1. LA DECLARATION DE LAEKEN constate que l'Europe, cinquante ans après sa naissance, est arrivée à un nouveau carrefour. Depuis, le succès du passage à la monnaie unique a confirmé la solidité de son assise populaire.

La Déclaration rappelle que l'élargissement de l'Union à dix nouveaux États membres est à l'ordre du jour, et que l'Europe est appelée à prendre ses responsabilités dans la gouvernance de la globalisation. Elargissement et rôle accru dans le monde exigent un approfondissement des structures de l'Union. C'est la tâche de la Convention sur l'avenir de l'Europe.

La Convention aura à faire des propositions institutionnelles, pour simplifier les instruments actuellement en vigueur et pour assurer plus d'efficacité et de participation démocratique au fonctionnement institutionnel de l'Europe.

Comme elle l'a montré par l'adoption de la Charte des valeurs fondamentales à Nice en décembre 2000, texte au statut juridique encore incertain, l'Europe est capable de préciser, sans drame, les valeurs éthiques et les principes juridiques qui sont à la base de sa démocratie. Elle s'est ainsi donné un instrument d'intégration du plus haut niveau, tout à fait cohérent avec la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales de 1950. Maintenant il va falloir faire un pas de plus, qui soulève de nouvelles questions mais aussi de vieilles peurs.

 

2. Au cours du long processus de la construction de l'Europe qui va de 1946 à nos jours, la contribution de l'éthique sociale chrétienne n'a pas été absente. J'utilise à dessein l'expression consacrée " éthique sociale chrétienne " — christliche Sozialethik — bien conscient que les différentes confessions chrétiennes l'exploitent de façon différenciée. Mais les principes fondamentaux de l'éthique sociale chrétienne, qui s'inspirent de la vision biblique de l'homme et de la société, sont communs aux différentes confessions, et constituent d'ailleurs une partie de l'héritage éthique et spirituel — et même constitutionnel — de l'Europe. J'exposerai ici les vues de l'Église catholique, qui a développé depuis plus d'un siècle son éthique sociale en un corps de doctrine organique, lequel s'efforce de penser la vie en société en termes rationnels acceptables par tous, et ouvert à la discussion avec tous. La profession de la foi chrétienne n'est pas requise pour entrer dans le discours de la doctrine sociale, car la vision biblique globale qui l'inspire requiert précisément l'autonomie des choix basés sur la raison et l'expérience humaines.

 

État, nation, peuple et individus

 

3. Parmi les grands enjeux actuels de la construction institutionnelle de l'Europe se situe la question des rapports entre la souveraineté et la nation. Nous avons assisté, depuis le premier traité instituant la Communauté Economique du Charbon et de l'Acier (1949), à des transferts de souveraineté des États à la Communauté puis à l'Union. Nous restons cependant dans un schéma dans lequel l'unique détenteur de souveraineté reste l'État national. Il n'y a pas encore d'État européen. Devant le seuil qu'il faut maintenant franchir, certains souhaitent développer les institutions existantes jusqu'à former un véritable État fédéral européen, d'autres, inquiets de voir menacée leur identité nationale, préfèrent parler de communauté d'États souverains. Qu'en dit l'éthique sociale chrétienne dans sa version catholique ?

Celle-ci n'a évidemment pas à présenter un modèle unique. Sa tâche est de dégager des critères de discernement à l'heure des choix, d'éclairer les discussions en cours à l'aide des valeurs et de principes, précisés au fil de l'expérience, souvent lorsque les passions contradictoires entrent en action.

