2001 : POUR LA PREMIERE FOIS dans l'histoire de l'art et de la liturgie un ready made prend place dans une église, sur les lieux mêmes du culte, se mêlant à celui-ci.

Sous couvert de l'animation culturelle régionale, cinq lieux ont été investis en Anjou par l'art contemporain dont l'église de Saint-Georges-des-Gardes (Maine-et-Loire), haut lieu de l'histoire vendéenne et pèlerinage très fréquenté. Le programme est financé par le ministère de la Culture et les collectivités locales. Le " plasticien " Loriot Mellia " intervient " dans la chapelle Saint-Xiste. L'" installateur " place, près de la très belle châsse en verre du reliquaire du saint guérisseur, une autre " châsse " contenant des déchets de fioles pharmaceutiques. Il projette également, dans le haut de l'ogive aveugle, l'image d'une bouteille reconstituée. L'œuvre a pour nom Le Miracle des antibiotiques.

Si beaucoup d'œuvres sacrées ont quitté les églises pour finir dans les musées, l'œuvre de Loriot Mellia est le premier ready made à avoir quitté le musée pour pénétrer dans une enceinte sacrée. Cet événement marque une étape significative dans l'histoire de l'art contemporain. Consacré œuvre d'art par le musée, le ready made introduit dans une église ratifie ouvertement le processus de sacralisation de l'art contemporain, jusque là plutôt discret.

Certes, la manœuvre ne s'est pas faite sans résistance. Une installation de ce genre a été évitée de justesse dans le cadre des festivités de l'an 2000. À Issoire, une " intervention " de François Bouillon, artiste officiel renommé, devait avoir lieu le vendredi saint à 15 heures, autour de la célèbre basilique romane Saint-Austremoine. Remarqué lors de l'exposition d'art sacré Les Formes de l'Invisible, organisée en 1996 par la Mairie de Paris et l'archevêché de Paris via l'association Art, Culture et Foi en 1996, l'artiste voulait poser un étron doré sur chaque pointe de l'ombre portée de l'édifice pour marquer l'événement dont on célébrait le deuxième millénaire. Cette œuvre annoncée de François Bouillon pour célébrer le nouveau millénaire, fit l'objet d'une présentation durant l'été 1998 dans le catalogue de l'exposition Être Tas sur le thème de l'étron qui avait alors lieu à Issoire. Ce projet " culturel " était soutenu par le ministère de la Culture, la région, le département, la municipalité et une association de soutien à l'art contemporain. Il a échoué en raison de pressions discrètes d'élus alertés par un public désapprobateur.

 

Pas vu, pas pris : la canonisation de Marcel Duchamp

Une autre tentative de ready made dans un lieu de culte a eu lieu plus récemment et nous en avons parlé : l'exposition Épiphanies à la cathédrale d'Évry . Celle-ci se tenait dans le Centre d'art, espace muséal encastré dans le sanctuaire mais néanmoins séparé du culte par une cloison. Les salles d'exposition surplombent l'autel de la cathédrale sur plusieurs étages, disposition tout à fait extraordinaire et symboliquement troublante. Cette exposition prévue elle aussi dans le cadre des célébrations du millénaire, proposait douze installations sur le thème apparemment chrétien de " l'Épiphanie " mais revisité par l'art contemporain. L'Église donne par la force des choses son identité au lieu et à l'événement, mais l'exposition faisait apparaître une tout autre conception du sacré que la visite des Mages rapportée par l'Évangile de Matthieu. Le catalogue en effet ne laisse planer aucun doute sur l'ambiguïté de la démarche et le procédé de détournement qui est le principe du ready made duchampien. La stratégie est avouée à la fin par le concepteur de l'exposition qui écrit sur le mur le code d'accès à la compréhension de l'œuvre des douze artistes rassemblés par lui : " Pas vu, pas pris. " Cette formule résume le message délivré : " Nous ne voyons pas le sacré chrétien et nous ne le prenons pas, vous ne voyez pas notre démarche et ne la condamnez pas. " Officiellement donc, démarche artistique et démarche spirituelle sont distinctes.

