NOUS DEVONS DES A PRESENT nous en pénétrer : les questions que se posera le pays, à l'échéance d'une dizaine d'années sans doute, ne seront pas même du type : Comment la construction " bruxelloise " de l'Europe s'est-elle si vite délitée ? Pourquoi telle ou telle nation européenne s'est-elle si soudainement révélée réfractaire à se défaire des attributs de sa souveraineté ? Pourquoi l'imposition aux forceps d'une monnaie unique (non pas commune) européenne fut-elle non seulement un crime économique, mais, aussi, une faute morale ? Bref, pourquoi l'Europe centralisée (pas même fédérale) de l'" Organisation de Bruxelles " (Maurice Allais) s'est-elle " brisée sur les réalités du continent " ?

Non : l'interrogation essentielle sera plutôt celle-ci : Pourquoi d'autres grands esprits, des journalistes, des chrétiens, vigilants quand il s'agissait, dans les années soixante, de pourfendre le marxisme se sont-ils à ce point entichés de l'européisme bruxellois, et leurrés sur sa véritable nature qui s'exprimait au travers des traités de Maëstricht et d'Amsterdam ? Pourquoi ont-ils été incapables de ressentir qu'il y avait là non pas une doctrine naturelle, mais une idéologie , c'est-à-dire l'expression de la " logique d'une idée " (H.

Arendt) ?

 

Pacte originel, principe spirituel

La clef de la résolution du problème serait-elle cachée au cœur de cette question : La France est-elle une puissance spirituelle ? Si la réponse à cette question ressort, en dernière instance, d'un acte de foi, ces derniers devront tenir compte d'une réponse affirmative : la géopolitique et le régime chargé de la définir (monarchie royale ou monarchie républicaine) auront pour principale tâche de préserver, dans l'ordre institutionnel, ce qui n'est qu'une donnée naturelle, émanant d'un principe surnaturel.

Le terme " spirituel " recouvre deux acceptions : l'esprit au sens anglais de mind, c'est-à-dire le mental et l'ensemble de ses connotations (techno-sciences, cybernétique, informatique, l'électricité, le virtuel, l'idéel, les idées kantiennes, l'immanence terrestre, etc.) ; l'esprit au sens latin et religieux, le spirit, qui est celui de l'inspiration, des Idées platoniciennes, de la spiritualité transcendante et, tout bonnement, de l'Esprit-Saint, troisième personne de la Trinité.

Le monde contemporain conteste la pertinence de cette seconde acception du mot, et l'a pour ainsi dire oubliée. La notion de puissance spirituelle s'en trouve dès lors complètement dénaturée. Mais elle puise de la sorte une redoutable force : celle de pouvoir projeter les vertus d'anamorphose constitutives de l'esprit mind dans le champ de l'organisation politique. Selon cette conception, aucune idée spiritualiste, aucun baptême, symbolique ou fruit d'une quelconque transcendance, n'a pu présider à la naissance de la France. Pareille conviction s'inscrit naturellement en faux contre celle, portée par Michel Pinton dans son livre Peuples élus (éd. Nouvelle Cité). Dans ce livre, rappelle Édouard Husson, " il est démontré que le fait national et le fait spirituel sont inextricablement liés [...]. On ne comprend rien à la réalité des nations européennes, si on ne comprend pas qu'elles sont fondées sur un pacte originel (ce qu'on appelle le "baptême d'une nation") à l'image de l'alliance passée par Israël dans la Bible avec un Dieu libérateur ".

Du refus de la reconnaissance d'une impatronisation spirituelle à l'origine du fait national découle la difficulté d'accepter la nation quand elle existe, et – à supposer que ladite nation soit aperçue – l'impossibilité de délimiter son pré-carré et son éventuelle extension . À partir de son noyau originel – le pré-carré –, la nation peut se déployer à travers l'Histoire. La mission des métaphysiciens du futur sera de détecter d'abord, d'approfondir ensuite, le lien existant entre l'extension que peut connaître une nation au cours de son histoire et ce que Newman a appelé " développement homogène du dogme " : préservation du type, continuité des principes, puissance d'assimilation, conséquences logiques, anticipation de l'avenir, conservation active du passé, vigueur durable.