 

4. Lorsqu'on se penche en historien sur les concepts de nation et de souveraineté on gagne un recul salutaire. L'un et l'autre sont à l'échelle de l'histoire européenne d'apparition récente. Les circonstances dans lesquelles ces concepts se sont imposés sur le continent ont fortement conditionné notre histoire européenne ultérieure. La conception moderne de la souveraineté est apparue avec l'absolutisme monarchique. Avec ce néologisme abstrait dû à Jean Bodin (1576) ou avec d'autres termes, juristes et théologiens, aussi bien du côté catholique que du côté protestant, ont théorisé le pouvoir suprême dans la société comme " un et indivisible ", s'étendant à tous les domaines de la vie sociale. Les monarchies veulent exercer un contrôle social complet sur leurs sujets et ne reconnaître hors de leur territoire aucune instance qui leur soit supérieure. Avec Machiavel, le prince n'est même plus lié à des normes éthiques naturelles. Sur le territoire où il exerce sa souveraineté, l'État construit une société juridiquement complète, au-dessus de laquelle il n'existe rien.

Entre les traités de Westphalie (1648) et la création de la Société des nations (1920), la souveraineté absolutisée a changé de titulaire, mais elle est restée fondamentalement inaltérée. À la fin du XVIIIe siècle, la souveraineté passe du monarque à la nation.

 

5. Les nations sont aussi anciennes que l'humanité, à condition qu'on s'entende sur leur définition. Le fait national est une chose, l'exploitation de l'idée de nation en est une autre. Les définitions de la nation sont multiples. Aucune ne rend pleinement compte de tous les aspects du phénomène, que l'on privilégie les critères innés (comme les traits culturels ou une histoire commune) ou les critères volontaristes. C'est une certaine idée de la nation qui va jouer un rôle déterminant en Europe pendant un siècle et demi. Celle-ci est le produit du discours que les élites au pouvoir, puis l'État révolutionnaire, construisent vers la fin du XVIIIe siècle. La Révolution française superpose la nation au peuple, puis l'État à la nation. Le peuple des citoyens est censé avoir choisi de se constituer en nation pour prendre ses destinées en main. Mais la nation se présente comme l'entité souveraine par héritage historique qui préexiste au peuple. La nation veut un peuple conformé à son idée : des individus égaux en droits, sans enracinement, sans spécificité culturelle, sans appui dans des corps intermédiaires. Entre la nation, totalement prise en charge par l'État, et les individus qui la composent, désormais il n'y a rien. C'est la vision qui s'exprime dans la Déclaration des droits de l'homme de 1789. On relèvera que la philosophie des Lumières n'avait pas accordé à la nation une attention centrale. Elle raisonnait plutôt en termes de citoyen, de peuple, d'État, d'origine et de dévolution du pouvoir, de contrat social.

La nation devait être le slogan de la Révolution invitant les peuples à se soustraire à la " tyrannie ". En fait, la Révolution a exporté ses vues par la guerre et les a imposées. C'est en réaction contre l'oppression napoléonienne que la Prusse, l'Espagne, l'Italie se sont découvertes comme nations, c'est-à-dire comme volontés collectives de vivre libres. Romantisme aidant, les Européens ont partout relu leur passé en termes d'histoire nationale, allant jusqu'à se fabriquer des origines mythiques pour mieux se différencier les uns des autres. Les grands empires multinationaux sont soulevés par les revendications des nationalités, chacune aspirant à la souveraineté étatique. Au désespoir des nationalités soumises s'ajoute l'arrogance des nations prétendument homogènes, qui restent sourdes aux revendications des minorités en leur sein. Le nationalisme défensif des opprimés nourrit le nationalisme agressif des puissants en quête d'hégémonie. Ainsi le sentiment national, qui est naturel lorsqu'il est synonyme d'amour de sa patrie, a été mué presque partout en nationalisme, c'est-à-dire en absolutisation de sa propre nation, avec une connotation d'hostilité envers les autres. La transition est achevée vers 1900. Elle a été lente. Montesquieu et Goethe appréhendaient encore les hommes vivant en société à partir des États.