En revanche, le ready made des Antibiotiques dans la chapelle du saint guérisseur de Notre-Dame-de-Gardes constitue un fait nouveau dans l'histoire de l'art sacré. Pas de commande publique d'art sacré mais le prétexte bon enfant d'une " animation estivale ", sous l'alibi de la culture généreusement dispensée dans les régions. L'Association paroissiale des Gardes, submergée par le concert de décisions officielles tombées d'en haut, a tenté vainement d'intervenir ; elle n'a obtenu qu'une seule atténuation : la suppression du titre de l'œuvre Le Miracle des antibiotiques, jugé trop ambigu. " Pas vu pas pris ", le nouvel art pénètre par effraction et par surprise dans les églises.

L'objectif de l'œuvre est clairement exprimé par l'artiste et les institutions officielles qui le soutiennent. Celle-ci est destinée à provoquer la stupéfaction, à déstabiliser le spectateur, le passant et le fidèle, à induire le doute. Le procédé de la dérision, fondement de l'" art conceptuel ", vise à anéantir toute objection, tout raisonnement différent. C'est ce qu'on appelle au ministère de la Culture un " art citoyen ": art utile et fonctionnel qui " libère, éveille la conscience et stimule l'esprit critique ".Une intention généreuse et propice aux subventions publiques.

Personne, ni rue de Valois ni ailleurs, ne semble s'interroger sur le fait que " la fonction critique " de l'artiste est intégrée aux institutions de l'État, financée et contrôlée par lui... La différence avec l'art officiel des systèmes politiques totalitaires du XXe siècle, c'est que notre art officiel a fait de la " fonction critique ", non pas de la propagande, mais la seule finalité et le seul critère de l'art. Dans cette conception, le doute est présenté comme la libération suprême alors qu'en réalité, en détruisant par la dérision toute conviction chez la personne, il la désarme, lui enlève toute virulence et autonomie. Cet " art " est le vecteur d'un totalitarisme en creux...

 

Ce qui est sacré n'est pas critiquable

Selon le dogme duchampien, référence de l'art officiel, l'art conceptuel a pour fonction essentielle la critique du monde. Cet " art " n'obéit à aucune règle esthétique, il est en réalité un " non-art ", ce qui rend sa forme paradoxalement incriticable. Comme il est absurde de critiquer la critique, l'œuvre est également incriticable sur le fond. Ainsi l'œuvre conceptuelle échappe si totalement à toute remise en cause qu'elle devient une forme d'absolu, de sacré, accessible seulement à la foi.

Autre aspect du dogme duchampien : celui qui regarde une œuvre conceptuelle ne doit y voir que ce qui est visible. L'objet d'art conceptuel ne renvoie à aucune transcendance, à rien d'autre qu'à lui même et en cela il est une forme d'absolu indépassable. C'est la définition de l'idole.

D'ailleurs dans l'histoire des quarante ans de conceptualisme duchampien que nous venons de vivre et qui n'est pas encore close, on observera que si les œuvres ne varient pas et obéissent toujours au principe du ready made, le discours qui les accompagne n'a cessé de se métamorphoser au cours des années. Du manifeste politique révolutionnaire, on est passé à l'exégèse para-théologique lorsque dans les années quatre-vingt-dix, le système soviétique a donné des signes d'essoufflement. Prévoyants, les intellectuels ont préféré modifier leurs discours pour assurer la survie de leurs oeuvres. On a découvert le sacré, aubaine pour garantir la permanence de l'art contemporain.

Osons tout de même critiquer le Miracle des antibiotiques.

 

Essai critique du Miracle des antibiotiques

Sur la forme, la critique de la forme n'a guère de sens lorsqu'il s'agit d'art conceptuel.

Sur le fond, plusieurs points.

1/ L'introduction d'une œuvre conceptuelle dans une église désacralise instantanément le sanctuaire ; elle convertit le lieu en forum, en lieu de discussion, de controverse et d'animation. Depuis quand le spirituel quémande-t-il sa justification auprès du pouvoir temporel ?