On peut suspecter que c'est le non-respect des paramètres devant conduire le développement de l'idée nationale qui la fait succomber à la tentation impériale, à cette différence près que l'accomplissement de cette " tentation ", aujourd'hui, s'est vu confié à une instance étrangère qui règne avec d'autant moins de scrupule qu'elle n'est pas même habitée par le souvenir d'aucun baptême. Face à cet avenir qu'elle ne peut que souhaiter empêcher, l'Église est prise entre deux feux : soit inciter les nations à feindre l'assentiment à cette tentation pour, de l'intérieur, orienter dans le sens qui lui sied une future Europe confédérale, telle une mère suivant à la trace sa fille qui se drogue dans l'espoir de la sauver, soit les encourager à demeurer à l'extérieur, au risque alors de se couper (sans que l'on puisse dire : à jamais) d'une Europe impériale qui, dans sa débâcle, pourrait entraîner ces pays réfractaires.

Nous saisissons maintenant combien l'idéologie sous-jacente à la " construction " européenne découle en droite ligne de cette méconnaissance de l'origine proprement supranaturelle de l'idée de nation. Ainsi a pu prendre corps au sein de cette Europe la domination d'un néolibéralisme monétaire et financier (à distinguer du libéralisme économique) qui ne pouvait que faire son miel de l'abandon de l'étalon-or et de la fin de la convertibilité dollar/or décrétée par Nixon en 1971. De plus en plus nombreux sont les historiens, économistes, politologues, qui décèlent dans ces décisions la source des désordres monétaires et institutionnels planétaires . Mais le libéralisme religieux a aussi sa part dans cette idéologie européenne.

 

L'économie irréelle

Avec cet éclair de génie qui parfois le caractérise, Jacques Dauer, président de l'Académie du gaullisme, et personnage qui n'a pas l'habitude de mettre son gaullisme intégral dans sa poche, s'interrogeait dans le mensuel La Une (n° 65) : Quelle différence y a-t-il entre le matérialisme athée de l'ex-URSS et le matérialisme déiste des États-Unis ? Ainsi mettait-il le doigt sur l'origine du mal libéral. En premier lieu, relevons que le constat est historiquement fondé : " Jefferson (troisième président des États-Unis) (et l'ensemble des Pères fondateurs) rejette la tradition dogmatique et liturgique du christianisme orthodoxe, ni ne juge nécessaire de revenir au message de la Bible . " Leur approche de la religion chrétienne était donc, déjà, très proche du libéral-rationalisme " religieux " d'aujourd'hui. Il semblerait que la devise américaine (" devise " : on voit combien les mots ont de l'humour) ait quelque chose d'à la fois naïf, brutal, grossier, indécent et incongru. Ladite devise devrait en réalité se traduire par : In trust we trust.

" Les Américains, observe René Girard, ne se rendent pas compte qu'ils font preuve d'une grande arrogance dans le monde actuel. [...] Ils se voient encore comme les immigrants pauvres qui tiennent leur revanche sur l'Europe. [...] L'économie libérale aboutit à une concurrence absolument forcenée qui, sur le plan des rapports humains, ne fait que nous montrer le dessous de la donne universelle, c'est-à-dire la haine absolue . " Mais structurellement, c'est bien ce déisme libéral, sorte de religion au rabais et passe-partout, qui s'analyse comme le vecteur d'un néolibéralisme par nature éradiquateur. À rebours de ce qui est souvent imaginé, les confessions religieuses qui se disent les plus soumises à la loi de la transcendance divine ont été les plus allergiques à la loi du marché. Il existe un lien très étroit entre le processus d'abstraction des prétendues valeurs économiques (la financiarisation de cette économie) et l'évolution des croyances occidentales. Raymond Boudon relève que " l'irréligiosité est grande en Suède ; elle augmente lentement. Elle est beaucoup moins marquée en Italie ; elle y augmente aussi, mais à un rythme modéré. [...] On assiste à un processus de rationalisation (Max Weber) : on tend à prendre les notions religieuses au second degré ; à leur conférer une interprétation symbolique ; à leur conférer un sens immanentiste ".

La mentalité dominante actuelle ne peut que répugner – et on comprend combien ce terme de mentalité doit être entendu dans le sens de : goût du mental, du cérébral – à la reconstruction de " l'État républicain [en tant que] puissance d'organisation, énergie sociale traduite en structures juridiques " (Jean-Pierre Chevènement). En revanche, se retrouve-t-elle dans l'idéologie fonctionnaliste qui soutient l'européisme bruxellois, lequel opère sur un plan institutionnel le transfert comparable préalablement effectué par le néo-libéralisme économique ? Chez ce dernier, il y a " transfert du pouvoir des citoyens à des entités privées " (Chomsky), tandis que les clauses du traité d'Amsterdam, ainsi que l'a déclaré le Conseil constitutionnel par sa décision du 31 décembre 1997, " mettent en cause les conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale ".