 

6. Tant les idéologies libérales de l'État-nation que les idéologies organicistes de la nation-Volk ont prêté leur appui au même phénomène de la domination de l'État sur les individus. Conçue comme donnée de la nature ou constituée par la libre adhésion (toujours théorique) de ses membres, la nation est pensée comme préexistant à l'individu. C'est d'elle que ce dernier reçoit son existence civique; c'est elle qui lui fournit les éléments de son humanisation. Les individus n'existent pas par eux-mêmes, mais comme des parties subordonnées à ce tout préexistant. C'est la collectivité qui confère aux individus des droits. L'absolutisation de l'État national a ouvert le chemin au totalitarisme. Même le communisme, qui devait être une internationale prolétarienne, a misé partout sur le nationalisme pour s'implanter et l'a renforcé. Les idéologies tiers-mondistes ont aussi été des idéologies nationalistes.

 

7. Il est intéressant de noter que la doctrine constitutionnelle a hésité de savoir si la source de la souveraineté se situait dans la nation ou dans le peuple. L'enjeu est important. Si c'est la nation, l'individu y est absorbé d'avance. Si c'est le peuple, les individus priment, car le peuple est l'universalité des citoyens qui forment la nation. Ainsi, la Déclaration des droits de l'homme de 1789, art. 3 énonce que " le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation " et la constitution de 1791, tit. III, art. 1 que " la souveraineté est une, indivise, inaliénable et imprescriptible. Elle appartient à la nation ", qui exerce tous les pouvoirs par délégation : sont délégués de la nation ses représentants élus et le roi. Mais à partir de 1793, on dira que la souveraineté réside dans le peuple ou dans " l'universalité des citoyens ". La plupart des constitutions modernes en Europe font aujourd'hui de même. Autrement dit, les citoyens réels formant le peuple souverain priment sur la nation, et non l'inverse. L'éthique sociale chrétienne appuie cette dernière conception.

 

 

 

Éthique sociale chrétienne et formation de l'Europe

 

8. L'éthique sociale chrétienne a eu souvent l'occasion de montrer son désaccord avec des évolutions en cours. Le débat sur la souveraineté nationale moderne est aussi vieux que le phénomène lui-même. Alors que le droit des gens naissant s'efforçait d'encadrer la souveraineté absolue des États, les grands théoriciens de l'école de Salamanque, Vitoria, Suarez et le Hollandais Grotius, rappelaient que l'humanité ne peut se morceler en entités fermées sur elles-mêmes, que des principes moraux doivent régir même les rapports entre souverains et qu'il existe un bien commun universel. Pendant tout le XIXe, le maître mot de la doctrine internationale catholique (Cf. par exemple l'œuvre de Luigi Taparelli d'Azeglio) est la solidarité entre les nations, au nom de leur appartenance à la communauté des nations, qui a ses exigences propres.

 

9. Aux Conférences de paix de La Haye en 1899 et 1907, le Saint-Siège, qui ne pouvait y participer, avait recommandé l'institution d'un " système de moyens légaux et moraux propres à déterminer, à faire prévaloir les droits de chacun ". En 1914, lorsque l'Europe se lance dans le grand affrontement des nationalités, alors que les milieux chrétiens de toutes confessions étaient largement imprégnés de nationalisme, le pape Benoît XV, a lancé des appels à la raison et à la paix. À propos de cette guerre, qu'il définit comme une " horrible boucherie qui déshonore l'Europe ", il fait deux observations, intéressantes pour notre sujet. S'agissant des nations, il remarque : " Que l'on réfléchisse bien, les nations ne meurent pas ; humiliées et opprimées, elles portent frémissantes le joug qui leur est imposé, préparant la revanche et se transmettant de génération en génération un triste héritage de haine et de vengeance... Pourquoi (nous sommes en juillet 1915 !) ne pas peser dès maintenant, avec une conscience sereine, les droits et les justes aspirations des peuples ? " Par rapport au thème de la souveraineté, il envisage dès août 1917, dans son Exhortation aux belligérants, une " future réorganisation des peuples ", en leur proposant les fondements d'un nouvel ordre international. Une nouvelle guerre doit être rendue impossible à l'avenir, notamment par la compénétration des intérêts économiques. S'agissant des frontières en Europe, " il faudra tenir compte dans la mesure du juste et du possible des aspirations des peuples en coordonnant les intérêts particuliers au bien général de la grande société humaine ".