2/ Cette œuvre a toutes les caractéristiques du blasphème puisque son intention est de tourner le surnaturel et le sacré chrétien en dérision. Ceux qui viennent implorer une guérison, accomplir une dévotion, sont moqués par les fioles brisées et l'évocation des antibiotiques qui pratiquent le miracle avec infiniment plus d'efficacité.

3/ Est-ce une attitude très " citoyenne " que de ne pas respecter la foi, l'identité et la liberté religieuse des fidèles ? N'est-ce pas un Droit de l'homme reconnu ? Une liberté inaliénable ? Dans ce lieu consacré au culte, l'œuvre conceptuelle, Le Miracle des antibiotiques, remplit sa " fonction critique ". Elle opère un détournement du lieu, une déstabilisation et finalement une dérision. Cette œuvre tire sa légitimité et son efficacité du financement et de l'autorité de l'État. Sans la puissance publique, cette " intervention " ne serait pas vue comme une œuvre d'art mais comme un acte de vandalisme ou une plaisanterie de potaches. Cet acte tomberait normalement sous le coup de la loi si l'État ne lui conférait pas le statut d'œuvre d'art. L'art contemporain serait-il au dessus des lois ?

 

Quand les victimes deviennent les bourreaux

Hypothèse : qu'adviendrait-il si une association où une personne privée prenait l'initiative de faire cette critique ? Immédiatement celle-ci passerait du statut de critique d'art à celui de censeur. Les censeurs dans la mythologie contemporaine font peser une menace grave sur la société ; ils sont forcément " d'extrême droite ". Aucun journaliste ne peut assumer une telle étiquette sans être marginalisé. L'art contemporain n'est pas critiquable, c'est pourquoi le critique d'art est aujourd'hui un thuriféraire, sinon... c'est un horrible censeur.

Cette lutte contre la " censure " est de plus en plus organisée. La revue Beaux Arts (juin 2001) et nombre d'artistes officiels, voyant monter la réprobation populaire, fourbissent leurs armes. En effet, le public ne pouvant avoir recours à la presse (le débat est inexistant), réagit par l'intermédiaire d'associations qui se tournent, non vers les médias, mais vers les tribunaux pour faire entendre leur voix. Elles entament désormais directement des procédures judiciaires pour condamner ce qu'elles perçoivent comme des exactions et non comme des œuvres d'art. Pour se protéger de ces procès de plus en plus fréquents, un collectif d'artistes soutenu par Beaux Arts et d'autres revues, réclame que soit votée une loi prévoyant un statut juridique d'exemption pour l'œuvre d'art et l'artiste. Elle devrait prévenir les conséquences naturelles de rejet que suscitent ces œuvres dont le principe même est la provocation et la déstabilisation. La pétition demande l'institution dans le code pénal d'un " délit d'atteinte à la vie artistique " qui autoriserait de saisir en référé pour constater la censure infligée aux œuvres exposées, lancer des poursuites et infliger des pénalités financières dissuasives. Dans le cas d'œuvres subventionnées, les pétitionnaires demandent que " l'État se porte solidaire des procédures engagées et prenne à sa charge les frais d'avocat et de justice. "

On notera que par cette démarche et selon l'art officiel, l'art et l'artiste sont élevés au-dessus des normes qui s'appliquent au commun des mortels : ils sont " sacrés " et " tabous ".

 

Le clergé au secours de l'art officiel

La sacralisation de " l'art contemporain " va de pair avec la désacralisation des sanctuaires qu'il investit. En y collaborant, l'Église en fait les frais. Pour quelles raisons ? Les autorités religieuses ignorent de ce qui se passe dans le monde de l'art, ses débats, ses enjeux, son langage et ses méthodes ; elles ignorent que la vie artistique est beaucoup plus agitée par des idées que par l'esthétique et la sensibilité. Elles confondent encore art abstrait et art conceptuel. Faute de mesurer les enjeux spirituels de l'action culturelle, le clergé ne voit plus dans ses rapports avec l'État que les avantages temporels : la restauration et la décoration de ses églises, sa participation active à la vie intellectuelle et artistique. Dans cet esprit, comment refuser des œuvres encensées par les médias, garanties par tant d'officiels, du ministère à la municipalité en passant par tous les échelons de la hiérarchie républicaine ?