" Il n'y a aucune possibilité de restauration de la chose publique sans une doctrine " écrivait Maurice Barrès . Or le fonctionnalisme est cette idéologie de l'absence de doctrine ; il ne s'intéresse qu'au contenant, à la forme. Mais cette " forme " institutionnelle est fatalement comme attirée par le contenu, le produit qui lui convient le mieux : l'abstrait appelle l'abstrait, et l'Organisation de Bruxelles (Maurice Allais) son veau d'or : l'économie financière, laquelle est à distinguer de l'économie réelle (Daniel Cohen). C'est donc que la première est une économie irréelle ! Celle-ci, Ignacio Ramonet l'appelle " le système PPII, celui qui stimule toutes les activités (financières, commerciales, culturelles, médiatiques) ayant quatre qualités principales : planétaire, permanente, immédiate et immatérielle. Quatre caractéristiques qui rappellent les quatre principaux attributs de Dieu lui-même ".

 

Fonctionnalisme

Il nous faut donc quelque peu infirmer notre appréciation concernant la prétendue absence de doctrine au fondement du constructivisme européen. Elle existe, mais si exacerbée que le plus souvent nous ne la voyons pas. L'économiste André Gauron l'a exprimée en ces termes :

 

La concurrence (car c'est bien d'elle dont il s'agit) est au Traité de Rome ce que la lumière est à la Bible. Elle est le fer de lance d'un projet politique de déstructuration-réorganisation des sociétés européennes. Quant au Marché unique, il est l'affirmation d'une idéologie. Sa pertinence tient tout entière dans le postulat libéral de la supériorité du marché concurrentiel : il est la meilleure organisation possible. L'Europe est une machine à créer de la concurrence dont on attend le bien-être, le bonheur. [...] Le droit européen prétend organiser l'ensemble des droits entre les gens sur la seule base des rapports marchands. Le droit ne protège plus les individus contre le marché, il les asservit au marché / .

 

D'une formule, Régis Debray résume ce fonctionnalisme : " Avec l'Europe de Bruxelles, on prend les conditions du bonheur pour le contenu du bonheur. Et ces conditions, pour Bruxelles sont les conditions monétaires . "

Nous relevons, là encore, ce permanent parallèle entre les tendances " religieuses " actuelles (transfert du pouvoir normatif des Églises à chacun des fidèles) et ces mêmes tendances lorsqu'elles s'exercent dans la sphère économique. Le droit, lui aussi, est atteint par le mal libéral. Dans un cas, c'est par exemple " la Constitution qui n'est ici, avec l'introduction du quinquennat, pas mieux traitée qu'un règlement de simple police " (François de Lacoste Lareymondie), dans l'autre, c'est " la loi que les ultra-libéraux n'ont de cesse de remplacer par le contrat " (Jean-Pierre Chevènement). Dominique Inchauspé soutient exactement que " le procès à l'anglo-saxonne, c'est beau, mais c'est faux. [...] Les juristes anglo-saxons ne font pas la part, pour reprendre saint Thomas (d'Aquin) entre la morale, qui est l'affaire de tous, et le droit, qui est l'affaire de professionnels . " Nos contemporains devraient remarquer la similitude entre les rôles respectifs assignés à l'État et à l'Église dans l'économie libérale, et dans la " religion libérale ", de noter le rôle minimal qui dans les deux domaines leur est dévolu.

Il n'est pas impossible qu'à l'orée du troisième millénaire, nous assistions à une recomposition du paysage politique en concordance avec une reconfiguration des Églises et des communautés ecclésiales. À l'image de celles apparues aux Pays-Bas en 1888 avec la " Coalition " regroupant catholiques et protestants orthodoxes. Elle était conçue comme une antithèse à l'encontre des libéraux honnis par Abraham Kuypper, ce calviniste fondateur en 1879 du Parti anti-révolutionnaire. Kuypper vilipendait la classe financière libérale qu'il taxait de laxisme moral et religieux, d'égoïsme social et de patriotisme douteux.

Contenant et contenu, superstructure et infrastructure, tout se tient. De la même manière que " le "magister" n'est qu'un intermédiaire entre l'élève et la culture ", les orthodoxies chrétiennes ne se sont jamais offusquées du principe de la cléricature dans la mesure où cette dernière s'évertuait à transmettre et à appliquer la Parole de Dieu, non à s'y substituer. " À la fin du XIXe siècle, dans l'Église réformée, les protestants orthodoxes dominent (et, parmi eux, beaucoup sont plus proches des républicains conservateurs que des anticléricaux) ", fait remarquer l'historien François-Georges Dreyfus .