Au moment de la signature des traités de paix, Benoît XV se réjouit que les nations jadis dominées puissent maintenant disposer d'elles-mêmes, mais regrette que les vaincus n'aient pas bénéficié des mêmes mesures. Il salue la résurrection de la Pologne, qui a résisté comme nation à ses partages successifs. Pour qu'il y ait paix à l'avenir, il faut un ordre international qui limite la souveraineté des nations agressives et protège l'existence des nations agressées. Mais il faut surtout changer les mentalités qui ont soutenu et conduit aux récents affrontements. Avec réalisme, son successeur Pie XI observe que " la paix a été consignée dans des instruments diplomatiques, mais n'a pas été gravée dans les cœurs ". Et cela pour les mêmes causes : " Cet amour de la patrie et de sa race... qui transgressant les règles de la justice et du droit, dégénère en nationalisme immodéré " (encyclique Ubi arcano, 23 décembre 1922). Ce nationalisme exacerbé, vingt ans après, a dégénéré en racisme et en totalitarisme, selon une même logique d'idolâtrie de soi, de sa race, de sa culture, de son territoire.

 

10. Au cœur du deuxième conflit mondial, Pie XII en a appelé plus d'une fois à la création d'institutions internationales autrement efficaces que celles de la défunte Société des Nations. Depuis lors, pour sa part, plus nettement que jamais, l'Église catholique encourage toute forme de coopération supranationale. Depuis l'Encyclique Pacem in terris de Jean XXIII (11 avril 1963) elle exprime même le souhait que soit constituée " une autorité publique de compétence universelle " capable de faire respecter par les nations membres les engagements souscrits par la Charte des Nations unies, pour répondre, notons-le, " aux exigences du bien commun universel ". Nous voyons exprimée là la vieille idée catholique selon laquelle le bien suprême de la paix ne peut être servi que par une autorité consentie par tous. Il suppose de la part des nations souveraines un abandon réciproque d'une part de leur souveraineté.

 

11. Depuis 1945, le paradigme du droit international a changé. Nous sommes passés du droit des gens, impuissant à réguler les ambitions antagonistes des puissances, aux droits subjectifs de la personne. L'édifice du droit, à l'échelle des États comme à l'échelle internationale, repose aujourd'hui sur les droits individuels. Jusqu'alors, l'Église catholique raisonnait avec toute la communauté internationale, en termes de droit des gens. Après la guerre, par un long processus, elle a fait sienne la mutation qui place au centre de l'ordre juridique international les droits de l'homme. L'Église catholique, bien après les Églises du Conseil mondial des Églises de Genève, a réalisé que la philosophie des droits de l'homme, fondés sur la dignité de la personne humaine, était en profonde syntonie avec la vision judéo-chrétienne de l'homme et de la vie sociale. Depuis la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948, les États, fondés sur le droit, ont été amenés à auto-limiter le domaine de leur souveraineté à l'égard de leurs propres ressortissants. Regroupés au sein d'institutions internationales et régionales, ils ont commencé à leur transférer certaines de leurs prérogatives.

 

12. Lorsque la construction européenne a été engagée en 1949, elle allait d'emblée plus loin que la simple coopération internationale ; elle se situait dès le départ dans une perspective fédéraliste. L'intuition innovante des Pères fondateurs, en créant la CECA, consistait à rendre interdépendante la vie même des nations, jusque-là élevées dans le culte de leur auto-suffisance et de leur exclusivisme. Il n'y a pas de précédent historique en Europe à la teneur à la célèbre déclaration de Robert Schuman de mai 1950.

Devant ces développements, Pie XII a précisé, dès 1948, qu'une union européenne était indispensable, et qu'elle ne devrait nullement être synonyme d'uniformisation ou de nivellement, mais qu'elle devrait se faire dans le " respect du caractère culturel de chaque peuple ".