Il est difficile pour ces ecclésiastiques, habitués à une certaine indifférence de la part de la République, de résister à l'entreprise de séduction engagée à leur endroit par le ministère de la Culture pour introduire des œuvres contemporaines dans le patrimoine religieux ; honorés et flattés, ils se croient enfin pris au sérieux et respectés. L'État, grâce à cette collaboration, sacralise ses choix artistiques rejetés par le public et leur donne une plus forte légitimité. Les dignitaires de l'Église se sentent reconnus par l'État, collaborent à son pouvoir, jouent un rôle social et se procurent une image flatteuse de modernité et d'avant-gardisme.

Si tout le monde y trouve son compte, les victimes ne manquent pas — et je ne parle pas du public. Les artistes non officiels donc non conceptuels subissent un grand dommage car ils n'ont pas accès à la commande publique, ils n'ont pas l'appui des mécènes privés et doivent affronter les critiques qui s'alignent sur les choix officiels. Et le personnel de l'Église qui emboîte le pas... Cette défaillance repousse les artistes dissidents dans la plus complète illégitimité.

Aux questions des fidèles perplexes, le clergé répond invariablement : " Nous ne sommes pas des spécialistes, " " il n'y a rien d'autre " (affirmation dont personne ne peut apporter la preuve par ignorance des milieux artistiques), ou bien encore : " L'Église ne fera pas l'économie de la modernité. "

De façon générale l'Église de France est assez inconsciente des enjeux et abandonne sans complexe ce domaine à des cercles chrétiens très restreints qui déploient une activité intense et incontrôlée dans le domaine de l'art sacré, se considérant comme des " spécialistes ". Ces cercles élaborent un discours à prétention théologique qui justifie un grand nombre d'œuvres au contenu plus que douteux. Ces " spécialistes " ont profité d'un climat général perceptible dans le milieu artistique au tournant des années 1980, où le sacré a suscité un réel intérêt. En fait le milieu intellectuel de ces années-là perçoit, avec un peu d'avance, la ruine et la fin prochaine de l'idéologie marxiste et de son pouvoir ; il s'interroge profondément sur la fin de l'Histoire, la mort de l'art et la mort de Dieu.

Heureux de cet attrait nouveau pour le sacré, le clergé n'a pas saisi la nature profonde de cet engouement, pas toujours dirigé vers un sacré transcendant et divin, ni même vers un sacré immanent surgi des puissances naturelles... mais plutôt vers un sacré lié à l'absolu terrifiant de la mort, de l'absurdité du monde, de la prise de conscience d'un mal irrémédiable que les utopies ont échoué à réparer, sans parler de la fascination du sacré inversé, démoniaque.

C'est ainsi qu'à la fin des années quatre-vingt, certains milieux d'Église vont vouloir récupérer cette attirance pour le sacré dans l'espoir de le convertir. L'histoire de l'Occident montre comment le christianisme à réussi à assumer et à intégrer le sacré païen, pourquoi ne serait-ce pas possible aujourd'hui ? Mais faute de mesurer l'impossibilité de sacraliser ce numineux de l'art contemporain, ces intellectuels chrétiens ont adopté un discours minimum commun sur le sacré. C'est ainsi qu'est née une collaboration de fait avec les artistes officiels dans le cadre de la commande publique.

Pendant une quinzaine d'années la formule a pu fonctionner, sans trop de réactions désapprobatrices, grâce à une supercherie : faire passer des œuvres conceptuelles pour des œuvres abstraites. Celles-ci ont pu ainsi pénétrer massivement dans les églises à partir de 1983 par le biais de la commande publique sous le pavillon " art abstrait " alors que la marchandise était en réalité de " l'art conceptuel ". Certains chrétiens qui connaissent le subterfuge laissent faire, pensant que l'hermétisme de l'art contemporain rend cet " art " indéchiffrable et inoffensif... Aujourd'hui un pas vient d'être franchi avec le Miracle des Antibiotiques : introduit dans une église, un ready made porte un message qui parasite clairement le sanctuaire d'accueil.

La nature de ces œuvres jusqu'ici cachée apparaît au grand jour. Le débat devient urgent.