Il apparaît à peu près certain que la plupart de nos contemporains qui ne nourrissent pas de sentiments critiques à l'encontre de l'actuelle " construction " européenne sont précisément ceux qui assimilent le turbo-capitalisme mondial actuel (Luttwak) à un produit de la philosophie libérale classique. En réalité, cette dernière fait reposer l'ensemble du système libéral sur le respect de l'" ordre spontané ", organisation sociale qui n'est rien d'autre qu'" un ordre mûri par le temps " (Fr. Hayek ). Il est patent que le projet européen amsterdamien relève plus d'une idéologie " constructiviste " que d'une évolution " endogène ", c'est-à-dire respectueuse de la cohérence et des " préjugés nécessaires " (Burke) de la vie sociale. Il est remarquable que ce soient les dépréciations portées par deux grands penseurs juifs vis-à-vis du monde libéral moderne qui peuvent nous aider à identifier le plus finement les tares propres à l'ubris européenne. Jürgen Habermas se dit favorable à une " société postséculière " où les tenants de la religion ne seraient plus obligés, pour avoir une chance d'être suivis, de " traduire leurs convictions dans une langue sécularisée ", où " le côté séculier aurait de la sensibilité pour la force articulatrice des langues religieuses " et où on pourrait ainsi " mettre fin à l'exclusion injuste de la religion de la sphère publique ". Habermas souhaiterait qu'on en finisse avec cette situation où " l'État libéral ne contraint que les croyants parmi ses citoyens à couper leur identité en une part publique et une part privée ". Léo Strauss, quant à lui, peut nous faire comprendre que si " la caverne, c'est le monde des opinions opposé à celui de la connaissance ", eh bien l'Europe de Maëstricht nous y renvoie, et tout au fond, dans ses anfractuosités les plus noires. Mais cela, dans leur plus grand nombre, nos contemporains ne l'ont pas encore saisi. Il leur faudra pour ce faire subir bien des tribulations. Claude Rochet souligne que Léo Strauss avait prédit les conséquences probables de l'abandon de la philosophie politique et du droit naturel au profit de l'historicisme et du relativisme dont l'européisme est le dernier avatar .

 

Bastille, République, Nation

Voilà donc identifiés le cœur du problème, la source du désordre, mais aussi, dans le même mouvement, la cure appropriée. Se préparer à comprendre l'Europe pour mieux rejeter l'ectoplasme mortifère que l'on nous en propose implique un gros travail d'intuition et de réflexion que l'ensemble des ouvrages publiés dans la collection Combats pour la liberté de l'esprit (éditions François-Xavier de Guibert) aident à entreprendre.

Parmi ces œuvres conséquentes, il y en a une qui, emplie d'esprit et d'humour, embrasse avec entrain tout le ridicule et le comi-tragique que peut comporter l'actualité politique et politicienne au quotidien. C'est celui de Pierre Lévy, Camarades citoyens ! . La direction qu'il nous indique est celle d'une rédemption, mais d'une rédemption qui ne conduira qu'à un salut partiel puisqu'elle ne pourra assurer la remise de tous les péchés de l'européisme. Cette direction, fort civilement, l'essayiste nous l'indique par cette trilogie : Bastille-République-Nation.

Bastille ? Oui, si l'on sait se convaincre que la Révolution, à l'inverse de ce qu'estimait Clemenceau, n'est pas un bloc (la césure radicale se situe en 1793) et qu'en 89, il n'y avait plus grand monde embastillé ; République ? Bien sûr, si l'on se plaît à s'en remémorer toutes les variantes et toutes les variables ; Nation ? Sans doute, si l'on ne s'en fait point une image par trop désincarnée, si l'on saisit qu'elle n'est que l'entité réceptacle des attributs de la royauté sacrée inchangés en leur nature (ce qui est, pour elle, le plus sûr garant de son pouvoir de résistance à la gangrène européenne) : " La chute de la royauté a transféré la mystique corporelle du Roi à la Nation ", en se souvenant aussi que le sentiment national serait probablement né en 1214, au retour de la bataille de Bouvines, et peut-être même avant, pendant le règne de Louis VI le Gros (1108-1137) .

Bastille-République-Nation , telle pourrait être la ligne dans l'immédiat, sur laquelle se retrouveraient voyageurs de toutes origines. Mais, à la vérité, on a compris que, dans l'optique ici esquissée, ce trajet ne serait qu'un moindre mal, le chemin ayant conduit à la mystique républicaine pouvant être parcouru à l'envers, et nous permettre de renouer avec ce qui donnera à une future configuration européenne, encore très lointaine, ses justes contours.

 

H. DE CH.