Les institutions de la CECA balisaient la route d'une intégration européenne de type fédéral. La crise de la Communauté Européenne de défense en 1954 a fait échouer ce développement. À l'occasion de cette crise, le pape Pie XII déplorait que la " communauté supranationale " dont il rêvait, reculait devant le retour à l'État national fermé sur lui-même. Après la signature du traité de Rome en 1957, il regretta que la nouvelle Europe ne se soit pas doté d'un exécutif capable de décider selon le principe de majorité et non d'unanimité au conseil des ministres, un exécutif démocratiquement soumis au contrôle parlementaire (13 juin 1957). La structure fédérale était en effet cohérente avec une juste compréhension du bien commun. L'Église catholique s'exprimait alors pour la première et dernière fois aussi clairement en faveur d'une Europe fédérale.

 

13. Les traités de Rome, d'Amsterdam, de Maastricht et de Nice ont fait prévaloir une approche de l'Europe de type intergouvernemental. Depuis lors, les voix officielles du monde catholique se sont abstenues de se prononcer en faveur de telle ou telle configuration institutionnelle de l'Europe future. Elles ont surtout invité les Européens à reprendre conscience des racines chrétiennes communes de leur civilisation. On a même assisté depuis les années 1980 à un retour en force de la nation, envisagée comme communauté culturelle. Jean-Paul II a lancé à l'ONU en octobre 1995 l'idée d'adopter une Charte des droits des nations, appel resté pratiquement sans écho.

 

Des institutions européennes conformes au bien commun

 

14. L'éthique sociale chrétienne conçoit la société comme une formation constituée par cercles concentriques. La société se construit à partir d'une dynamique qui part de la personne humaine, seule réalité substantielle irréductible, et se poursuit dans les associations qui l'accueillent et lui permettent de vivre et de s'épanouir. C'est en fonction de la personne, " principe et fin de tout l'ordre social ", que sont formées les associations auxquelles la personne participe. Au premier cercle appartient la famille, cellule naturelle, voulue par Dieu. Au-delà, la personne appartient à des groupes sociaux et culturels, à des associations volontaires, à une entreprise...et finalement, elle appartient à une cité, une nation. Cette nation peut être celle de sa naissance ou de son choix. L'État est la forme juridique des nations historiquement formées. Le renversement opéré par la philosophie des droits de l'homme est que l'État est fait pour le citoyen et non l'inverse. Cette nouvelle perspective, à laquelle souscrit l'éthique sociale chrétienne, a définitivement condamné l'idéologie selon laquelle les citoyens reçoivent leur existence et leurs droits de la nation à laquelle ils appartiennent.

 

15. La question qui se pose est de savoir si la nation est l'ultime cercle d'appartenance de l'être humain. La réponse est clairement non. L'éthique chrétienne répond résolument : l'homme appartient à l'humanité. Le premier principe de l'éthique sociale est l'unité du genre humain. Les êtres humains naissent égaux en dignité par le fait d'être membres de l'espèce humaine, non parce qu'ils sont membres de telle ou telle nation. L'être humain a une valeur qui est antérieure à toutes les associations qui vont l'accueillir et le former. Ce n'est pas la cité qui fait les hommes, ce sont les hommes qui font la cité, disait déjà Thucydide au Ve siècle avant J.-C. Les communautés particulières dans lesquelles se développe l'être humain sont des médiations de l'universel, des centres de réalisation concrète de l'humanité de l'homme. Ainsi chaque nation, comme communauté historique de valeurs partagées, est-elle une incarnation de l'universel, appelée à s'ouvrir sur d'autres interprétations de l'universel.

