tristesse, mais aussi une très profonde et très stable bonté .

 

Dans cette lettre il exprime un pessimisme et une souffrance:

 

L'art naturaliste comme l'art abstrait ne seront jamais religieux. Voilà pourquoi la situation de l'art chrétien dans le monde est si précaire et comme désespéré.

 

Il considère que face à ce qu'il appelle " le déclin de l'Église " et l'apostasie qui sévit dans les milieux artistiques et intellectuels, il n'y a que deux solutions :

 

Pas d'art : Quelle espérance nous reste- t-il donc? Une faible espérance; qu'ici ou là de simples chrétiens s'appliquent à raconter en y mettant tout leur cœur et tous leurs soins les histoires du Bon Dieu et tout ce que leur sens chrétien leur aura appris dans la prière .C'est peut être par des très humbles réussites sans souci exagéré de l'art que l'essentiel, dans des lieux plus ou moins inconnus, sera sauvé.

 

L'art des " génies " : Nous avons toujours pensé et toujours dit que pour la Renaissance de l'art chrétien, l'idéal serait toujours d'avoir des génies qui soient en même temps des saints. Mais dans les circonstances présentes, si de tels hommes n'existent pas, nous pensons en effet que pour provoquer cette renaissance , cette résurrection, il est plus sûr de s'adresser à des génies sans la foi qu'a des croyants sans talent (Lettre à Le Corbusier).

 

Entre 1937 et 1944, les Pères Couturier et Régamey dirigent la revue l'Art Sacré où ils exposent des idées assez radicales... Comme le remarque Alain Besançon,

 

la revue nourrit un vaste rejet iconoclastique de tout l'art occidental depuis la Renaissance [...]. Un sanctuaire roman gratté jusqu'à l'os où pend une reproduction d'icône orientale, dans la lumière d'un vitrail abstrait, orné d'un chemin de croix violemment expressionniste, voilà ce qui correspond au goût clérical de cette génération .

 

Cependant dans la pratique, les deux théologiens ne tranchent pas entre les divers courants qui s'affrontent alors : les Ateliers d'art sacré, une avant-garde " moderne " et une avant-garde " académique ". En revanche, de 1944 à 1954, les Pères Couturier et Régamey vont faire coïncider la théorie et la pratique en choisissant l'art des " génies " et en accusant tous les autres courants artistiques d'être " morts ". Ils mettront en œuvre cette idéologie sur les chantiers d'Assy, de Ronchamp, de Saint-Paul-de-Vence, de Sainte-Marie-de-la-Tourette, d'Audincourt, etc. Dans le même temps, dès octobre 1944, la revue l'Art Sacré publie un fascicule destiné à tous les curés de France, donnant conseils et directives pour épurer les sanctuaires. Ce sera, dans les années suivantes, le thème récurrent de cette publication et des Cahiers de l'Art sacré qui l'accompagnent, véritables dossiers sur les aspects pratiques du réaménagement-déménagement des sanctuaires.

Il est probable que si le Père Couturier n'avait pas été artiste lui-même, jamais il n'aurait mis une telle passion dans son rejet... En ce faisant, il se remettait en cause, condamnait sa propre œuvre d'artiste. En utilisant les concepts " d'art mort " et " d'art vivant ", (termes qui seront repris dans les années 60 par le philosophe communiste Duquesne et plus tard par Jacques Lang et tout le milieu officiel) il va créer une opposition manichéenne, une vision en noir et blanc du monde artistique... Il va être un des premiers à susciter ce climat de terrorisme intellectuel qui sera la caractéristique de la vie intellectuelle et artistique de la deuxième moitié du XXe siècle.

Quand il écrit : " Aujourd'hui les grands courants de l'art vivant sont devenus étrangers à la vie de l'Église, ce qui implique évidement ce dur corollaire que l'art de l'Église n'est plus un art vivant ", il va avec ce syllogisme radical et ravageur, dû à sa propre dépression d'artiste (n'avait-il pas été lui même un peintre néo-académique ?), rejeter dans les ténèbres extérieures, pour un demi-siècle, tous les artistes ayant la foi. Pour lui, foi et " modernité " s'excluaient... Il se crût obligé de choisir. À partir de ce moment, le Père Couturier se donne pour mission prioritaire d'être " à l'écoute des artistes "vivants"... afin d'accompagner le cheminement de la conscience moderne ".

Il est probable que si le Père Couturier avait simplement fait ses choix artistiques, plutôt réussis, sans asséner de surcroît dans la revue l'Art sacré une idéologie systématique, il n'y aurait pas eu, après sa mort et la mise à l'écart du Père Régamey, un tel rejet de ses théories. Ce rejet est une des causes de l'absence dommageable de l'Église dans le domaine de l'art pendant trente ans. Ainsi après avoir favorisé de grands artistes dans la commande d'art sacré, l'Église va opter, à quelques exceptions près, pour la deuxième alternative envisagée par le père Couturier, c'est-à-dire " pas d'art ".

De sa pensée, les disciples du dominicain ont retenu aujourd'hui trois idées utiles pour l'action : 1/ il faut prendre des artistes de " génie " (si on ne sait pas les détecter, faire confiance à la reconnaissance officielle) ; 2/ ces artistes doivent correspondre à la " modernité " (les génies sont forcément modernes) ; 3/ il faut se méfier des artistes qui ont la foi (car foi et modernité sont incompatibles).