 

A. DE K.

 

 

 

 

 

Encadré :

 

READY MADE : L'ART SACRE REVISITE A SAINT-SULPICE

Baptême (une affaire liquide)

Installation de Faust Cardinali en la chapelle du baptistère de l'église Saint-Sulpice (Paris)

 

Si le premier ready made (Le Miracle des antibiotiques) à entrer dans un lieu de culte s'est introduit par effraction, le second y a pénétré officiellement, muni de tous les sacrements. La Mairie de Paris, la mairie du VIe arrondissement, les autorités ecclésiastiques et quelques sponsors ont contribué de concert à cet événement d'" art sacré contemporain ". Du 28 septembre au 18 octobre 2001, le baptistère de Saint-Sulpice à Paris était investi par une œuvre conceptuelle nommée Baptême (une affaire liquide), du " plasticien " Faust Cardinali : au sommet d'un échafaudage, un récipient percé laisse ruisseler un liquide non identifié dans un bac.

Pour la modique somme de 15000 F, l'artiste proposait de transformer votre certificat de baptême en œuvre d'art. Le geste consistait à recouvrir l'agrandissement du document de coulures de vinyle stratifiées, symbolisant tout à la fois les eaux du baptême et le sperme divin. Cardinali était présent sur les lieux pendant la durée de la performance et expliquait son œuvre.

Le thème essentiel de l'œuvre de Cardinali étant " la liquidité ", il a paru " pertinent " à l'artiste d'occuper les lieux mêmes de son baptême et de " revisiter " ce sacrement marqué par l'eau. Le critique Stephen Wright présente l'artiste en évoquant " le liquide irrésistiblement spermatique qui constitue son matériau de prédilection depuis les années 1990 ". Il ajoute : " Intégrant tous les aspects paradoxaux de sa sensibilité créatrice, Cardinali transforme le baptistère baroque de Saint-Sulpice en salle des machines où sera édifié l'échafaudage de toute une machinerie loufoque et auto-célébrative qui, le temps de l'installation, délivrera des certificats de baptême. "

La plupart des paroissiens n'ont vu en passant qu'un échafaudage, fait malheureusement habituel à Saint-Sulpice depuis plusieurs décennies. Peu d'entre eux ont saisi " l'œuvre d'art " qui se présentaient à leurs yeux. Il est vrai qu'ils ne savent pas que l'art conceptuel ne s'adresse pas à la sensibilité et n'est pas d'ordre esthétique. Ils ne savent pas non plus que cette œuvre s'adresse à l'intellect et délivre une pensée, au delà de la provocation et de la dérision que pourrait constituer, pour les chrétiens, l'exposition dans leur baptistère d'une machine à baptiser. Ils ne savent pas enfin que l'essentiel de cette œuvre consiste à détourner le lieu ou l'objet de son usage normal. C'est le principe du ready-made. L'œuvre n'est pas ce qu'ils voient et les déroute, l'œuvre c'est le détournement.

Pour en savoir plus ils auraient dû s'intéresser au petit jeu auquel ils étaient conviés: celui de l'analyse iconographique où il faut décrypter ce qui est montré ostensiblement et caché subtilement. Stephen Wright invite le visiteur à cette démarche : " Les multiples couches de sens que comporte l'œuvre suggèrent que l'intérêt se situe ailleurs... " Il ajoute pour être plus clair : " En effet ne pose-t-elle pas la question de ce qu'est le baptême ? "

Sont d'abord mis en avant les sens les plus généraux et vagues, un peu poétiques visant à séduire plus qu'à choquer... Ainsi l'artiste nous explique que le jet vinylique dégringolant des hauteurs de l'échafaudage est l'image du sperme créateur de Dieu. La métaphore est poétique mais évoque les dieux du paganisme antique en lieu et place du Dieu de l'Ancien Testament, créateur du monde ex nihilo. Mais qui, en contemplant cet échafaudage, pouvait y voir le symbole d'un dogme ontologique ?