Le principe biblique de l'unité fondamentale du genre humain a été redécouvert implicitement dans l'histoire européenne chaque fois que les dérives du nationalisme et du racisme ont amené à des impasses tragiques. Ce principe condamne radicalement toute théorie et pratique de discrimination fondée sur la nation, la race, la religion, la culture. Il y a consensus en Europe sur ces points. Il n'en est que plus urgent d'éduquer les jeunes Européens au respect de leurs différences, à l'égale dignité de chaque nation, dont aucune n'a vocation de dominer les autres. La construction européenne, quelle que soit sa forme, n'est pensable que dans le respect de la part d'identité que chacun tire de sa propre appartenance nationale.

 

16. D'après l'éthique chrétienne, l'objet de tout pouvoir public est la réalisation d'un bien commun. Le terme n'est plus guère utilisé en philosophie sociale. Dans le discours social catholique, le pouvoir est toujours envisagé comme un instrument pour servir le bien commun. Or le bien commun est l'ensemble des conditions qui permettent à une communauté humaine, et en dernier ressort à la personne humaine, d'atteindre son plein développement. Il n'est ni statique ni immuable ; il est évalué en fonction des besoins et des attentes réelles des personnes et des communautés. En théorie, on a longtemps considéré que l'État national était le dernier niveau de prise en charge du bien commun. L'économie politique était aussi théorisée dans le cadre de l'État national. Cette perspective n'est plus possible en Europe. Depuis cinquante ans, les économies, la monnaie sont intégrées, et la planète entière est en processus de globalisation.

 

17. L'éthique chrétienne dit qu'il y a un bien commun à identifier aussi loin que s'étendent les besoins humains réels. Dans la mesure où nos intérêts vitaux sont des enjeux communs, que les valeurs et les procédures démocratiques que nous mettons en œuvre nous sont communes, il est clair que pouvons identifier un bien commun européen. Les domaines qui constituent le bien commun européen sont désignés dans les traités: la paix, la politique extérieure et de défense, l'harmonisation des politiques économiques, la coopération en matière de justice pénale et d'investigations policières, la politique sociale, l'emploi, l'environnement, la maîtrise des flux migratoires. Une des thèses en présence estime que nous pouvons atteindre ce bien commun par la simple coopération inter-étatique, c'est-à-dire par le principe de l'unanimité dans les décisions de l'Union. Mais selon cette option, c'est aux États, non à l'universalité des citoyens concernés, qu'il revient de prendre les décisions.

Dans la mesure où un bien commun précis n'est réalisable que dans l'espace européen, au bénéfice de tous les citoyens européens, il est naturel qu'un pouvoir de décision, contrôlé par des institutions démocratiques, soit institué au niveau où ce bien commun est pris en compte. Si l'exercice de la souveraineté doit accompagner l'extension du bien commun, il doit procéder de l'universalité des citoyens concernés. C'est sans doute un enjeu de la démocratie que les questions d'intérêt commun soient décidées par l'ensemble des citoyens européens à travers leurs représentants au Parlement européen.

 

18. Le bien commun doit être pris en charge aux différents niveaux de gouvernement où il est explicité. Dans ses traités, l'Europe parle des niveaux d'administration local, régional, national, européen. Pour que le bien commun ne devienne pas un prétexte à une domination du sommet sur les autres niveaux d'organisation de la vie publique, il faut recourir au principe qui seul permet une articulation harmonieuse des diverses compétences, le principe de subsidiarité. Le traité de Maastricht a fait entrer dans le vocabulaire juridique européen cette notion déjà élaborée dans l'encyclique Rerum novarum (1891) de Léon XIII et explicitement mentionnée dans Quadragesimo anno (1931) de Pie XI. Le principe de subsidiarité est un principe universel de l'organisation des pouvoirs publics. Ce principe fécond n'a pas toujours été compris. En s'appuyant sur l'expérience des communautés les plus diverses et l'aspiration générale des hommes à plus de participation à la gestion des affaires qui les concernent, ce principe préconise qu'il ne faut pas retirer aux niveaux d'organisation inférieurs les fonctions qu'ils peuvent remplir par eux-mêmes, et que les instances de décisions supérieures ne doivent y intervenir qu'à titre supplétif, uniquement si les instances inférieures ne sont plus en mesure de s'acquitter de leurs propres responsabilités. Ce principe est la quintessence de la démocratie participative. Il appelle à l'existence les corps intermédiaires et leur environnement, la société civile. Selon le principe de subsidiarité, la structure du pouvoir va du bas vers le haut. Le sommet exerce la régulation de l'ensemble et ne confisque pas les questions qui sont mieux traitées à des niveaux inférieurs. Le principe de subsidiarité condamne la centralisation bureaucratique et l'étouffement des initiatives régionales et locales. Appliqué à l'Union européenne, il doit fonctionner comme un garant de la spécificité des nations, et non comme une menace pour leur survie.