La leçon, avec retard, est appliquée à la lettre mais, à l'inverse du Père Couturier, les autorités ecclésiastiques des années 80 ne connaissent pas personnellement les milieux de l'art. Pour se rassurer sur leurs choix, ils accepteront sans examen les œuvres proposées et financées par le ministère de la Culture. Ce qui prête à sourire c'est que les premiers artistes qui vont réaliser les grands chantiers de l'art sacré au cours des années 80 et 90 seront les artistes de Support Surfaces, issus des groupuscules anarchisants de Mai 68 . Leur démarche conceptuelle étant indéchiffrable par les autorités religieuses, on a pris les conceptuels pour des artistes abstraits et vu la création des années fin de siècle à travers les lunettes du Père Couturier et le débat artistique des années 50, la grande opposition qui n'a plus de sens aujourd'hui entre abstraits et figuratifs. La référence au Père Couturier bloque ainsi toute réflexion propre sur la question de l'art sacré et sur la réalité de l'art d'aujourd'hui.

 

Le nouvel art sacré ou l'art de l'apostasie

 

Depuis deux siècles, l'homme occidental fait l'expérience de l'apostasie. À l'origine très répandue chez les esprits forts, les intellectuels et les artistes, elle devient la banalité même à la fin du XXe siècle. Transformation immatérielle, elle se produit au for intérieur, dans le cœur de l'homme... Elle est néanmoins le ressort essentiel de l'histoire contemporaine.

Hegel disait de façon prophétique que l'épuisement de la foi chrétienne entraînerait la fin de l'art car la disparition de l'image de Dieu produirait un dérèglement complet de l'art. Vers les années 80, le monde intellectuel et artistique prend conscience de " la mort de Dieu ", comme une réalité vécue par la conscience, comme un fait social général. Certains artistes constatent que la pratique de l'art n'est pas la même chez celui qui a la foi et chez celui qui ne l'a pas. Lorsque le Père Couturier disait qu'avoir la foi ou non pour un artiste réalisant une commande d'art sacré n'avait aucune importance, que l'essentiel était que l'artiste soit génial et bon, c'était une démarche qui pouvait encore se comprendre dans les années 50, avant le règne du conceptualisme. Avant le " schisme ", un artiste qui n'avait pas la foi restait un artiste, il baignait encore dans un climat où le sacré n'avait pas disparu, où le travail du peintre, le lien profond avec le monde visible, considéré comme beau, portait à une expérience de l'invisible qui n'excluait pas le divin. Quand on demandait à Matisse s'il avait la foi, il répondait : " Quand je peins, j'ai la foi. " De fait, dans ce contexte, un artiste même incroyant pouvait encore produire naturellement un art sacré.

Ce qui était encore possible alors ne l'est plus maintenant. Aujourd'hui le schisme est consommé. Un art qui admet un invisible transcendant et qui l'exprime par les moyens de la beauté n'est pas le même que celui qui ne l'admet pas et dont le but est de montrer que nulle transcendance n'existe. Cela se voit avec les yeux. L'art conceptuel est un manifeste d'ordre métaphysique puisqu'il nie toute dimension surnaturelle. Le ready made exprime une sorte de sacré inversé.

Il existe une analogie troublante entre les paroles du prêtre lors de la transsubstantiation : " Ceci est mon corps, ceci est mon sang ", et le geste de Marcel Duchamp désignant un objet quelconque, tel le fameux porte bouteille du BHV, en disant : " Ceci est une œuvre d'art. " Cette similitude, connue des artistes pratiquant l'art conceptuel, n'est pas étrangère à son introduction dans les sanctuaires. Ainsi, quotidiennement, des milliers d'artistes conceptuels, " consacrent " des objets qui sont ensuite proposés à l'adoration des foules dans ces lieux officiels que sont les musées, et plus récemment les monuments du patrimoine et les églises, en lieu et place du culte. C'est un nouveau sacré qui exige la foi et agit par l'effroi, la sidération, la puissance de l'immanence.

 

L'art fondé sur la rupture peut il produire un nouvel art sacré ? N'est -il pas plutôt une forme subtile du totalitarisme ?

Un nouvel art sacré ne surgira-t-il pas plutôt de la branche de l'art qui continue son chemin dans le temps selon la voie naturelle ? Ne surgira-t-il pas d'une redécouverte dans les profondeurs de la psyché, de ce lien vivant entre la créature et son Créateur, d'une prise de conscience du mystère de l'Incarnation et de toutes ses conséquences pour l'humanité ? L'expérience de cinq mille ans d'histoire de l'art ne nous dit-il pas que là est la grande source de l'art ?

Dés ses débuts, l'Église en Occident a donné à l'art sacré un statut ouvert. De Grégoire le Grand à Vatican II, l'Église n'a imposé aucun style, aucun carcan formel à l'art sacré. Ceci a permis aux artistes de chaque génération d'exprimer à la fois leur temps et une part de subjectivité, tout en exprimant les réalités de la foi qui elles seules sont sous le contrôle de l'Église. Chacun son domaine. N'est-ce pas là la source de toutes les modernités ? En Occident, jamais l'art sacré n'a été un art totalitaire, pourquoi le deviendrait-il aujourd'hui ?

Marcel Duchamp qui souligne lui même " l'antinomie fondamentale qui existe entre l'art et le ready made " a créé une œuvre prémonitoire : le ready made " réciproque ", qui consistait à faire fonctionner le principe dans les deux sens. Ainsi proposait-il de " se servir d'un Rembrandt comme planche à repasser ". Il rendait ainsi explicite la finalité du ready made : rendre sacré ce qui est trivial et trivial ce qui est sacré. C'est ainsi que fonctionne le triptyque de Saint-Eustache.

 

A. DE K.