La polysémie de l'œuvre, annoncée par Wright, nous réservait des significations plus troublantes. Relevons seulement dans les notes accompagnant son texte, réservées à un cercle d'amateurs éclairés, la mention du " sperme froid de Satan dont parlent les sorcières " que Freud cite dans sa correspondance. Si l'on rapproche cette note de ce que nous voyons : " un liquide vinylique froid dans un bac en fer blanc tomber de quatre mètres de haut sur un certificat de baptême pour le recouvrir de sécrétions et l'occulter entièrement ", on peut mieux comprendre que " l'œuvre " n'est peut-être pas seulement une rigolote machine à baptiser.

 

A. de K.

 

 

 

Encadré :

 

MARCEL DUCHAMPS RACONTE LES READYMADES

 

" En 1913 j'eus l'heureuse idée de fixer une roue de bicyclette sur un tabouret de cuisine et de la regarder tourner. [...] À New-York en 1915 j'achetai dans une quincaillerie une pelle à neige sur laquelle j'écrivis : "En prévision du bras cassé" (In advance of the broken arm).

C'est vers cette époque que le mot readymade me vint à l'esprit pour désigner cette forme de manifestation.

Il est un point que je veux établir très clairement, c'est que le choix de ces readymades ne me fut jamais dicté par quelque délectation esthétique. Ce choix était fondé sur une réaction d'indifférence visuelle, assortie au même moment à une absence totale de bon ou mauvais goût... en fait une anesthésie complète.

Une caractéristique importante : la courte phrase qu'à l'occasion j'inscrivais sur le readymade. Cette phrase, au lieu de décrire l'objet comme l'aurait fait un titre, était destinée à emporter l'esprit du spectateur vers d'autres régions plus verbales. [...] Une autre fois, voulant souligner l'antinomie fondamentale qui existe entre l'art et les readymades, j'imaginai un "readymade réciproque" (Reciprocal readymade) : se servir d'un Rembrandt comme table à repasser !

Très tôt je me rendis compte du danger qu'il pouvait y avoir à resservir sans discrimination cette forme d'expression et je décidai de limiter la production des readymades à un petit nombre chaque année. Je m'avisai à cette époque que, pour le spectateur plus encore que pour l'artiste, l'art est une drogue à accoutumance et je voulais protéger mes readymades contre une contamination de ce genre.

Un autre aspect du readymade est qu'il n'a rien d'unique... La réplique d'un readymade transmet le même message ; en fait presque tous les readymades existant aujourd'hui ne sont pas des originaux au sens reçu du terme. Une dernière remarque pour conclure ce discours d'égomanique : comme les tubes de peinture utilisés par l'artiste sont des produits manufacturés et tout-faits, nous devons conclure que toutes les toiles du monde sont des readymades aidés et des travaux d'assemblage. "

 

MARCEL DUCHAMP, texte écrit à l'occasion d'un colloque en 1961, DDS-Duchamps du signe, Flammarion-Champs, Paris, 1973.

 

 

 

 

 

Encadré II :

 

MARCEL DUCHAMP, MAITRE DE L'ART CONCEPTUEL

 

Né en 1887, Marcel Duchamp est le maître de l'art conceptuel. Il est l'inventeur des ready-mades, " objets usuels ironiquement promus œuvres d'art " (Larousse). En 1913, il écrit : " J'eus l'heureuse idée de fixer une roue de bicyclette sur un tabouret de cuisine et de la regarder tourner. " L'année suivante, dit sa biographie, " saisi d'une subite envie d'œuvre qui ne soit pas d'art, il se rend au rayon quincaillerie du Bazar de l'Hotel de Ville et s'y porte acquéreur d'un porte-bouteille qui devient le premier readymade, exemplaire avant la lettre. " En 1942, Duchamp rejoint New York où il retrouve André Breton. Ensemble, ils organisent l'exposition First Papers of Surrealism à New-York. Pour le vernissage, il tend à travers l'exposition un réseau de fil qui oblige les spectateurs à crapahuter pour accéder aux tableaux. Une douzaine d'enfants ont fait de l'endroit leur terrain de jeu. En cas d'objection, leur réponse est un laisser-passer : " C'est M. Duchamp qui nous a dit qu'on pouvait jouer ici. " Il meurt en 1968.