 

19. L'éthique sociale chrétienne, sous l'angle d'approche catholique, contient tous les éléments dont peut se prévaloir la thèse fédéraliste. En effet, la perspective d'un État fédéral européen, aux compétences strictement délimitées par une constitution, permettrait le plein déploiement du principe de subsidiarité. Il faudra à cet État fédéral faire la preuve qu'il est subsidiaire par rapport aux États-nations et aux pouvoirs régionaux et locaux, puisqu'il sera institué non pour les absorber, mais les consolider dans l'exercice des responsabilités de gouvernements qu'ils sont réellement à même d'assumer. Le principe de subsidiarité corrobore celui de bien commun européen. C'est seulement lorsque les nations ne peuvent procurer à leurs citoyens les biens que nous avons rappelés : la défense, la diplomatie, la politique économique, que l'Europe doit intervenir.

 

20. L'éthique sociale chrétienne écarte comme inadéquats les modèles de gouvernement centralisateurs qui étouffent les identités locales et régionales, qui se servent du concept de nation pour niveler, extirper les richesses culturelles et les arts de vivre régionaux. Elle rejette toute idolâtrie du soi national, qui conduit à l'exclusion des autres. Le maître mot est l'ouverture et la libération des différences créatrices. Celles-ci existent dans le peuple qui est, dans sa définition politique universelle, l'assemblée des citoyens, source de la souveraineté. Les peuples ne sont pas constitués en nations fermées sur tout devenir ultérieur. Ils se développent par des échanges constants avec les autres, et par là se transforment. Les citoyens européens qui s'associent pour poursuivre ensemble des objectifs communs forment le peuple souverain de l'Europe. Il est naturel que de ce peuple procède un jour un État capable de prendre en charge les aspirations et les besoins que ces mêmes citoyens ne peuvent plus assurer au moyen de leur État national.

 

21. En conclusion, je mentionnerai encore un dernier principe de l'éthique sociale chrétienne, puisé dans les archétypes de la pensée biblique. Ce principe s'avère juste à l'intuition, mais il est plus difficile à fonder en raison. L'éthique chrétienne n'est jamais socialement aussi féconde que lorsqu'elle invite à donner corps à des utopies généreuses. Ce principe est celui de la destination universelle des biens de la terre, étroitement lié au principe de l'unité du genre humain.

Les nations qui se partagent la terre ne sont pas les propriétaires ni les maîtres absolus des ressources qui s'y trouvent. Elles ont un devoir de gérance, de mise en valeur, de responsabilité par rapport aux générations futures. Elles s'enrichissent mutuellement des œuvres culturelles des unes et des autres. L'Europe est un paysage cultivé par l'homme depuis des millénaires, irrigué de formes de civilisation sublimes et complémentaires. L'Europe est une culture pour le monde, une approche de l'universel et une invitation au partage de ses découvertes et de ses expériences. On peut souhaiter que l'Europe ne devienne en aucun cas une sorte super État continental fermé sur ses intérêts égoïstes. On peut être assuré que l'Europe inventera des solutions institutionnelles originales. Si elle abandonne définitivement le mythe de la souveraineté nationale absolue, elle pourra aussi servir de repère à un monde qui reste encore enfermé, en beaucoup d'endroits, dans la dialectique sans issue de l'affrontement des nationalismes.

 

+ R. M.